Erik N / Le Danseur. Partie 3. Erik et Kyra Nijinsky. L'ombre du père.
-On part maintenant ?
-Non, c’est trop tôt.
-Où est-ce ?
-Muhloland Drive. Un bel endroit.
Elle sourit. Ils s’assirent sur la petite terrasse.
-Vous avez un beau prénom !
Elle eut un sourire un peu triste :
-Kyra est un prénom qui provient du grec Kurios ; cela signifie « Seigneur « et « Maître ». En le choisissant, mon père a voulu pour que je sois énergique et franche d’un côté et froide et agressive de l’autre. Et c’est vrai que je suis autoritaire et dominante. Je peux être très double aussi. On m’a dit que mon manque de manque de confiance en moi m’amenait à compenser cette fragilité par des mouvements d'orgueil ; et on m’a dit aussi qu’il me faudrait faire avec mon côté « garçon manqué ». Bah, j’en ai tant entendu ! Mais il y a une part de vérité là-dedans ! Je n’ai jamais été facile à vivre...
Erik préféra rester silencieux : il était ému. Elle reprit :
-Ce n’est pas comme ma sœur ! Tamara est un prénom hébreu qui est très courant en Russie. Les « Tamara » apportent la bonté, la paix et la justice. Vous voyez, deux filles et deux prénoms si révélateurs ? Mes parents savaient-ils ce qu’ils faisaient ? A entendre ma mère, non ! Moi, Kyra, j’étais une guerrière ! Malgré une vie mondaine et valorisante, j’ai choisi d’imiter mon père en tout, voulant sans doute lui obéir...Ma sœur, qui a fait d’autres choix, a eu une vie plus paisible. Bon, mais qu’en pensez-vous ?
-C’est une question insoluble, mademoiselle Nijinsky.
-Pourquoi ?
-Je ne connais quasiment pas ?
-Votre mère ne s’est-elle pas inquiétée quand elle vous a choisi un prénom ?
-Si, mon père aussi. Mais c’est différent…
Elle l’observa puis prit un air ingénu :
-Quel beau jeune homme vous faites ! J’aimerais être de votre âge. Je tomberais amoureuse…Bon mais lisez-vous-en ce moment ?
-Le Journal de votre père : je le lis et le relis.
Elle fronça les sourcils :
-A la demande des médecins suisses, mon père a rédigé un journal de janvier à mars 1919. Il y a consigné ses pensées. Vous savez, ce texte l'a authentifié comme authentiquement « fou » ! Il existe pourtant une « culture » de la maladie psychique mais voyez-vous, on ne citera pas Hölderlin, Schumann, Nietzsche, Van Gogh et Artaud. Eux-aussi souffraient de troubles violents mais on cite mon père à cause de son Journal ! Vous comprenez ?
-Oui, je comprends.
-Je ne pense pas ! Le Journal tel qu'il vous est présenté en librairie à l'heure actuelle n'est pas le bon. Il a été expurgé. A mon avis, il en manque un tiers. C’est à ma mère qu’on doit cela ! Tout ce qui touche à la sexualité de mon père a été modifié ou supprimé, pour ne citer que cet aspect et vous comprendrez que je puisse trouver cela extrêmement gênant. Mon père a réellement été attiré par Diaghilev, avec tout ce que cela implique mais elle a fait en sorte qu'il le présente comme un monstre. En outre, Vaslav était certainement fragile mais il avait une culture personnelle importante. Il avait lu Pouchkine, Gogol, Tolstoï, Dostoïevski. Il pensait que ce qu'il lisait devait influer sur sa vie et sur son travail. La version actuelle de son journal ne lui rend pas justice sur ce point. Ce pauvre être sans défense tombé dans la folie !