Erik N / Le Danseur. Partie 3. Kyra et le danseur Erik.
Elle posa sur lui ses yeux verts :
-En ce cas, je vais être franche. J'ai vu des vidéos du « Spectre de la rose » tel que vous l’avez dansé. Je mentirais en vous disant que j'ai tout aimé.
Il lui front avec vaillance :
-Que dois-je faire ?
-Répétez de nouveau et vous comprendrez. Toutefois, je vais écrire ce qui me semble juste. Vous leur expliquerez. Ils n'oseront tout de même pas me mécontenter !
-Non, je ne pense pas.
Les yeux brillants, il poursuivit :
-Bien. Pourquoi ne dites-vous rien de « Jeux » ?
-Ce que vous faites est très bien. Là, je n'ai rien à dire. Et puis, je sais que vous avez insisté pour que ce ballet soit présenté à New-York et je vous en sais gré. Je vous suis reconnaissante pour votre détermination.
-Je suis mécontent de moi sur les deux ballets que j'ai interprétés à New- York.
Elle était rusée et faisait attendre :
-Vous avez tort. Vous êtes très bien formé et votre technique est excellente. Vous êtes très expressif et vous sautez merveilleusement. Vous avez un don. C'est évident. Ils le savent à New York : vous êtes programmé, la salle est comble. Ils ne sont pas pressés de vous laisser partir. Je me trompe ?
-Non.
-Ils vous ovationnent. Ils se lèvent pour vous.
-Oui.
-Vous faites plus que les éblouir : vous les atteignez.
-Oui.
-Il ne faut pas confondre votre amour pour la danse et votre grâce infinie avec les errances dans lesquelles on peut vous entraîner. A votre égard, je ne parlerais pas de « talent ». Irina n'aurait pas pris la peine de vous consacrer tant de temps s'il avait été question de « talent ». Vous avez réussi à imposer « Jeux » au Ballet de New York qui n'en voulait pas. Vous êtes au centre du film. Parlez-leur et vous verrez ce que vous obtiendrez.
Il hocha la tête et la vit se lever. Elle réalisait soudain qu'elle ne lui avait rien proposé à boire ni à manger et s'affairait, lui apportant du café et des sandwiches. Elle ne mangeait rien elle-même et allait et venait, un peu lourdement dans le salon tandis qu'il l'observait. Puis, quand il eut fini, elle débarrassa, partit chercher des documents dans une pièce et revint vers lui. Elle lui tendit une photo :
-Tenez.
C'était son père dans un costume oriental raffiné. Allongé, il posait dans une pose alambiquée : les mains sur le sol, le dos tendu et une jambe passant par-dessus l'autre. Son long et étrange visage fardé était surmonté d'une petite calotte orientale ornée de rubans. Erik le reconnaissait : c’était l’envoutant danseur des Danses siamoises. La photo datait de 1910. Ce qui frappait évidemment, c'était la force physique du danseur et l'expression résolument séductrice du regard. Viril et féminin, masculin et efféminé. Russe et oriental. Terriblement exotique pour l’Europe. On avait parlé ainsi de Nijinsky mais qu’avait- on dit ? Qu’il était un jeune prince, un jeune dieu ? Il l’était oui, dans un costume orné de pierreries que n’aurait désavoué aucun prince indien musulman ou hindouiste. Baskt avait dû le créer pour lui, comme il l’avait fait pour d’autres danseurs des Ballets russes et tout était luxueux et coloré. Mais il y avait un décalage : ce costume princier, ce visage changé en masque et ce regard aussi brûlant qu’inquiet…
Il fut silencieux un long moment, la photo dans les mains puis il redressa la tête et il eut un mouvement pour mettre ses cheveux en arrière qui la laissa surprise et presque rieuse. Elle voulait de lui quelque chose qui était dans la photo, il le sentait bien mais c'était à venir car ils se verraient à Los Angeles. Ses grands yeux verts étaient centrés sur lui :
-Certainement un bon" Spectre de la Rose" et un bon" Faune". Il faudra voir ! Pour "Jeux", je sais.
Mais elle le dit en russe et ne traduisit pas. Il voulait parler des merveilleux costumes des Ballets russes, des décors sur lesquels elle savait tout et de ce que son père avait tenté de dire mais elle l'interrompit :
-Je vous laisse ce carnet. Vous le regarderez. Les textes sont quelquefois en russe. Faites-les traduire. Les autres sont en anglais.
-C'est un prêt très précieux. Toutefois, nous n'avons pas parlé des textes du Journal qui ont été choisis pour le film et des textes qui sont des montages.
-Non, mais vous saurez faire.
L'un et l'autre étaient las maintenant. Très ému et très déférent, il lui prit une main et l'embrassa. Elle le salua et le raccompagna à la porte mais comme il se retournait pour lui sourire, elle sembla se replier sur elle-même. Certainement, elle viendrait. Elle lui avait donné son accord. Cependant, il le comprit, ce serait difficile. Elle ne voulait pas un danseur si impeccable soit-il ; elle voulait son père. Elle voulait Nijinsky. Elle serait impérieuse et toujours en désaccord.
Il commença à rouler en tentant de s'apaiser mais le doute l'assaillit. Qui regarderait vraiment une personne telle que Kyra Nijinsky ? Qui se préoccuperait de ses intentions profondes ? On attendait qu'elle soit une bonne caution comme on attendait de lui qu'il soit le beau danseur danois qu'on applaudissait à New-York et qui, malgré son succès et son charisme, décidait de faire un film difficile. Ils n'étaient pas là pour changer leur vision. Mais il y avait cette photo extraordinaire, il y avait ce carnet, il y avait cette femme aux yeux verts et cette photo du danseur. Il ne lui restait qu'une seule chose à faire : suivre à la lettre ce qu'elle lui avait dit et ne pas la décevoir...
Il téléphona à Mills que tout allait bien mais qu'il ne rentrerait pas tout de suite. Il devait faire une pause, réfléchir. Il chercha un joli hôtel en bord de mer. Le Pacifique ! Il était encore assez tôt pour acheter un maillot de bain. L'été brillait. Il s'enfonça dans les vagues et nagea longtemps. Puis il dîna et but du vin blanc. Il respirait calmement et restait en silence.
A Christopher, un peu inquiet, qu’il rappela, il dit :
-C'était incroyable mais il faut que je sois seul, un peu.
-Tout va bien, tu es sûr ?
-Oui, je t'assure. J’ai juste besoin de réfléchir.
Ereinté et confus, il tomba dans un sommeil turbulent. Au matin, il était toujours aussi tendu de nouveau puis il décida de ne plus l'être et s'étira.