Erik N / Le Danseur. Partie 3. Nijinsky; Folie. Journal.
-Mademoiselle…
-Kyra !
-Entendu ! Kyra, je ne dispose que d’une unique version. Même dans celle-ci, votre père veut de toute façon montrer qu'il n'est pas « fou ». N'est-ce pas ?
-Oui. Vous savez, mon père n'a pas vu ce texte comme la dernière chance qui lui était donnée de montrer qu'il n'était pas malade. Il l'a vu comme une possibilité de démontrer qu'il était passé à un autre plan, une autre dimension. Il avait joint son âme à Dieu. A ma mère, d'ailleurs, il dit : « tu sais, c'est mon mariage avec Dieu ». Il disait que le peuple devait non pas « penser » mais « ressentir ». Quand on n'était plus dans le sentiment, la sensation mais seulement dans la pensée, on allait vers la guerre. Quand il disait cela, il se heurtait bien sûr à ma mère ! Elle essayait de le comprendre à travers son intellect et il demandait à être compris d'après ses ressentis ! Beaucoup ont ri que Nijinsky ait fait des classements parmi les hommes politiques ; il a dit que David Lloyd George, le premier ministre britannique ne se servait que son intellect alors que Woodrow Wilson qui était pacifiste était en relation avec ses ressentis. Mon père avait lu Tolstoï dont on a peine aujourd'hui à mesurer l'influence ! Il était sûr de ce qu'il écrivait. Vous savez, il n'avait pas l'intention de gagner de l'argent avec son journal : une fois publié, il l'aurait distribué à qui voulait le lire. Il voulait qu'on le connaisse comme un pacifiste ! Il n'aimait pas l'idée que son texte soit imprimé, il aurait voulu des fac-similés car, selon lui, on était bien plus près d'un écrit vivant que de sa reproduction. Il pensait vraiment qu'on le comprendrait. Cette humanité en deux catégories : ceux qui pensaient et ceux qui ressentaient. Souvent, il citait Lloyd Georges et Diaghilev. Il disait : « ce sont des aigles. Ils permettent aux petits oiseaux de continuer de vivre ! »
-Donc selon vous, sur ce conflit mondial, il avait des vues justes ?
-Il démontrait son pacifisme et son amour de l'humanité. On oublie aujourd'hui qu'il s'inscrivait dans un courant de pensées, que des intellectuels et des artistes pensaient comme lui. On ne voit que l'incohérence de certaines pages...
-Il a aussi dessiné la guerre…
-On ne sait pas généralement qu'à Saint-Pétersbourg, mon père avait étudié le dessin. Léon Bakst le lui a enseigné. Et savez-vous qui étudiait en même temps que lui ? Marc Chagall ! Celui-ci a dit bien avant que mon père ne tombe malade qu'il dessinait comme un enfant. Vous savez : ces grands yeux bicolores, ces cercles... Vous savez que certains collectionneurs les recherchent avec avidité maintenant ? C'est risible, n'est-ce pas ! Il était terrifié par la guerre, c'était pour lui le passage d'un monde joyeux, celui qu'il avait connu, à un autre si monstrueux et tourmenté... Ce n'était pas un peintre. Il « voulait » dire.
-Alors, il a voulu dire Diaghilev.
-Ah Diaghilev ! L’imprésario russe, Fokine, Massine, Lifar, les danseuses, les musiciens...Et mon père ! Nous ne sortirons jamais si je poursuis sur le sujet ! Et vous m’avez annoncé un bon restaurant !
Il se mit à rire et elle rit elle-aussi.
-Nous partons ?
C’était encore tôt mais il craignait qu’elle ne fâche ; il avait récupéré une voiture, mieux valait faire un tour de ville. Ils quittèrent l’hôtel et commencèrent à rouler. Il y avait beaucoup de monde. Mobilisant ses connaissances, Erik réussit à la conduire çà et là, lui montrant quelques lieux que les touristes adoraient. Elle parut adorer d’abord puis, retrouvant ses idées noires, elle se mit de nouveau à raconter.
-Ma mère a, selon elle, épousé un homme sain mais ses plans ont été déjoués ! Elle a fini par comprendre que son amour et son dévouement ne serviraient à rien si elle ne faisait pas aider. Mon père a alors été envoyé au sanatorium de Bellevue à Kreuzlingen. C'était un établissement dont la publicité était basée sur le confort et le caractère humain. Ludwig Binswanger l'a pris en charge. Il était l'un des théoriciens de la thérapie existentielle. Ne me demandez pas d'expliquer en quoi cela consiste, non que je ne le sache pas mais je ne le veux pas ! Mon père avait des hallucinations. Il s'arrachait les cheveux. Il attaquait ses gardiens et affirmait que ses membres inférieurs ne lui appartenaient plus. J'étais petite, c'est vrai mais je me suis sans cesse demandé si cet état dans lequel je l'ai vu était dû à sa maladie ou aux traitements qu'on lui imposait. Quelquefois, il était lucide. Il disait : « Mais pourquoi m’enferme-ton ? Pourquoi les fenêtres sont-elles condamnées ? Pourquoi ne puis-je aller à Zurich ? Je dois trouver un éditeur ! Et on ne me laisse jamais seul ! Pourquoi ? » Les docteurs établissaient leurs diagnostics à partir des pages de son journal... Vous entendez ! Vous entendez cela !
Erik faisait tout pour garder son calme.
-Oui, Kyra.
-Ma mère a donné le Journal de mon père à des médecins ! Elle a fait ça à cet homme bon qui abordait les gens dans la rue et leur disait d'aller à l'église ! Bien sûr, elle voulait qu'il danse encore ! Mais quelle sotte ! Mais quelle sotte ! Elle a organisé un spectacle pour, j'imagine, qu'il aille mieux. C'était la guerre. Il avait sur celle-ci les idées que je vous ai données ! Il s'est assis en face du public. Il a regardé les spectateurs pendant une demi-heure. Puis il a exécuté un solo. Il avait, avec des étoffes, formé une grande croix sur le sol. C'était une danse magnifique et triste. Le spectacle n'a pas plu et naturellement, ma mère et les médecins ont jugé que décidément son état empirait !