Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Les mots de Nijinsky. L'âme d'un danseur.

 

9. A sept ans, j'étais avec mes parents à Vilnius. Ils voulaient que je fasse mes débuts de danseurs et je les ai faits. C'était dans un cirque. Je jouais un petit ramoneur qui observait une cheminée en flamme, entrait dans une maison et sauvait un petit cochon, un lapin et un singe avant de mettre le feu à mon tour. Eléonora ma mère adorée applaudissait beaucoup et Thomas, mon père, était content. Ils avaient une vie de danseurs itinérants mais elle leur plaisait. Je ne sais pas quand elle a su qu'il avait une maîtresse. Elle a dû se disputer avec lui et il est resté avec nous, comme s'il avait choisi de le faire ; mais après, il nous a laissés. Sa maîtresse était enceinte.

 

10. A Saint-Pétersbourg, j'étais petit, j'avais neuf ans la première année. Je pleurais souvent. Ils avaient tellement voulu que j'intègre cette école, mon père, ma mère.  Enfin, il restait ma mère. Après, il y avait Bronislava ; ça faisait deux danseurs. Mon frère était malade. Je me souciais de ma mère qui mangeait si peu, certains jours rien. Au début, j'avais de grosses larmes mais ils se déchaînaient tellement. C'était une raison de ne plus le faire ! Je ne pleurais plus devant eux mais en cachette ; mais ils ne m'aimaient pas quand même.

 

11. Nicolas Legat. Il me parlait fermement mais gentiment. A l'école, ils m'avaient battu, mis à part, mais je les battais tous maintenant : dons exceptionnels ! Il les avait devinés, développés et confirmés. Tous ces gens-là devenus polis, déférents...Monsieur Legat...

 

12. J'ai lu qu'à dix-huit ans, lors de sa première saison dans le Ballet impérial, je me serais arrêté de danser une nuit au milieu de l'acte I du Lac des cygnes et me serais ostensiblement caressé devant la fosse d'orchestre tandis que les musiciens jouaient encore. Pourquoi ? Pourquoi a-t’on écrit cela ? Je me serais littéralement masturbé en public ? Et on a dit pareil pour le Faune !  Non.

 

13. Serge était imperméable à certaines critiques. Il n'était nullement dérangé de dire qu'il vivait avec moi. Souvent, ça ne me troublait pas non plus. Mon nom était entouré d'un parfum de scandale et de toute façon, les rôles qu'au début, Fokine avait créé pour moi étaient ambivalents, très franchement sexuels. Quand j'étais l'esclave doré dans Shéhérazade, j'apparaissais le corps peint et couvert de perles. On disait, dans certains journaux, que j'étais une image de perversité : exotique, androgyne, violente, soumise. Le scandale allait très bien à Serge, à croire qu'il était né avec ! J'avais horreur qu'on dise que la première fois que je l'avais rencontré, il m'avait mis dans son lit ! C'était moi qui lui avais fait l’amour ! En fait, je m'étais jeté sur lui. On parlait trop depuis quelques heures. Et il était ma chance, non ?

 

14.Serge m'avait totalement fasciné, au début. Sa culture étourdissante, son énergie, le nombre incalculable de ses relations. C'était un grand seigneur. Il avait des idées sur moi : il voulait que je prenne la tête des Ballets Russes. Les ballets dans lesquels j'étais apparu avaient eu tant de succès ! Il fallait travailler dur mais je travaillais déjà tellement ! Quelquefois, je perdais le sommeil, j'étais fiévreux. Les ballets, les chorégraphies, les tournées. Quel Dieu ! Tu es Dieu. Serge se mettait en colère. Il disait que ce devait être moi qui devais faire cela. Moi ! Dieu-Moi. Après, j'étais en litige avec Serge. Lui non plus finalement n'aimait pas tant que cela Le Sacre. Et bien sûr, il y avait d'autres raisons. Massine a tout pris. Mes rôles. Mon travail. Il attendait tellement cela !  Quel Dieu ? Tu es Dieu ?

 

15.Quand j'avais douze ans, je suis tombé. Je suis resté dans le coma plusieurs jours ; ça me faisait peur après. C'était comme la mort. Ma mère qui ne s'alimentait plus après le décès de mon père, c'était aussi comme la mort. Mais je suis resté vivant, pas elle.

 

16 Les Sylphides, Shéhérazade, Le Spectre de la Rose, Petrouchka : je suis devenu une star internationale. De grands écrivains se penchaient sur mon cas. Ils disaient que j'étais aussi un extraordinaire comédien ! Évidemment, pas très classique. Ils me trouvaient fascinants. Diaghilev me traitait comme un enfant. Je lui paraissais souvent ennuyeux. Il me fallait aller sur scène. Et là, ses regards...

 

17. Debussy n'aimait pas Jeux.  On lui avait commandé une musique dont on ne faisait rien et ça l'agaçait. S'il avait connu les idées de Diaghilev là-dessus, il aurait haï l'ensemble. Il y avait un parc, un court de tennis et des danseurs. A l'origine, il s'agissait d'une rencontre homosexuelle, entre trois hommes. C'était un scénario que personne n'aurait reçu et j'ai dû le transformer. C'est devenu un garçon et deux filles. Je voulais tout de même, à un moment, danser le ballet sur pointes avec des chaussons de danseuse mais c'était encore trop audacieux. J'aimais ce ballet mais n'ai pu faire comme je voulais. Souvent, j’imaginais Debussy déjeunant avec Serge et moi avec son air plein de réserve. Très grand seigneur, il l'aurait mis en toute simplicité dans la confidence. Debussy et la turpitude...Rien que d'y penser...Ah[FRANCE -1]  ah ah !

 

18. Je l'aimais sincèrement. Il m'a dit que l'amour des femmes était terrible. Sur le moment, je n'ai pas compris. L'amour que j'aurais porté aux femmes ? Celui qu'elles m'auraient porté ? Il parlait du désir, de celui que j'avais pour elles. Il disait : ah mais non, c'est dégradant. Je l'ai cru.


19. Une fois, je lui ai demandé pourquoi il portait un monocle. Il m'a répondu qu'il avait un œil plus faible que l'autre et qu'il fallait corriger ce défaut. Et puis il a ri violemment. J'ai compris qu'il me mentait. Mais il me mentait pourquoi ? J'étais mal à l'aise. Après, il a dit qu'il adorait qu'on parle de lui et que son monocle pouvait être un sujet de conversation. Je n'ai rien dit.

 

20.1916. États-Unis. Diaghilev m'a fait confiance de nouveau après une brouille sévère qui l'a déchiré lui comme moi. Je me suis produit à l'opéra de New York et dans d'autres villes. Il y a eu des moments extraordinaires. En Californie, Chaplin est venu me voir dans ma loge. Je parlais avec lui et ça ne cessait pas. Serge est venu plusieurs fois me dire d'entrer en scène car le public devenait fou ! Mais moi, ça m'a fait rire. Chaplin avait l'air surpris. J'ai continué de lui parler. Je lui ai dit « oh, vous savez, ils peuvent attendre ! » Aussi, je l'ai rejoint sur un tournage ; Il était très admiratif. Je lui ai dit qu'à sa manière, il était aussi un grand danseur. J'ai parlé aussi et longtemps avec des étudiants américains.

 

21. 1917 : il a fallu retourner en Amérique du nord. Serge n'est pas venu. Il cherchait des engagements. C'était une période difficile. Je me suis lancé dans une tournée harassante de quatre mois. Cinquante-deux villes. Il y avait plus de cent danseurs et musiciens. Je ne nie pas que tout se soit mal passé. Mais, c'était très difficile : je devais m'occuper de toute la partie administrative et je le faisais bien que n'ayant aucune formation. Je lisais Tolstoï depuis longtemps et je suis vraiment son adepte maintenant. En fait, il me plairait d'être un moine. Je prône la non-violence, la chasteté dans le couple et je suis végétarien ! Je pense que mes convictions sont belles. Je bénis mes danseurs. Je mets dans les rôles titres des interprètes peu connus et c'est vrai, j'oublie de dire quelquefois, que ce n'est pas moi qui danse ! De toute façon, je veux que Romola et moi quittions tout cela ! Je fais ce qui est le mieux. Je suis pacifiste. On me dit pourtant que beaucoup sont mécontents et que financièrement, cette tournée est un désastre. Serge dit qu'il est content : je danse encore pour les Ballets russes. Plusieurs mois. J'ai pourtant voulu m'en défaire. Il a de bons danseurs, il a Massine, non ? Mais lui considérait que le moindre échange écrit prenait valeur de contrat. Je ne voulais pas aller en Amérique du sud mais en Espagne, il m'a fait arrêter avec Romola et donc j'ai encore fait cette tournée-là. Je me souviens du 30 septembre 1917. C'était lors d’un gala de la Croix-Rouge où je me produisais, à Montevideo. C'est vrai, ce n'était pas bien, j'ai fait beaucoup attendre. Je ne pouvais pas faire autrement. Tout le monde était mécontent mais je ne me sentais pas prêt ! A minuit, je suis monté sur scène. J'ai dansé sur des nocturnes de Chopin ; je me sentais en forme et je dansais, je dansais ! C'était très bien, je pense ; Toutefois, j'ai entendu Arthur Rubinstein pleurer. Le ballet était fini. Je ne comprenais pas. Je lui ai demandé pourquoi il avait du chagrin : un si grand interprète et un homme si humble. Les larmes coulaient sur son visage. Je l'aimais car j'aime tous les hommes et je voulais le bénir ! Il a fini par me dire que ce que j'avais dansé était plus triste encore que la mort de Petrouchka. Non, ce n'était pas triste ! J'ai froncé les sourcils. J'avais vingt-huit ans.

Commentaires
Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
Archives
Derniers commentaires