Erik N / Le Danseur. Partie 1. Erik, quatorze ans, et Irina Nieminen.
Mais en ce matin d'automne, Erik n'était qu'un adolescent de quatorze ans qu'elle rencontra avec sa mère. De manière surprenante, Irina habitait Frederisberg que les Anderson avaient quitté pour le plus central quartier de Vesterbro quelques années auparavant. Le quartier se transformait, devenait beaucoup plus chic, évoquant une sorte de Versailles danois. Irina avait un petit appartement près du grand jardin de Frederiksberg Have, ce qui signifiait qu'elle vivait près du château et du zoo. Erik avait oublié ou méconnu la prestance des lieux mais la découpure du château était imposante, les longues rues bien éclairées étaient altières, les boutiques qui s'y étaient ouvertes, bien achalandées et élégantes et le jardin fantomatique en hiver était magnifique à la belle saison. La première fois qu'Erik se présenta, Irina les accueillit avec distance. Ils ne pouvaient savoir qu'elle éconduisait souvent ceux qui lui étaient adressées et quand ils le surent, ils ne purent mettre son acceptation que sur le compte de leur bonne fortune. Claire disposait d'une lettre d'introduction de la main d'Hannah et Irina la parcourut sans sourciller. Elle offrit du thé et des pâtisseries à ses invités et observa attentivement Erik. Celui-ci, d'abord silencieux, se leva et posa des questions : pourquoi ces cadres, pourquoi toutes ces photos de danseur et pourquoi tous ces livres ? Il était surprenant qu'il se comportât ainsi car sa nature était réservée. Mais là, roide et observateur, il questionnait.
-Je voudrais savoir qui sont ces gens, madame.
-Là, c’est Oudeltsova, une ancienne danseuse des Ballets russes. Elle a donné des cours de danse privés à Noureev. Là, c'est Elena Konstantinovka Vaïtovitch, maîtresse du ballet à l'Opéra d'Oufa : elle a également enseigné à Noureev. Ici, c'est le directeur de l'opéra d'Oufa ; là, celui de l'école de danse Vaganova de Léningrad. Leningrad ? Saint-Pétersbourg ? Vous faites le lien ? Et là, c'est l'actuel directeur du Bolchoï. Vous voyez ici des danseurs du Kirov, d'autres du Bolchoï et ceux-ci travaillent ou travaillé sur diverses scènes européennes. Baryschnikov ? Le nom vous dit quelque chose ? Ces autres danseurs sont au New York City ballet. Et la liste peut s'allonger. Mon appartement est petit mais il y a des photos partout. Dans mon atelier, il n'y en pas. Juste des miroirs, des barres...
Elle parlait avec une certaine froideur et une distance un peu hautaine mais Erik ne semblait pas s'en offusquer. Il était déterminé.
-Ces danseurs, ces directeurs de grandes troupes, vous les connaissez ?
-Oui, je les connais. J’ai fait des voyages en Union soviétique. Pas pour me promener ou pas uniquement. Pour danser. C'est ainsi que j'ai connu les Russes. Quant aux autres, j'ai moi-même été danseuse pour plusieurs grandes compagnies et certains ont été mes partenaires.
-Et Noureev ?
-Je l'ai vu plusieurs fois mais pas en URSS. Je n'ai pas dansé avec lui. A Londres, il passait et passe toujours pour très mondain. C'est une façade. Il n'est pas comme ça du tout. Je l'ai vu en répétition, une fois. Stupéfiant. Nous nous sommes aussi croisés dans des dîners. Cela remonte à quelques années. Nous sommes en 1970. C'était en 1965. Il y avait beaucoup de monde à ces dîners : des acteurs, des gens de théâtre, des peintres, des hommes politiques aussi et des grands couturiers. Margot Fonteyn était là, bien sûr.
Elle eut un sourire froid :
-Vous voulez être comme Noureev ?
Il eut une réponse stupéfiante :
-Non, madame, je ne suis pas russe. Je n'ai pas besoin de demander l'asile politique au Bourget car je fais une tournée en France avec le Kirov et ne veux pas rentrer en URSS. Je suis danois. Je suis jeune. Je veux danser !
Elle eut un demi-sourire :
-Belle réponse ! Dites-moi, vous avez apporté vos affaires ?
-Oui, madame.
-Bien, suivez-moi. Votre mère va nous attendre ici. Je pense qu'elle ne s'ennuiera pas : tant de photos et de livres !
Elle sourit aimablement à Claire avant de rejoindre son atelier avec Erik. Elle le regarda s'échauffer, lui demanda des positions, des figures et l'observa attentivement. Elle parlait.
-Reprenez. Reprenez encore. Mettez-vous à la barre. Montrez-moi. Maintenant, le port des bras. Recommencez. Les sauts. Encore. Vous savez ce que je demande. Encore.