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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Irina Nieminen, la formatrice.

 

Il se sentait transpercé par son regard et son visage était un masque dur qui ne laissait rien paraître.

-Combien d'années avec Hannah ?

-Quatre ans, madame.

-Quatre ans ! Ça vous a paru normal ?

-Je ne sais pas, madame.

-Elle vous a dit de préparer une chorégraphie. C'est écrit dans la lettre.

-Oui, madame, je sais.

-Alors, que me présentez-vous ?

-C'est une chorégraphie que j'ai travaillée seule. Balanchine.

-Ah oui ? Et quoi ?

-L'Enfant et les sortilèges, Sérénade, Orpheus et un peu l'Oiseau de feu...

-Tout cela ?

-Oui, madame. Disons que j'ai fait un petit montage.

Il avait apporté ses musiques enregistrées. Elle lança le premier air. Ravel. Il se mit à danser tandis qu'immobile, elle s'appuyait à une barre, un grand miroir derrière elle renvoyant son image ainsi que celle de son jeune candidat. En le regardant évoluer avec un impeccable sérieux et une maîtrise de lui-même qu'elle jugea impressionnante, elle pensa à ce qu'avait écrit le grand chorégraphe :

« Je ne suis pas un intellectuel, un cerveau. Je suis un sot. Je suis né comme ça. En revanche je sais voir, entendre et bouger très vite. Quand j'étais petit, je pouvais attraper les souris à la main. La plupart des chorégraphes d'aujourd'hui sont des intellectuels. Ils s'inspirent de Freud, de Jung, de Kierkegaard. Moi je suis moi-même. J'essaie de trouver des équivalences à mes sentiments, à mes sensations mais tout cela est inexplicable. On ne peut trouver que des comparaisons ». Elle n'était pas sûre d'être totalement fidèle à sa pensée mais c'était à peu près cela. Ce garçon qui dansait devant ne devait pas connaître ces propos mais Il avait déjà tout compris. Elle se garda de lui dire. Il poursuivit, enchaîna, marquant des pauses entre chaque extrait de façon à ce qu'elle pût risquer des commentaires. Elle n'en fit d'abord aucun. Il était très gracieux et son visage était celui-ci d'un comédien qui a appris à laisser passer en lui toutes sortes d’émotions. Son sens du saut méritait l'attention et il était très technique tout en restant sensible. Le tout bien sûr restait maladroit comparé aux danseurs prestigieux qu'elle avait côtoyés mais Hannah avait vu juste. Il dansa encore et encore puis s'immobilisa sur un sourire. Elle attaqua :

-Pourquoi Balanchine ? C'est très risqué. Vous savez qu'il préférait les danseuses. Il a déclaré que la danse est faite pour les femmes et que les hommes devraient rester à la maison et faire la cuisine...

-C'est possible, madame et ce n’était pas forcément de l’humour. Il a pris la direction du New York City Ballet en 1948 et il a beaucoup dansé...Il n'est pas resté chez lui...

-Vous ne manquez pas d'esprit. Hannah et vous avez beaucoup parlé de l'histoire de la danse ?

- Elle en parlait à tout le monde.

Il eut un joli sourire. Elle se mit à traverser lentement son atelier et marcha en silence. Elle y formait peu d'élèves mais il était de belles proportions. Sa haute silhouette se reflétait dans les miroirs pendant qu'elle déambulait en réfléchissant et de nouveau, il était frappé par son visage dur, son profil évoquant un oiseau de proie et cette façon qu'elle avait de rentrer en elle-même. Elle portait un tailleur brun d'une élégance discrète et coûteuse et ses cheveux blonds, bien que ramenés en arrière, étaient marqués de gris. Elle avait des bracelets aux poignets et des boucles d'oreille dorées. Son maquillage, qui n'avait rien d'ostentatoire, était joli. Erik n'avait pas remarqué combien cette femme au physique fort cultivait le luxe discret, signe de la vraie élégance. Quel âge pouvait-elle avoir ? Il l'avait cru plus jeune qu’Hannah mais il s'était trompé : elle avait la cinquantaine bien entamée. Il ne savait rien d'elle : elle avait dansé, voyagé. Elle avait été mariée deux fois. Il ignorait le reste. Elle était imposante.

Elle s'arrêta et dit :

-Je parle avec votre mère, maintenant. Restez ici.

A Claire, inquiète, elle dit :

-Quatre fois par semaine. Deux ans au moins. Mais pas plus. Hannah est trop sentimentale : je la connais ! Elle a gardé votre fils trop longtemps. Il va falloir mettre les bouchées doubles !

Elle n'osait pas montrer sa joie.

-Alors, il a réellement du talent ?

-Vous plaisantez, j'espère ! Il peut prétendre à une carrière internationale ! Seulement, avant cela, il faut qu'il travaille énormément et passe un concours pour intégrer une compagnie : le Danemark ou la Suède...

Claire était abasourdie. Irina dut insister.

-M'avez-vous entendu ?

Elle fronçait les sourcils.

-Madame, c'est un honneur...

-Oh non, ça peut en devenir un. Je l'attends dans deux jours. Dix-sept heures. De chez vous, il y a des bus : il doit venir seul. Pendant les vacances scolaires en hiver comme en été, il devra faire des stages plus intensifs. Nous serons deux enseignants. Oleg n'est pas là aujourd'hui. Erik le verra bientôt.

-C'est un magnifique programme mais...

-Le prix des cours vous effraie…

Claire eut l'air gêné et Irina eut un sourire froid.

-Je ne suis pas bon marché, je ne vous le cache pas et il est très important que votre fils le sache. Il doit être conscient que sa formation est coûteuse. Il faut que ça le galvanise et si ce n'est pas le cas, croyez-moi, je vous le ferai savoir. Pour l'instant, voici mes tarifs.

L'ancienne danseuse vit pâlir la jolie Française mais admira son attitude. Raidie, s'obligeant à sourire, elle parvint à lui dire :

-Parfait, madame Nieminen.

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