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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
30 juin 2024

France ELLE

 

 

 

 

ERIK N / LE DANSEUR

 

 

ROMAN

 

 

 

 

 

30 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1.

 

 

Ephémère, immortelle, versatile, la danse est le seul art qui,  ne laissant aucun déchet sur la terre, hante certaines mémoires de souvenirs délicieux.

Jean Babilée

30 juin 2024

Erik N/ Le danseur.

 

 

Né à Copenhague au début des années soixante, Erik Anderson (qui doit, dans le roman, son nom à Erik Bruhn) grandit dans une famille aimante que la danse classique ne concerne pas. Malgré cela, très jeune, il veut devenir danseur classique.  La figure de Nijinsky s'impose à lui très vite. Danseur, Erik le devient. Il captive. Sans cesse, la référence à la vie, aux rôles et aux chorégraphies du grand danseur russe reviennent dans sa vie, tandis qu'il se bat pour construire sa carrière, et aimer sans se faire dévorer. Erik N/ Le Danseur est un hommage à la danse, à ses interprètes et à ses suiveurs. Et bien sûr un hommage à celui qui fit la gloire des Ballets russes.

26 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1.

 

 

PARTIE 1

 

ENFANCE ET IDOLE

 

 

 

 

26 juin 2024

Erik N/ Partie 1. Quelques mots.

 

 

Erik, enfant né d'une mère française et d'un père danois, passe son enfance à Copenhague. Dernier né, il a trois sœurs. Rêveur et pas toujours docile, Erik rêve très vite de danse classique. Sa famille, surprise par ce choix, s'y oppose avant de céder au désir du petit garçon.  D'où vient cette passion qui transforme Erik? D'une excursion à Skägen, la ville de naissance de son père, et du spectacle fascinant que la mer y offre? Ou d'une émission qu'il a vue enfant, et qui évoquait Vaslav Nijinsky ? Le fait est que le danseur russe, qui a depuis longtemps cessé de danser quand Erik prend sa décision, est fortement évoqué par ses différents professeurs. Danseur beau et doué, quitte l'enfance pour l'adolescence mais reste fasciné. Une période de turbulences amoureuses et professionnelles s'ouvre. Le danseur, par sa grâce et sa jeunesse, suscite l'enthousiasme...

26 juin 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 1.

 

 

J'ai compris que mon amour

 était blanc et pas rouge

 

Vaslav Nijinsky

Cahiers

26 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Erik et l'enfance. Premiers pas dans la vie.

 

1. Erik, l'enfant de Copenhague.

A Copenhague, le petit Erik, né d'un danois et d'une française, grandit parmi ses sœurs. Très vite, la danse l'attire.

De Copenhague, quand il était tout petit, Erik se souvenait mal. Il ne lui restait que des images factices, comme celles qu'on voit dans les catalogues de voyage. Des images qui servent à se dire qu’on doit vraiment visiter un endroit aussi beau ! Il se souvenait des rues dédiées aux touristes et des autres, plus confidentielles ; il se souvenait aussi de l'hiver omniprésent, des façades hautaines des quartiers chics, des parcs et des magasins pleins de lumière pendant la période de Noël. Copenhague, c'était une ville nordique, froide, lointaine, d'après certains, mais lui, il en avait aimé les belles maisons colorées, les immeubles élégants, les parcs, le beau château et les marques de la monarchie. C'était la ville de son enfance et il lui restait attaché.

Jusque l'âge de cinq ans, il avait habité le quartier de Frederisberg et il s’y était senti chez lui. Toutefois, les rues de son enfance n’intéressaient que ceux qui y vivaient car les touristes et les curieux ne s’y aventuraient pas, préférant la partie la plus prestigieuse de ce quartier. Il se souvenait de l’appartement où sa famille et lui avaient vécu. Il savait qu'il y avait là un plancher si rustique qu'on le dissuadait de marcher pieds nus. Il savait que les fenêtres de l'appartement étaient hautes, qu'elles donnaient sur une place où il y avait un temple protestant. Il se souvenait de la lumière plus grise que jaune qui illuminait la place, de la façade un peu laide du temple et des découpures que faisait la neige sur les vitres. Mais il savait aussi, tout petit déjà, qu’il y avait beaucoup de chaleur et de gaîté entre ces murs et qu’il habitait un lieu joliment décoré de tableaux, de tentures et de meubles choisis, un lieu où vivait une famille soudée.

Ses parents étaient très occupés parce qu’ils avaient chacun un métier d’une part et quatre enfants de l’autre. Il avait trois sœurs très blondes avec lesquelles il ne jouait pas toujours mais qu’il aimait tendrement. D’emblée, il s’était senti différent d’elles, non parce qu’il n’avait pas vraiment les mêmes jeux mais parce qu’il voulait ce qu’elles voulaient, elles. Sauter sur les lits, se laisser retomber brusquement sur les couettes épaisses, se dire des secrets et préparer une nouvelle bataille d'oreillers, ça le concernait et ça le faisait rire ; se maquiller avec les produits volés à la mère ou d’élaborer des coiffures originales, ça ne pouvait pas l'intéresser mais ça l’amusait beaucoup et le rendait complice de ses sœurs, même si ce n’était pas des trucs de garçon. Avec Kirsten, sa plus grande sœur, il jouait à la maîtresse d'école. Il en était, lui, l'élève distrait mais quand même doué qui fait croire à tout le monde qu'il ne sait rien alors qu'il apprend en cachette. Avec ses autres sœurs, il était souvent le petit voleur, l'étranger pris par surprise. Il fallait toujours s'emparer de lui, le gronder et lui faire la leçon. Ensuite, tout allait mieux car il suivait le droit chemin. Ces jeux- là, il les aimait bien mais il en avait d'autres, solitaires. Il aimait se tenir très droit puis tourner sur lui-même, courir très vite et s'arrêter avec netteté, faire des bonds qu'il voulait toujours plus parfaits comme si la hauteur était bon signe. Et alors, il se sentait heureux.

26 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Erik, l'enfant de Copenhague.

 

Il revoyait l’appartement encore et encore. Il n'était  pas si grand et chacun devait faire attention et préserver l’espace de l’autre. Il n'avait pas oublié cette façon dont les membres de sa famille se trouvaient malgré tout brusquement face à face dans la cuisine, le salon ou le bureau, alors qu'ils voulaient être seuls. Il surgissait toujours quelqu'un et on se regardait avec autant de bienveillance que possible. Seules les chambres offraient un peu plus d'intimité car on finissait par y être seul, sauf le soir où on dormait deux par deux. Celle qu’il partageait avec Marianne avait des murs orangés. Kirsten et Else dormaient dans une chambre blanche. Personne n’allait sans autorisation dans la chambre des parents mais on pouvait se disputer les fauteuils et le canapé, prendre des revues sur la table basse et dîner tous ensemble autour d'une autre table cette fois grande et imposante sans que quiconque y trouve à redire.  Il y avait un vaisselier français, il s'en souvenait et quelques jolis tableaux rapportés de Paris, des nature-morte et c’était tout. Il aimait cet univers. Il était très jeune et souvent content. Il aimait Copenhague, la lumière qui y était grise et dorée à certains moments, le vent, le froid et la neige qui craquait sous les pieds quand il se hasardait dehors. A l'époque du premier appartement, Kirsten avait onze ans, c'était l'aînée. Else avait neuf ans, Marianne, sept. Il était le plus jeune et le seul garçon. Et plus tard quand ils avaient trouvé un logement bien plus vaste et confortable dans le même quartier, il était devenu le seul danseur.

De lui, qui était devenu célèbre, il savait qu'on parlait. Il était « Erik Anderson né en 1960 à Copenhague, Danemark de Claire Louvier et Svend Erikson dont il était le quatrième enfant et le premier fils. Svend possédait plusieurs salons de coiffure à Copenhague.  C’était à l’origine un bon coiffeur mais c’était aussi un homme qui savait gérer, faire des affaires. Il possédait plusieurs salons dans la capitale danoise. Grand, très mince, il n'était pas réellement beau mais il s'habillait avec soin, était soucieux de sa personne et passait pour séduisant. Quand Erik était encore petit, son père n'était encore qu'employé. Les femmes qu'il coiffait étaient sensibles à sa façon d'être. C'était un coiffeur très poli, capable de donner des conseils avisés et surtout très diplomate. Elles l'aimaient pour sa façon de sourire, de froncer les sourcils et pour ses yeux bleus si expressifs. Et naturellement, elles appréciaient sa singularité : cet homme ne cherchait pas à séduire. Courtois avec ses employées, ils ignoraient les regards appuyés des clientes. Celles-ci ne pouvaient croire qu'il refuse leurs avances pour les beaux yeux d'une jolie épouse française dont elles étaient jalouses. Et elles le comprenaient d’autant moins que la fidélité leur paraissait un sentiment d’un autre âge. Qui pouvait bien pouvoir être fidèle ? Mais la réalité était simple : Svend était l'homme d'une seule femme. Être le mari de Claire lui suffisait. La jeune femme, qui ne souhaitait pas vivre en France, était arrivée au Danemark douze ans auparavant. Esthéticienne, elle avait étudié l'art des massages. Les langues ne lui posaient pas de problème. Elle avait appris l'anglais facilement et maîtrisait l’allemand. Ses parents, qui n'étaient pas sans argent, l'avaient souvent envoyé, petite à Londres et à Cologne. Il lui restait le danois. Claire était à la fois terrienne et rêveuse. Elle était tombée amoureuse de Svend et c'était tout. Elle aimait les enfants qu'elle avait de lui, surtout Erik à qui elle vouait un amour particulier, si tenace et si fort que parfois elle en était gênée. Elle n'en parlait pas à son mari car elle n'osait pas. Erik était singulier. Elle l'adorait. Il le savait.

26 juin 2024

Erik N / Le danseur. Partie 1. Erik. Enfance danoise.

 

Les premières années, alors qu'à travers les fenêtres sans rideaux du salon, la lumière entrait parfois avec violence, elle l'avait tenu dans ses bras et l'avait fait danser. Il était tout petit et posait ses yeux dans les siens. Tous les deux les avaient bleus. Sa mère avait des odeurs fraîches, des senteurs de jeune fille. Elle l'aimait follement, son petit garçon. Plus tard, elle avait été plus pudique. Il ne faut dire si fort à un être qui est né de vous la violence de l’amour.

 Elle se racontait beaucoup. Elle disait avoir tout de suite aimé le Danemark et elle riait.

-Moi, quand je suis arrivée à Copenhague, je parlais le français qui est ma langue maternelle et l'anglais, plutôt bien. J'étais toute jeune. J'avais vingt-deux ans, tu sais ! Eh bien, Erik, si tu es amené à vivre dans un pays autre que le tien, je t'assure, ne fais comme moi. Je suis arrivée avec un petit guide linguistique, je l'ai étudié sans plus et j'ai essayé de me contenter de cela. Ah, Erik, ne fais pas ça ! Une fois que les Danois, et ça n'a pas traîné, ont eu repéré que j'étais française et me contentais de peu, ils se sont bien amusés. J'essayais de jongler avec des tableaux comme ceux-ci. Tiens, regarde ! « Je m'appelle, je viens de...J'aime...Je n'aime pas...Je voudrais, je ne voudrais pas...Voudriez-vous…C'est possible de...Je vous remercie...Le Danemark est si différent de la France ! » 

Ils riaient tellement !

-Heureusement que je parlais anglais. J'étais naïve, tu sais. Je me souviens de mon tout premier manuel. Ça donnait ça : « Un arbre vert » se dit… Le livret que j'utilisais disait en substance « Nous espérons que vous avez profité de cette leçon sur les phrases en danois y compris les expressions quotidiennes, les salutations et les phrases utiles. Après avoir terminé de cette page, veuillez consulter notre page principale pour plus de la grammaire et le vocabulaire. N'oubliez pas d'ajouter cette page aux favoris et bon courage pour l'apprentissage du danois ! »

Elle riait et virevoltait. Elle s'amusait d'elle-même :

-Tu imagines, Erik, comment tu places dans une conversation où tu ne comprends quasiment rien : « Jeg laeste en bog tider » ou « han er amerikansk » ? Je t'assure, tu essuies des défaites. Alors, tu mets ton orgueil dans ta poche et tu apprends sérieusement le danois. Tu sais, il fallait que je travaille, de toute façon et j'ai rencontré votre père. J'ai trouvé qu’il était « un ami très gentil, « en megetdejlig ven » et je lui ai vite demandé : « Er du alene ? », « êtes-vous seul ? ». Devine ce qu'il a répondu ?

A cette époque, elle comptait beaucoup pour Erik qui la recherchait avec application, ne sachant trop comment aborder son père. Svend était si différent de Claire ! Il n'avait pas ce mal à aimer ses filles qui ne s'offusquaient pas de sa nature réservée mais avec Erik, il n'en allait pas de même. L'enfant, quand son père s’approchait, se raidissait vite et restait silencieux. Il Svend trouvait sévère et redoutait son jugement. Pour ce père secret, il n'était pas le fils attendu : bagarreur, affirmé, solide. Tous deux s'observaient beaucoup. Claire, mal à l'aise, tentait bien de tempérer leur gêne :

- Allons, Erik, ton papa ne s'exprime pas facilement mais je t'assure qu'il sait rire ! Il ne sait pas trop comment faire avec toi !  Mets-toi à sa place ! Tu lui parles davantage et lui souris souvent et tu verras !

26 juin 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 1. Svend, le père danois.

Svend venait du Jutland et avait grandi à Skägen. C'était la région la plus au nord de Danemark et sa ville de naissance était la plus septentrionale. Dans les années quarante, alors que son enfance se terminait, elle était déjà célèbre pour deux raisons : d'une part, la petite ville, d'assez bel aspect, avait abrité une école picturale de bon renom qui avait, d'ailleurs pris le nom « d'école de Skägen » ; de l'autre, elle offrait de beaux paysages marins. Deux mers s'y rencontraient.  Svend aimait et connaissait la mer et des années après avoir quitté la petite ville de son enfance, il se souvenait d'elle et de l'étrangeté de la lumière dans cette région. Par contre, de son propre aveu, il était resté totalement indifférent, enfant, au fait que des peintres aient jugé bon de s'installer dans son village pour y pratiquer leur art. Ce n'est qu'à l'âge adulte, alors qu'il vivait depuis longtemps à Copenhague, qu'il avait été pris de regret. Il le savait, la grande majorité des peintres de Skägen étaient danois. On trouvait parmi eux Anna et Michael Peter Ancher, Peder Severin Krøyer, Thorvald Niss, Holger Drachmann et d'autres. Il s'était alors intéressé à eux. Soren Kroyer, surtout, avait peint de merveilleux tableaux : cette jeune danoise en longue robe blanche qui, étendue sur une chaise longue, à l'ombre d'un bel arbre en fleurs, semblait plongée dans la rêverie évoquait sa « cousine française » que Renoir avait admirée. Il adorait ce tableau. Il aimait aussi ces enfants avançant dans les eaux conjointes de mer du Nord et de la Baltique, sous le regard attentif de leurs mères vêtues de robes incrustées de dentelle. Ces peintres, il avait bien fallu qu’il s’y intéresse. Erik, après avoir dansé à Copenhague, avait réussi aux Etats-Unis où il illuminait de grandes scènes tout en tournant des films. Si on a un fils qui pratique un art aussi exigeant que la danse classique, qu'il y excelle et qu'il est adulé, il est difficile de paraître inculte. A deux ou trois reprises, des journaux l'avaient interrogé et il avait menti. La vocation d’Erik venait de Skägen. Forcément, ces peintres…

Lui, il avait vécu les choses différemment.  A Skägen, il avait été enfant puis jeune homme et tout ce qu'il pouvait dire était que cette ville n'en était pas une. Elle était trop petite et ennuyeuse. Il connaissait bien le port de pêche appelé à devenir « dynamique » et qui d'ailleurs, l'était devenu. Quant aux plages, oui, il reconnaissait qu'elles étaient belles mais quand on se sent seul, cette beauté-là ne suffit pas ; elle lasse plus qu'elle n'émerveille. Tout jeune, il allait avec son père, à la pointe de Grenen où le conflit des courants de la mer du Nord et de la Baltique attire de nombreux touristes, et les dunes. Les dunes qu'il escaladait n’avaient pas été fixées pour mieux en étudier leur évolution. Elles semblaient mouvantes ceci ajoutait à leur beauté. Mais la situation dans laquelle il se trouvait était difficile. Son père était marin et n'avait pas d'argent. Sa mère faisait de la couture et devait tenir sa maison. Svend avait douze ans quand son père était mort en mer. Ils étaient quatre garçons. Il était parti à Copenhague avec un frère de sa mère tandis que ses frères allaient avec leur mère chez leurs grands-parents maternels. Au bout du compte, tous s'en étaient sortis. Mais c'était peut-être cela, ce village du bout du monde, l'après-guerre, la dureté, qui lui avaient donné de fausses images du village de sa jeunesse. Elles restèrent fixées en lui jusqu’à cette semaine de vacances où sa famille et lui vinrent en villégiature. Pour qui habitait Copenhague et aimait la vie en ville, c'était assurément un beau voyage. Kirsten, la plus grande de ses filles, avait été émerveillée par la Pointe de Grenen. C'est le point de rencontre de la mer du Nord et de la mer Baltique, là où se retrouvent les deux détroits, le Skagerrak et le Cattégat, qui permettent cette réunion entre la Norvège, le Suède et le Danemark. La plage était silencieuse, quasi-déserte. La lumière avait une qualité extraordinaire. Il ne se souvenait plus d'une telle transparence ! Et tout d'un coup saisi par la beauté des lieux que l'émotion de ses enfants lui rendait tangible, il avait enfin compris qu'être témoin de ces retrouvailles permanentes est un privilège dont il faut savoir jouir ! Le bleu, le gris, la lumière mouvante et l'air vibrant...Ému, il avait expliqué à ses quatre enfants que le spectacle à cet endroit est extraordinaire ! La pointe du Danemark s’engouffre littéralement dans la mer changeant chaque fois de forme au gré des courants et des vents. Ils avaient dû marcher une trentaine de minutes et les plus jeunes s'étaient plaints de la longueur du chemin, mais, au bout du compte, le paysage était fascinant. La terre se découvrait au milieu des eaux et semblaient être au même niveau, tandis que les horizons se confondaient. N'avaient-ils pas remarqué à quel point tout cela était extraordinaire ? D’un côté la mer du Nord, de l’autre la Baltique et au bout la rencontre des eaux fracassantes, vagues contre vagues, dans un mouvement sans fin.

26 juin 2024

ErikN/ Le Danseur. Partie 1. Enfance et désirs. Une journée à Skägen.

 

Ça avait été une journée marquante pour tous. Pour Claire car son mari lui avait rarement montré sa région natale, pour les filles qui avaient juré mettre un pied dans la Baltique et un autre dans la mer du Nord en sentant la différence et pour Erik, toujours sensible et lyrique. A sa mère, il avait dit :

-C'est si beau, ici ! On veut à la fois mourir et rester ! Regarde, la mer est grise et parfois, elle est bleu-foncé ! La lumière s'amuse. On ne sait pas où on est.

Cette tirade avait laissé Claire muette et émerveillée. Devant son silence, Erik avait changé d'interlocuteur. A Kirsten, il avait déclaré :

-Tu sais ici, il y a de la Beauté.

Kirsten avait réagi en enfant sage, en sœur aînée :

-Bien sûr, tout le monde trouve ces paysages très beaux !

Il était resté grave.

-Je ne crois pas. Les gens ne veulent pas vivre dans la Beauté. Moi si, même si c'est dur.

Il y avait de quoi être désemparé par les propos d’Erik mais à cette époque, Kirsten en était très proche. Ce que disait son frère avait du sens. Vivre là devait être déroutant, des étés lumineux faisant vite place à des hivers violents. Très vite, il n'y avait plus cette étonnante lumière et ce tournoiement des eaux. Il y avait le froid, la pêche, la vie dure et humble qu’avait connu leur père. Pourtant, c’était splendide.

-Tu crois que tu pourrais rester toujours ici à chercher la Beauté ? Non, tu sais bien, il n’y a que des emplois fatigants et ennuyeux et tu aimes Copenhague.

Il n’avait pas paru déconcerté.

-Non, pas ici !  Mais ailleurs, là où elle est.

 A sa mère qui venait de se joindre à la conversation et disait ne pas comprendre, il avait précisé :

-Les eaux bougent, elles ont l'air de danser. Peut-être que je veux danser ? Je ne sais pas ? Des gens ont déjà dessiné, peint ces eaux-là ? Je pourrais peindre. Je ne sais pas ! Mais pas ici, pas ici ! J’aurai un travail qui permet de chercher de la Beauté, moi.

Claire, ce jour-là, jolie et lumineuse dans son corsaire beige, son pull jaune paille et son grand imper, ses cheveux blonds tombant sur ses épaules, avait paru perplexe.

-Ah oui ?

-Oui, maman !

Svend était ce jour-là, heureux. Un petit gîte, une belle excursion, des repas traditionnels et ces couleurs du Jutland qui, enfin, après tant d'années, lui paraissaient exquises suffisaient à son bonheur ! Quand tous revinrent, seuls Kirsten et Erik ne furent pas frappés d'amnésie. Ils se souvinrent. Le gris, le bleu, danser, la lumière : il avait parlé de cela. La jeune mère rieuse n'oublia pas les fulgurances de son unique petit garçon et du Jutland, il revint déterminé. Il devint plus fort...

C'était la petite enfance d'Erik. Il était le fils de Claire, la française et de Svend, le Danois. Elle ne connaissait que les villes. Il avait été élevé dans un cadre sauvage. Mais à Copenhague, ils étaient bien.

Souvent, il regardait sa mère se maquiller et il ne semblait voir qu'elle. Elle parlait de sa vie car beau comme il l'était, cet enfant qu'elle comprenait mal mais aimait tant, l’incitait à le faire :

-J'ai grandi dans le seizième arrondissement, Erik. C'est un beau quartier.

-Oui, maman. Frederisberg, c’est beau aussi !

-Oui, mais ce n’est pas Paris ! Je m'y suis longuement promenée en famille quand j’étais petite, allant de musées en exposition et d'église en hôtel particulier et puis j'ai grandi !

-Oui, maman.

Elle était en train de poser un trait d'eye-liner sur ses paupières et il ne la quittait pas des yeux :

-Jeune fille, j'ai délaissé mon père qui était universitaire et historien et ma mère qui avait fait son droit et était avocate au barreau de Paris. Leurs amis n'étaient pas très délurés. J'ai voulu vivre Paris autrement. Au caveau de la Huchette, je dansais des nuits entières et chaque jour, je prenais des cours de modern Jazz. J'étais volontaire et douée mais pour mes parents, ça ne conduisait à aucune profession. Ils auraient pu se fâcher mais ils laissaient faire, tu comprends ? Ils ne me critiquaient pas !

26 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Claire, la mère solaire. Enfance, jeunesse et amours.

Elle se fardait les lèvres. Il l'écoutait.

-Tes grands-parents vous aiment. Toi aussi, Erik, ils t'aiment. Tu les a déjà vus plusieurs fois. Quand j'étais toute jeune, ils souffraient et je ne peux pas leur en vouloir.

-Oui, maman.

-Tu sais, j'avais un grand-frère qui leur causait beaucoup de chagrin. Eux, ils étaient contents d'avoir un garçon et ils voulaient qu'il soit médecin spécialiste, enseignant de littératures comparées à l'université ou encore juge pour enfants mais ils ont très vite changé d'avis. Il avait un handicap mental et physique, mon frère. Il ne pouvait vivre normalement alors ils l'ont mis dans une maison spécialisée, tu vois ?

Elle observait son petit garçon : Il était déjà si secrètement beau ! Elle n'en revenait pas.

-Je te raconte des choses compliquées, mon Erik.

-Non, maman.

Elle se parfumait et il avait maintenant des yeux rieurs :

-Jean-Bernard. C'était son prénom. Mon père et ma mère souffraient tellement ! Je leur reprochais secrètement de ne pas me faire une vie très gaie mais comment aurais-je pu leur reprocher leur souffrance ? Ce n'étaient pas des monstres. Au début, ils allaient régulièrement voir leur fils et il leur arrivait de le recevoir pour des séjours épuisants dans notre appartement. J'étais épouvantée quand je le voyais. Le voir ajouter à des mouvements désordonnés des bras d'importantes difficultés d'élocution, c’était insoutenable et ça l'était encore plus quand il criait ; et il criait souvent. Et puis, ils ne l'ont plus fait venir que rarement. Ils allaient le voir.

-Oui, maman. Tu es belle.

-Mais, toi aussi Erik, tu es très beau ! Toutes les mamans de Copenhague m'envient.

-Oui.

-Tu sais, je ne voulais pas devenir comme mes parents ! Je comprenais bien qu'ils rêvaient d'un monde parfait où tout le monde travaille, fait sa place au soleil et n'a pas de manque affectif. Seulement, Jean- Bernard était venu les surprendre. Quels plans leur restaient-ils à élaborer, Jacques-Henri et Solange ?

-Je ne sais pas.

-Je vais te le dire : il fallait que je fasse de longues études et que j'aie une « profession sérieuse » mais moi, Claire, j'ai pris les devants. J'ai délibérément coupé court aux études longues, porteuses de trop grandes espérances. Une école d'esthétique, c'était bien ! Apprendre à masser, à détendre, sculpter un corps, l'aider à devenir plus beau : voilà ce qui me tentait. Et il fallait aussi savoir maquiller un visage en travaillant les ombres et les lumières, le rendre lisse, sinon le rendre beau. Moi, j'aimais les images de visages souriants et de silhouettes longilignes, dans les magazines féminins et je me suis dit que si je pouvais faire une formation comme celle-là, j'aurais un rôle fort. Les femmes aiment qu'on les embellisse. J'ai tenu bon.

Il l'écoutait toujours en beau petit prince vêtu de gris.

-Je me suis inscrit à un cours payant, de l'école Jeanne Gatineau. Cette native de La Rochelle avait décidé, à quarante ans, de se former aux métiers de masseuse et de pédicure médicale. Plus tard, elle a ouvert des instituts à Paris et ailleurs et crée des crèmes de soins pour la peau, Elle a aussi compris que les femmes d'un certain milieu aimaient se sentir mince sinon l'être et voulaient se sentir belles.

-Oui, maman.

-J'ai de ces cours un excellent souvenir. L'école était chère mais on apprenait vite et bien. J'étais contente de ne pas perdre son temps. La plupart des filles qui étaient là avaient le même âge que moi à ceci près qu'elles n'avaient pas passé un bac littéraire et ne parlait aucune langue étrangère. En outre, elles n'avaient pas la même culture. Tu sais, moi, j'ai vu ça comme un atout ! Je suivais un objectif. En fin de semaine, je continuais de danser comme une folle au caveau de la Huchette. Apprendre suivant cette méthode me plaisait Tout était neuf et vivant. Et puis, j'ai eu mon diplôme.

- Oui, maman.

Elle venait d'essayer de le prendre sur ses genoux mais il ne s'était pas laissé faire. Il était patient mais pas docile.

-J'ai fait la fête avec ma famille et bien sûr avec mes amis et puis j'ai travaillé pendant un an dans un institut Jeanne Gatineau. Je gagnais mal ma vie et mes parents ont pensé que j'irais en fin que je reviendrais aux études. Je ne l'ai pas fait car j'ai découvert Maryline Delermes. C'était une fille pleine de culot. S'appuyant sur sa « bonne connaissance du cinéma français », elle avait monté une école d'esthétique axée sur le septième art. Elle avait en effet un petit local, rue Mouffetard. Plusieurs pièces en enfilade étaient baptisées « ateliers » et des acteurs et actrices de théâtre et de cinéma faisaient leur apparition pour prêter leurs visages. Cette « Maryline Delermes », je l'ai flairée aussitôt, était à suivre. Elle connaissait du monde et flirtait avec le cinéma. Grâce à elle, j'ai commencé à maquiller des acteurs.

Il était assis et se tenait bien droit. Elle savait bien que ce qu'elle disait le dépassait mais il n'avait pas l'air fatigué de l'écouter ;

-Tu sais ce qu'elle disait ? Les années cinquante marquent l'âge d'or de la féminité, du glamour et de la sensualité. Une décennie qui met en exergue la femme fatale dans toute sa splendeur ! La taille est fine, les seins pigeonnants et les guêpières et les talons aiguilles sont de mise. Le maquillage, lui, est de rigueur. Les femmes affichent, en effet, un teint d'opale, clair et perlé, soigneusement maîtrisé jusque dans les moindres détails. Un teint « matifié » par un voile de poudre chair tandis que le regard affiche un œil de biche sublimé au fard à paupières, au trait d'eye-liner épais et graphique, au mascara et au crayon à sourcils. Les lèvres sont incandescentes. Seul indésirable : le blush, détrôné par les poudres libres. Quant aux ongles, ils se portent longs et rouges. Les pin-up sexy aux silhouettes plantureuses incarnent la beauté des années cinquante. Alors, mesdemoiselles, mettez-mes cours à profit ! Apprenez à maquiller les actrices. Ne négligez pas les acteurs et vous irez loin !»

Elle marqua une pause puis reprit :

-J'arrête ?

-Non, maman.

-Bon. Tu sais, je me doutais bien que j'avais peu de chance de maquiller Montgomery Clift ou Marylin Monroe mais avec cette femme j'apprenais tant de choses que c'en devenait désarmante. Elle m'a permis de faire ce que je voulais. Il y a eu des acteurs, des lieux, des dates, des tournages. Et j'ai travaillé !

26 juin 2024

ErikN/ Le Danseur. Partie 1. Claire parle.

 

Plus tard, elle l'expliqua à son fils, qu'à cette époque-là, elle avait attiré pas mal de garçons. Elle avait même eu un premier amoureux danois, Lars. Il vivait à Paris. Elle était assez heureuse mais la mort brutale de Jean-Bernard l'avait contraint à beaucoup s'occuper des siens. Et puis, elle était partie.

-Je suis arrivée à Copenhague en ayant l'idée que je reverrai Lars mais ça n'a pas été le cas. De toute façon, quelques mois après mon arrivée, j'ai rencontré ton papa. Là, j'ai vraiment appris le danois et de toute façon, on voulait se marier !  J'ai trouvé du travail dans un théâtre, puis à la télé. Et vous avez été là. Avec Svend, on allait tous les deux à Paris au début. Il avait un peu de mal avec ma famille qu'il trouvait bourgeoise mais il s'est habitué.

La suite, Erik la connaissait. On se rencontrait. A priori, tout se passait bien. A Paris, tout le monde logeait dans le seizième. Au Danemark, les parents de Claire allaient à l'hôtel ou louaient une maison. Avec leurs petits-enfants, ils parlaient français et un peu anglais. Ces périodes-là étaient emplies de fêtes. Les grands-parents maternels multipliaient les promenades et les invitations. Tantôt on se promenait avec des lanternes, tantôt on dansait en pyjamas ou robes de nuit ! Vraiment, que ce fut à Copenhague ou à Paris, ces moments étaient merveilleux. Erik avait hâte, comme ses sœurs, de retrouver ces temps bénis.

Il était toujours silencieux et assis dans la chambre de ses parents, il regardait sa mère joliment vêtue et fardée. Elle voulait qu'il se confie à elle :

- Je te raconte ma vie ! Tu ne devrais pas tout savoir !

- Maman, ne t’inquiète pas.

- Mais toi qui ne dis rien, es-tu content ?

- Je suis assez content.

- Assez ?

- Oui.

- Tu pourrais être bien plus content ?

- Oui. Je veux danser.

- Des cours comme ceux que je prenais ?

- Non. Je voudrais faire de la danse classique.

- Erik, c'est ambitieux.

- Papa ne voudra pas ?

- Je ne sais pas. Il ne refusera pas forcément.

- Dis-lui.

-Je le lui dirai, mon petit prince. Mais je te signale que chacun d’entre vous apprend déjà à jouer d’un instrument de musique.

-Ce n’est pas la danse, maman ! Et de toute façon, quand je danserai, je penserai toujours à toi. Tu oublieras ton frère Tu ne seras jamais triste !

-Oh mais que c’est beau ce que tu dis !

Elle savait qu'il ne lâcherait pas son idée car il était déterminé mais il était mystérieux aussi et pendant les mois qui suivirent, il ne parla plus de rien. La vie suivit son cours. Dans les grandes rues commerçantes de Copenhague, il marchait avec les siens. Et dans les villages danois où ils erraient, il en était de même. Il était fort et obstiné ; mais il était encore si jeune. Il oublierait son projet.

Mais lui se souvenait de ce qu'il avait éprouvé à Skägen lors de cet été et de la promesse qu'il s'était fait. Des années après, repensant

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Vouloir danser dès l'enfance.

2. Erik, enfant, et le désir de danser.

Tout jeune, Erik Anderson a une telle passion pour la danse classique que ses parents, d'abord réticents, finissent pas accéder à sa demande. C'est sa mère, Claire, qui lui va lui trouver une première école de danse. Avant cela, son fils la surprendra beaucoup. Un documentaire sur Nijinsky serait peut être la cause de tout...

Il voulait danser. Il n'avait rien abandonné et cette fois, elle devait l'aider.

-De la danse classique ! Tu insistes encore !

-Je veux en faire. C'est sûr et certain, maman.

-A cause des émissions que nous voyons de temps en temps à la télévision ?

-Je crois. Il y avait une émission sur un danseur russe avant-hier. Il était célèbre avant la première guerre.

-Nijinsky ! Ah oui, tu as aimé ce documentaire. Tu en avais déjà vu un sur les Ballets russes d’ailleurs !  Mais ça n’explique pas pourquoi tu es si déterminé.

-Si. On peut dire que si.  

-Mais tu apprends le piano !

-Aide-moi, maman !

 Il avait huit ans. Il le dit aussi à son père qui ne se ferma pas tant que cela.

- C'est un choix très inattendu, mon fils !

Erik était un être déterminé. Quelquefois, malgré son âge, il n'était plus enfantin du tout. Claire était impressionnée mais perplexe. Des quatre enfants qu'elle avait, elle ne pouvait se plaindre. Tous prenaient l'école au sérieux et étaient mélomanes. Ils pourraient devenir musiciens, elle aimait cette idée ; pour le reste, ils avaient les passe-temps classiques des enfants de leur âge, le cinéma, la lecture, le patin à glace...  Mais Erik se tournait vers la danse classique ! Pour la famille de Claire, il s'agissait d'une discipline à la fois drastique, impressionnante et magnifique. Beaucoup d'appelés, peu d'élus. Pour sa part, elle s'était estimée trop désobéissante pour aborder la danse sous cet aspect ou trop paresseuse. Le Lac des Cygnes et Giselle, c’était magnifique mais elle sentait le travail acharné derrière les images glacées ! Danser, pour elle, c’était penser que le rythme est partout. Danser, c'est être jeune et futile. A l'évidence, son jeune fils ne pensait pas comme elle.

Les semaines passant, ni Svend ni Claire ne répondirent pas à leur fils mais celui-ci qui semblait toujours dans son monde, finit par les interpeller :

-Vous décidez quoi ?

Il était d'une dureté surprenante.

Svend répondit :

-Personnellement, je ne suis pas tellement d'accord mais je ne m'opposerai pas à une première année de cours. Je crois qu’ainsi, tu testeras tes limites. Erik, ce sont les petites filles qui se ruent sur ce type de cours. Enfin, tu te feras ton opinion !

Erik se raidit. Plus malléable, il aurait cherché à remercier son père mais il ne le contra pas.

-Je sais cela ; mais ça ira bien !

-Et toi, maman, quel est ton avis ?

-Je pense que tu vas prendre des leçons. Tu as énoncé ton désir à maintes reprises et je n'ai pas vraiment réagi mais il le faut, là, je crois.

-Ta mère va chercher une école de danse.

Svend avait l'air contrarié mais Erik qui resta sans sourire s’en contenta.

Dans les temps qui accompagnèrent ses recherches, Claire trouva son fils aussi déterminé possible. Il l'encourageait à chercher et il la câlinait. Elle ne laissa rien au hasard. Elle lui expliqua qu'il devait être patient et il le fut.

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Hannah Herman et son école de danse.

Elle trouva, après plusieurs tentatives, une Allemande nommée Hannah Herman. Celle-ci dirigeait un cours de danse classique très recherché à Copenhague car exigeant et bien mené. Claire prit rendez-vous et emmena Erik avec elle. Hannah était une femme imposante. Rousse, les cheveux tirés en un chignon strict, elle portait un tailleur gris et ne souriait pas. Erik la trouva impressionnante et sévère. Elle avait de petites lunettes au bout de son nez et lui dit :

-Tu veux être un grand danseur ?

-Un bon danseur.

-Attention ! Beaucoup de petits garçons veulent être danseurs étoiles ! Seulement, ce n'est pas réservé à tout le monde ! Tu le sais, non ?

-Je le sais, madame.

-Et que sais-tu de la danse classique, sinon ?

-Je sais qu'il y a cinq positions des bras. En première position, les paumes sont tournées vers soi, à la hauteur du nombril. Une jolie première position doit avoir des bras bien arrondis, loin devant le corps. Les bras en seconde ne sont pas sur le côté complètement, ils sont un peu plus en avant. Il faut faire attention à ne surtout pas laisser tomber les coudes. En troisième position, on a en fait un bras en première, et un bras en seconde ! En quatrième, un bras est en première position, l’autre est plus haut, en cinquième position en fait. En cinquième position, les bras sont comme en première mais plus haut. La bonne hauteur, c’est quand en regardant droit devant soi et sans lever les yeux, on voit encore tout juste ses mains.

- Qui t'a dit cela ?

-Une amie d'école.

-Elle fait de la danse classique ?

-Oui, mais pas avec vous, madame.

Erik était sérieux, presque grave. Claire craignait qu'Hannah se fâche mais même si elle gardait tout son sérieux, elle était calme. Elle dit :

-Tu sais d'autres choses ?

-Oui, madame.

-Lesquelles ?

-Je sais les positions des pieds. En première, les talons se touchent et les pointes de pied sont tournées vers l’extérieur. Pour se placer en seconde, on part de première, on fait un dégagé sur le côté et on pose le talon. En troisième, le talon du pied de devant de place au milieu du pied de derrière. Cette position n’est utilisée que par les débutants, en attendant de maîtriser la cinquième position. Pour se placer en quatrième, on part de première ou de cinquième, on fait un dégagé devant et on pose le talon. En cinquième, le talon du pied de devant se place devant les orteils du pied de derrière. Cette position remplace la troisième pour les élèves avancés.

- As-tu appris une leçon avant de venir ?

- Non, madame.

- Alors, c'est seulement ton amie qui t’a expliqué ?

- Oui, et les livres que je regarde et le miroir dans la maison. Et des films. Un spectacle, une fois. Je veux savoir. Il y a des choses que je me suis dit.

-Savoir quoi ? Si tu seras un bon danseur ?

-Non, je veux savoir ce qu'est la danse classique.

-Tu ne peux le savoir qu'en venant en cours !

Il vint régulièrement. Hannah Herman avait beaucoup d'élèves. Ses cours étaient chargés. Depuis longtemps, elle voyait passer des garçons et des filles qui pour la plupart, abandonneraient vite la danse classique. Ils l'écoutaient, travaillaient dur mais ils avaient des familles aisées, toutes sortes de préoccupation. Elle avait l'habitude des affirmations :

-Vous verrez, madame, mon fils est doué.

-Ma fille, j'en suis sûre, a de réelles dispositions.

Et elle s'attendait bien sûr aux remarques qui leur feraient suite :

-Mais, vous ne semblez pas si encourageante ! Qu'appelez-vous un élève doué ?

Elle les connaissait bien, ces hommes et ces femmes qui pensaient que parce que leur fille était très souple et filiforme, elle serait une bonne danseuse classique ou qu'un beau garçonnet aux gestes gracieux passerait des années sur des scènes internationales. Ils n'avaient le plus souvent aucune idée de la discipline qu'elle enseignait, de ce qui ferait la différence entre le danseur qui peut envisager une carrière et celui qui garderait un bon souvenir de la danse classique et pourrait de temps à autre épater la galerie ! La vérité, c'est qu’elle voyait très vite qui avait certains dons et qui ne les avait pas. C'était malheureux à dire mais ces dons-là tombent du ciel. On les a en naissant ou pas ! Elle le savait, certains signes ne trompent pas. Le "coup de pied" : c’est un pied cambré -un arrondi sur la cheville- qui permet sur pointes ou demi pointes, d’avoir le pied qui, une fois tendu est dans le prolongement du tibia. Les orteils reviennent en arrière lorsqu'ils sont sur pointes, un peu sous le pied.  Elle tenait beaucoup à « l'en dehors » qui est une ouverture de l'articulation de la hanche.

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. La danse classique expliquée à Erik.

Quand des parents lui posaient des questions ennuyeuses et qu'elle se voyait dans l'obligation de leur dire la vérité, Hannah disait ceci :

-Ecoutez, je vais tenter de vous parler en termes ni médicaux ni techniques. La position de la danse classique, celle sur laquelle est basé chaque pas, est la cinquième position. Dans cette position, les deux pieds sont l'un devant l'autre et croisés. La face interne de l'un est collée à la face externe de l’autre ; et, il est important, de ne pas oublier que l'en dehors des pieds, vient de ce que les hanches sont ouvertes.  La cuisse se tourne vers l'extérieur dans l'articulation. Cette position, tous ne la maîtriseront pas. Elle n’est jamais enseignée d’emblée…

En général, elle le savait, ce discours ne suffisait pas. Elle devait expliquer la position des genoux, dire qu'ils devaient toujours « rentrer » et ajouter des précisions. Elle finissait par dire qu’enfin, le mieux pour être danseur c'était en plus, d’avoir les tibias un peu longs. Elle disait toujours la charme, la ténacité, le côté volontaire de l'élève qu'on lui confiait mais restait ferme sur les aptitudes physiques. Hannah le savait. Certains parents inscriraient leur enfant dans une école concurrente et elle ne s'en offusquerait pas. D'autres lui laisseraient leurs rejetons. Elle était d'une nature droite, elle enseignait avec rigueur et était observatrice. A quoi bon, laisser ces gens dans l'illusion. Elle ne rabaissait pas, elle disait. Il y avait des élèves pour qui la danse classique ne serait jamais qu'un agrément. Était-ce si mal ? Elle ne le pensait pas.

De toute façon, si, lors de leur entretien, la mère eut l'air mal à l'aise, le jeune garçon, lui garda son aplomb. Il voulait s'inscrire, tenter sa chance. Elle le laissa faire. Un beau jour, il fut là, dans ses jolies tenues. Il se mit au travail tout de suite et il l'amusa d'abord puis, elle l'observa davantage. Mince, presque fluet, il se tenait droit et écoutait avec une grande attention les consignes qu'elle donnait puis il essayait. Il n'était pas seulement appliqué, il était assidu. Apprendre, il voulait apprendre.  Elle le trouvait humble, volontaire, pas inutilement tenace. Il était très gentil avec elle, toujours et il était étonnant de concentration. Il avançait vite. Il comprenait les positions. Il était gracieux dans l'effort. Mais il n'y avait pas que cela...Ce don qu'elle avait vu chez peu de ses élèves au long de sa déjà longue carrière semblait être là, elle le guettait et elle était sûre de ne pas se tromper. Elle donnait ses cours en fin de journée et certains jours le matin. La plupart des enfants et pré-adolescents qu'elle accueillait étaient attachants et cet Erik ne déparait pas l'ensemble ; il arrivait là tout enfantin, conduit par Claire. Emmitouflé dans un grand anorak, un bonnet de lutin sur sa tête, il oscillait entre sourire et gravité. Il se préparait vite. Il faisait ses échauffements. C'est là qu'elle voyait...Ils avaient été si nombreux pourtant à prendre des cours avec elle qu’elle aurait pu s'y perdre. Mais non, il y en avait eu peu d'aussi doués. Il est vrai qu'elle ne leur accordait que trois ans, quatre au maximum. C'était peu pour juger et on aurait pu lui en faire le reproche : seulement, ceux qu'elle avait repérés avaient effectivement suivi un brillant chemin. De ce petit Erik si grave et confiant, elle espérait bien qu'il en serait de même. Hannah lui enseigna le tendu, qui consiste à tendre le pied devant soi. Le pied est pointé et la jambe est tendue devant, à côté ou derrière soi. Elle lui apprit le plié et le port du bras. Pour le plié, il suffit de plier les jambes en faisant en sorte que les genoux partent vers l'extérieur tout en gardant la position des pieds et des bras. Le port du bras consiste simplement à changer la position des bras gracieusement. Il apprit comme tous les autres le jeté qui est semblable au tendu à cela près qu'il faut jeter la jambe à quarante-cinq degrés avec force et maîtrise devant, à côté ou derrière soi. Puis vint le grand battement, mouvement dans lequel il faut lancer la jambe tendue le plus haut possible devant, à côté ou derrière soi tout en maintenant la position du corps et le rond de jambe. Dans cette figure, Il faut faire un rond, du tendu devant au tendu derrière ou inversement, avec la jambe tendue en passant bien sûr par le tendu à la seconde. Pour en faire plusieurs d'affilée, il faut passer par la première à la fin du rond de jambe et recommencer. Il y eut aussi le pied dans la main. Là, il faut être très souple car il faut prendre son pied dans sa main et la tirer, toujours tendue, vers son oreille, à la seconde. L'autre jambe, la jambe de terre, est tendue aussi. Pour le pas de bourré, elle lui expliqua comme aux autres, qu'on pouvait commencer ce pas avec un coupé, un tombé, une sissonne... On passait d'abord la première jambe derrière la première en relevé, sur demi pointe puis on ouvrait la jambe de devant à la seconde toujours sur relevé avant de refermer la toute première jambe devant l'autre. Il fallait aussi que ces élèves apprennent le retiré, figure qui consiste à monter une jambe le long de la jambe de terre et à faire en sorte que la pointe du pied touche le genou. On peut faire ce pas à pied plat ou en relevé, sur demi-pointe. Le coupé était le même pas que le retiré mais la pointe du pied se trouvait un peu au-dessus de la cheville, et non au niveau du genou. Et il restait les sauts : on peut faire des sauts en première position, en seconde et dans toutes les autres positions mise à part la sixième. Le saut de la première à la seconde position s'appelle un échappé.

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Première école de danse. Hannah, la bienveillante.

Un apprenti-danseur dont la « carrière » n'est encore qu'une parenthèse apprend cela. Tous l'apprennent. Il fit donc comme les autres mais quel don ! Elle lui apprit les pas et il ne la déçut pas. Ce qui la surprit, c'est qu'il resta presque timide. Totalement inconsciente de l'excellence de son fils, sa mère le fut aussi. Aussi charmants l'un que l'autre, ils étaient d'une irréprochable ponctualité et ne payaient jamais en retard. Elle était rieuse. Il était étonnement grave. Mais comprenaient-ils ? Plus de trois ans avaient passé et l'enfant devenait un adolescent. Elle finit par la prendre à part.

-Madame Anderson, vous avez un fils qui doit aller plus loin.

-Que voulez-vous dire ?

-Madame, j'ai appris à Erik ce qu'il est en droit de savoir et croyez-moi, il le sait. Vous êtes venue avec votre époux assister à mes spectacles de fin d'année. Vous devriez avoir compris…

-Erik est très bon, alors ?

-Il a un don exceptionnel. Il faut lui permettre de le développer. Je vous conseille de ne pas le laisser dans mon école où il a déjà appris tout ce qu'il doit savoir avec moi. Je vais vous donner une bonne adresse.

-Une bonne adresse ? Mais il adore votre école ! Il prend les choses tellement à cœur ! Il travaille beaucoup pour vous !

Il fallut encore insister pour la convaincre :

-Brillant, il est brillant et je sais de quoi je parle. Si vous l'aidez, il a un bel avenir. Vous allez contacter Irina Nieminen. Elle est Finlandaise d'origine mais au Danemark depuis longtemps. C'est une femme remarquable qui saura le former. Elle travaille avec un danseur russe, très doué lui-aussi. Ils sont bons pédagogues. Vous ne sauriez regretter une telle décision !

-Cela signifie qu'il faudra payer des cours particuliers ! Le père d’Erik voit d'un très mauvais œil la passion de son fils pour la danse : il ne financera pas deux professeurs particuliers car il ne croit pas à une belle carrière !

Hannah sourit :

-Votre mari est un entrepreneur avisé qui gère bien ses salons de coiffure. Il s'accroche sans doute à l'idée qu’Erik lui succèdera mais ce ne sera pas le cas !  Son fils a un avenir dans le monde exigeant de la danse classique. J'ai eu de nombreux élèves. Mon jugement est sûr. Sonia Christofferson qui danse pour le Ballet royal danois et Hans Torger qui s'est expatrié au Québec ont été mes élèves…

Comme Claire hésitait, elle renchérit :

-Votre mari ne refusera pas. Et quand bien même, il interdirait à Erik l'accès aux cours d'Irina, celui-ci ne se laisserait pas faire. Il est d'une volonté farouche. Il faut lui donner sa chance : il ne décevra aucun d'entre vous.

-Vous êtes très convaincante !

-Il le faut...

 Ce jour-là, Claire, d'abord réservée, fut impressionnée par la fermeté d'Hannah. Elle décida donc de préparer son mari à accepter l'idée qu'Erik pût envisager une carrière de danseur classique. Rien, financièrement, n'empêchait que leur fils puisse poursuivre sa vocation. Fidèle à lui-même, Svend resta dubitatif plusieurs jours durant mais n'empêcha rien. Ainsi, tout fut fixé dès cette lointaine année 1973.

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Le jeune Erik et les astres. Une prédisposition pour la danse?

 

Plus tard, bien plus tard, Claire Anderson se dit qu'à une telle réussite doublée de telles difficultés, il fallait bien trouver une explication. Elle fit donc faire le thème astral de son fils et se heurta à des considérations compliquées. En substance, le document qu'elle reçut contenait des généralités puis quelques développements complexes qu'elle dut lire et relire. L'article disait en substance :

Erik Anderson, vous êtes né le 23 octobre 1960. La prédominance d'éléments planétaires dans l'hémisphère sud vous pousse à agir, à vous montrer et rendre visibles à tous vos actes et ce que vous avez en tête. Au mépris et au détriment parfois d'une vie intérieure plus riche et d'une réflexion plus profonde et sage. L'action et la communication vous interpellent et vous avez tendance à considérer que ce qui compte, c'est ce qui se voit ! Ce n'est pas forcément exact et il vous appartient pour évoluer de ne pas négliger les forces de l'être, la méditation, la solitude et l'imagination sans lesquelles toute manifestation ne peut aboutir que de façon limitée et sans vous rendre pour autant plus fort. Le quadrant Sud Est, diurne, constitué des maisons dix, onze et douze, prédomine chez vous : l'affirmation et la concrétisation de vos buts sont au centre de vos préoccupations. Vous avez à cœur de ne pas laisser vos rêves en vous sans suite. Vous réalisez aussitôt que possible vos ambitions, que ce soit par une vie sociale développée, une vie amicale survoltée ou un besoin forcené d'agir pour récolter - aux yeux du monde bien sûr - le fruit de votre dynamisme. Il n'est pas rare que le spirituel ou l'humanitaire fassent partie de vos motivations, et cela au prix parfois d'un certain isolement, volontaire ou non. Vive la communication et la mobilité, Erik Anderson ! La prédominance des signes d'Air dans votre thème favorise et amplifie votre goût pour les relations avec autrui et les déplacements de toutes sortes, qu'ils soient réels - voyages - ou symboliques - idées nouvelles, évasion par l'esprit. Vous gagnez en souplesse et en adaptabilité ce qui peut vous manquer éventuellement en affirmation ou en sens du concret. Erik Anderson, le Feu prédomine dans votre thème natal et vous apporte intuition, énergie, courage, confiance en vous et enthousiasme ! Vous êtes enclin à la passion et savez affirmer votre volonté, aller de l'avant et contre vent et marée, avec force, aller jusqu'au bout de vos rêves et de vos buts. La faiblesse relative de cet élément est sans doute le manque de recul ou peut-être une forme de hardiesse qui peut vous pousser à des imprudences risquées. Le mode Cardinal prédomine chez vous, Erik Anderson, et indique une prédisposition à l'action, et plus exactement à l'impulsion et à la capacité d'entreprendre : vous avez à cœur d'initier les projets que vous avez en tête, de démarrer les choses, de les créer. C'est pour vous la partie la plus importante qui vous donne enthousiasme et adrénaline, sans lesquels vous pouvez rapidement vous lasser. Vous êtes en général plutôt individualiste - parfois trop ? - et affirmé et laissez le soin aux autres de consolider et de faire ensuite évoluer les constructions que vous avez bâties avec ardeur. En fonction de la disposition et des qualités de vos planètes et de vos angles, vous faites partie, Erik, plutôt du groupe Yang, le groupe actif : plus préoccupé par l'action que la réflexion, vous foncez parfois sans prendre le recul et la profondeur nécessaire, mais vous avez cette spontanéité de ceux qui sauront repartir du bon pied, même après un ou même des échecs répétés par imprudence. Vos maisons angulaires – le groupe des maisons 1, 4, 7 et 10 - sont les plus valorisées dans votre thème, Erik : la tradition indique qu'elles sont les plus dynamiques, les plus fortes. Elles peuvent – mais cela dépend du reste de votre thème natal – laisser penser que vous êtes un homme assez typé, entreprenant et énergique. Les maisons angulaires sont en effet des maisons dites d'impulsion, qui correspondent à une personnalité puissante, énergique, dominatrice. Les destins qui sortent de l'ordinaire correspondent souvent à des maisons angulaires prédominantes, mais il ne s'agit que d'une indication partielle... »

Que comprendre à tout cela ? Claire était perplexe. Les destins qui sortent de l'ordinaire. Oui, ce devait être cela...

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Trouver des professeurs galvanisants.

 

3. Irina, après Hannah

Les dons d'Erik pour la danse sont certains et il faut trouver des professeurs plus chevronnés s'il veut intégrer par concours une grande compagnie de danse. Guidée par sa mère, l'adolescent rencontre donc la finlandaise Irina Nieminem, qui travaille avec un acolyte russe. Cette femme a travaillé avec de grands interprètes et elle vénère les danseurs russes de légende.

Irina Nieminen était une femme impressionnante. Elle avait eu une carrière de danseuse assez prestigieuse, principalement en Finlande puis en Suède avant de s'installer au Danemark. Contrairement à Hannah qui avait une école de danse et se devait de la faire fructifier, Irina ne prenait que quelques élèves avec lesquels elle se montrait souvent rigoureuse et plus souvent encore impitoyable. Grande, presque osseuse tant elle était mince, elle avait des cheveux blonds toujours ramenés en arrière et des yeux d'un bleu très pâle. Si Hannah, par sa présence physique plutôt maternelle et douce avait exercé sur Erik une autorité nuancée, Irina Nieminen se montra d'emblée cassante. Elle était la fille de deux danseurs qui avaient travaillé pour les célèbres ballets russes. Elle n'avait pas bien sûr connu personnellement Diaghilev mais elle disait avoir croisé Serge Lifar. En outre son enfance avait baigné dans la musique de Stravinsky, les chorégraphies de Petrouchka et du Spectre de la Rose et du Sacre du printemps. Elle parlait avec une émotion non feinte du « Prince » des Ballets russes, de ce jeune Vaslav Nijinski, fils d'un couple de danseurs de caractère tous deux nés à Varsovie dont la carrière avait été aussi brève qu'extraordinaire. Ce qu'elle en disait révélait son goût pour la discipline : Nijinsky avaient des parents formés à la danse classique. Il tenait de son père une bonne technique et une aptitude au saut qui chez lui était devenue phénoménale et de sa mère la sensibilité et la grâce. Elle savait par ses parents que l'Ecole Impériale de ballet de Saint-Pétersbourg dispensait un enseignement rigoureux et offrait à ses pensionnaires un mode de vie spartiate et que Nijinsky y avait énormément travaillé. C'était un garçon plutôt gauche et qui était de santé délicate. Quelconque dans la vie, il était si merveilleux quand il dansait qu'il attirait l'attention. Très tôt les pédagogues Nicolas Legat et Mikhail Oboukhov avaient dû reconnaître les immenses dons de leur élève et Nijinski avait franchi rapidement les étapes successives de sa formation. Et il y avait eu les prima ballerina du Théâtre impérial qui avaient demandé ce « dieu » pour partenaire. Matilda Kchessinska – alors maîtresse du futur Nicolas II – et Tamara Karsavina avec qui Nijinski allait se lier d’une indéfectible amitié étaient les plus marquantes. Nijinsky : qui n'avait pas entendu parler de lui ? En Russie, il était connu avant Diaghilev mais le soir du 18 mai 1909, lorsque le rideau s'était levé sur la scène du théâtre du Châtelet à Paris, il était devenu célèbre par sa chorégraphie et son interprétation du Faune grâce à celui-ci. Diaghilev était un homme de génie qui occupait déjà une place prééminente dans les milieux artistiques de Saint-Pétersbourg au moment où encore inconnu le jeune danseur faisait ses classes. C'était un imprésario impétueux capable de former une troupe de ballet d’avant-garde et d'organiser une grande tournée européenne. Un grand danseur a besoin d'un guide : c'est souvent le cas. Il ne fallait pas croire tout ce qui avait pu être écrit sur ces deux êtres là. Elle était vibrante et catégorique. Elle était passionnée. Et elle fut la première à lui parler du Danseur et à lui en montrer des photos. Longtemps après, quand s'annonça le tournage de son premier film, il devait se souvenir de tout ce qu'elle avait dit et s'appuyer sur elle...

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Erik, quatorze ans, et Irina Nieminen.

Mais en ce matin d'automne, Erik n'était qu'un adolescent de quatorze ans qu'elle rencontra avec sa mère. De manière surprenante, Irina habitait Frederisberg que les Anderson avaient quitté pour le plus central quartier de Vesterbro quelques années auparavant. Le quartier se transformait, devenait beaucoup plus chic, évoquant une sorte de Versailles danois. Irina avait un petit appartement près du grand jardin de Frederiksberg Have, ce qui signifiait qu'elle vivait près du château et du zoo. Erik avait oublié ou méconnu la prestance des lieux mais la découpure du château était imposante, les longues rues bien éclairées étaient altières, les boutiques qui s'y étaient ouvertes, bien achalandées et élégantes et le jardin fantomatique en hiver était magnifique à la belle saison. La première fois qu'Erik se présenta, Irina les accueillit avec distance. Ils ne pouvaient savoir qu'elle éconduisait souvent ceux qui lui étaient adressées et quand ils le surent, ils ne purent mettre son acceptation que sur le compte de leur bonne fortune. Claire disposait d'une lettre d'introduction de la main d'Hannah et Irina la parcourut sans sourciller. Elle offrit du thé et des pâtisseries à ses invités et observa attentivement Erik. Celui-ci, d'abord silencieux, se leva et posa des questions : pourquoi ces cadres, pourquoi toutes ces photos de danseur et pourquoi tous ces livres ? Il était surprenant qu'il se comportât ainsi car sa nature était réservée. Mais là, roide et observateur, il questionnait.

-Je voudrais savoir qui sont ces gens, madame.

-Là, c’est Oudeltsova, une ancienne danseuse des Ballets russes. Elle a donné des cours de danse privés à Noureev. Là, c'est Elena Konstantinovka Vaïtovitch, maîtresse du ballet à l'Opéra d'Oufa : elle a également enseigné à Noureev. Ici, c'est le directeur de l'opéra d'Oufa ; là, celui de l'école de danse Vaganova de Léningrad. Leningrad ? Saint-Pétersbourg ? Vous faites le lien ? Et là, c'est l'actuel directeur du Bolchoï. Vous voyez ici des danseurs du Kirov, d'autres du Bolchoï et ceux-ci travaillent ou travaillé sur diverses scènes européennes. Baryschnikov ? Le nom vous dit quelque chose ?  Ces autres danseurs sont au New York City ballet. Et la liste peut s'allonger. Mon appartement est petit mais il y a des photos partout. Dans mon atelier, il n'y en pas. Juste des miroirs, des barres...

Elle parlait avec une certaine froideur et une distance un peu hautaine mais Erik ne semblait pas s'en offusquer. Il était déterminé.

-Ces danseurs, ces directeurs de grandes troupes, vous les connaissez ?

-Oui, je les connais. J’ai fait des voyages en Union soviétique. Pas pour me promener ou pas uniquement. Pour danser. C'est ainsi que j'ai connu les Russes. Quant aux autres, j'ai moi-même été danseuse pour plusieurs grandes compagnies et certains ont été mes partenaires.

-Et Noureev ?

-Je l'ai vu plusieurs fois mais pas en URSS. Je n'ai pas dansé avec lui. A Londres, il passait et passe toujours pour très mondain. C'est une façade. Il n'est pas comme ça du tout. Je l'ai vu en répétition, une fois. Stupéfiant. Nous nous sommes aussi croisés dans des dîners. Cela remonte à quelques années. Nous sommes en 1970. C'était en 1965. Il y avait beaucoup de monde à ces dîners : des acteurs, des gens de théâtre, des peintres, des hommes politiques aussi et des grands couturiers. Margot Fonteyn était là, bien sûr.

Elle eut un sourire froid :

-Vous voulez être comme Noureev ?

Il eut une réponse stupéfiante :

-Non, madame, je ne suis pas russe. Je n'ai pas besoin de demander l'asile politique au Bourget car je fais une tournée en France avec le Kirov et ne veux pas rentrer en URSS. Je suis danois. Je suis jeune. Je veux danser !

Elle eut un demi-sourire :

-Belle réponse ! Dites-moi, vous avez apporté vos affaires ?

-Oui, madame.

-Bien, suivez-moi. Votre mère va nous attendre ici. Je pense qu'elle ne s'ennuiera pas : tant de photos et de livres !

Elle sourit aimablement à Claire avant de rejoindre son atelier avec Erik. Elle le regarda s'échauffer, lui demanda des positions, des figures et l'observa attentivement. Elle parlait.

-Reprenez. Reprenez encore. Mettez-vous à la barre. Montrez-moi. Maintenant, le port des bras. Recommencez. Les sauts. Encore. Vous savez ce que je demande. Encore.

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Irina Nieminen, la formatrice.

 

Il se sentait transpercé par son regard et son visage était un masque dur qui ne laissait rien paraître.

-Combien d'années avec Hannah ?

-Quatre ans, madame.

-Quatre ans ! Ça vous a paru normal ?

-Je ne sais pas, madame.

-Elle vous a dit de préparer une chorégraphie. C'est écrit dans la lettre.

-Oui, madame, je sais.

-Alors, que me présentez-vous ?

-C'est une chorégraphie que j'ai travaillée seule. Balanchine.

-Ah oui ? Et quoi ?

-L'Enfant et les sortilèges, Sérénade, Orpheus et un peu l'Oiseau de feu...

-Tout cela ?

-Oui, madame. Disons que j'ai fait un petit montage.

Il avait apporté ses musiques enregistrées. Elle lança le premier air. Ravel. Il se mit à danser tandis qu'immobile, elle s'appuyait à une barre, un grand miroir derrière elle renvoyant son image ainsi que celle de son jeune candidat. En le regardant évoluer avec un impeccable sérieux et une maîtrise de lui-même qu'elle jugea impressionnante, elle pensa à ce qu'avait écrit le grand chorégraphe :

« Je ne suis pas un intellectuel, un cerveau. Je suis un sot. Je suis né comme ça. En revanche je sais voir, entendre et bouger très vite. Quand j'étais petit, je pouvais attraper les souris à la main. La plupart des chorégraphes d'aujourd'hui sont des intellectuels. Ils s'inspirent de Freud, de Jung, de Kierkegaard. Moi je suis moi-même. J'essaie de trouver des équivalences à mes sentiments, à mes sensations mais tout cela est inexplicable. On ne peut trouver que des comparaisons ». Elle n'était pas sûre d'être totalement fidèle à sa pensée mais c'était à peu près cela. Ce garçon qui dansait devant ne devait pas connaître ces propos mais Il avait déjà tout compris. Elle se garda de lui dire. Il poursuivit, enchaîna, marquant des pauses entre chaque extrait de façon à ce qu'elle pût risquer des commentaires. Elle n'en fit d'abord aucun. Il était très gracieux et son visage était celui-ci d'un comédien qui a appris à laisser passer en lui toutes sortes d’émotions. Son sens du saut méritait l'attention et il était très technique tout en restant sensible. Le tout bien sûr restait maladroit comparé aux danseurs prestigieux qu'elle avait côtoyés mais Hannah avait vu juste. Il dansa encore et encore puis s'immobilisa sur un sourire. Elle attaqua :

-Pourquoi Balanchine ? C'est très risqué. Vous savez qu'il préférait les danseuses. Il a déclaré que la danse est faite pour les femmes et que les hommes devraient rester à la maison et faire la cuisine...

-C'est possible, madame et ce n’était pas forcément de l’humour. Il a pris la direction du New York City Ballet en 1948 et il a beaucoup dansé...Il n'est pas resté chez lui...

-Vous ne manquez pas d'esprit. Hannah et vous avez beaucoup parlé de l'histoire de la danse ?

- Elle en parlait à tout le monde.

Il eut un joli sourire. Elle se mit à traverser lentement son atelier et marcha en silence. Elle y formait peu d'élèves mais il était de belles proportions. Sa haute silhouette se reflétait dans les miroirs pendant qu'elle déambulait en réfléchissant et de nouveau, il était frappé par son visage dur, son profil évoquant un oiseau de proie et cette façon qu'elle avait de rentrer en elle-même. Elle portait un tailleur brun d'une élégance discrète et coûteuse et ses cheveux blonds, bien que ramenés en arrière, étaient marqués de gris. Elle avait des bracelets aux poignets et des boucles d'oreille dorées. Son maquillage, qui n'avait rien d'ostentatoire, était joli. Erik n'avait pas remarqué combien cette femme au physique fort cultivait le luxe discret, signe de la vraie élégance. Quel âge pouvait-elle avoir ? Il l'avait cru plus jeune qu’Hannah mais il s'était trompé : elle avait la cinquantaine bien entamée. Il ne savait rien d'elle : elle avait dansé, voyagé. Elle avait été mariée deux fois. Il ignorait le reste. Elle était imposante.

Elle s'arrêta et dit :

-Je parle avec votre mère, maintenant. Restez ici.

A Claire, inquiète, elle dit :

-Quatre fois par semaine. Deux ans au moins. Mais pas plus. Hannah est trop sentimentale : je la connais ! Elle a gardé votre fils trop longtemps. Il va falloir mettre les bouchées doubles !

Elle n'osait pas montrer sa joie.

-Alors, il a réellement du talent ?

-Vous plaisantez, j'espère ! Il peut prétendre à une carrière internationale ! Seulement, avant cela, il faut qu'il travaille énormément et passe un concours pour intégrer une compagnie : le Danemark ou la Suède...

Claire était abasourdie. Irina dut insister.

-M'avez-vous entendu ?

Elle fronçait les sourcils.

-Madame, c'est un honneur...

-Oh non, ça peut en devenir un. Je l'attends dans deux jours. Dix-sept heures. De chez vous, il y a des bus : il doit venir seul. Pendant les vacances scolaires en hiver comme en été, il devra faire des stages plus intensifs. Nous serons deux enseignants. Oleg n'est pas là aujourd'hui. Erik le verra bientôt.

-C'est un magnifique programme mais...

-Le prix des cours vous effraie…

Claire eut l'air gêné et Irina eut un sourire froid.

-Je ne suis pas bon marché, je ne vous le cache pas et il est très important que votre fils le sache. Il doit être conscient que sa formation est coûteuse. Il faut que ça le galvanise et si ce n'est pas le cas, croyez-moi, je vous le ferai savoir. Pour l'instant, voici mes tarifs.

L'ancienne danseuse vit pâlir la jolie Française mais admira son attitude. Raidie, s'obligeant à sourire, elle parvint à lui dire :

-Parfait, madame Nieminen.

15 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Erik, Oleg et Irina. Les exigences de la danse.

 

Celle-ci fut concise :

-Dans ce cas, faisons venir Erik.

Celui-ci, débarrassé de ses habits de danse, était de nouveau emmitouflé dans son grand pull blanc torsadé. Ses yeux bleus se posèrent sur l'imposante Finlandaise qui lui présenta les choses :

-Ce sera très astreignant. Vous vous partagerez entre Oleg et moi.

-Oui, madame.

-Pas d'absence.

-Non, madame.

-Il faudra continuer de lire. Il faut apprendre à danser mais savoir qui a dansé et qui a su faire danser. C'est très important. Vous avez déjà les livres qu'il faut ?

-J'en emprunte. Ma mère m'en achète.

-Il y en a ici. Vous les lirez sur place.

-Vous jouez d'un instrument de musique ?

-Le piano. Mais pas un niveau...

-Il faut un bon niveau. Prenez vos dispositions.

-Oui, madame.

-Bonne culture générale. Littérature. Histoire de la musique. Arts. Langues étrangères. Vie stricte. Je me fais comprendre ?

De nouveau, il la stupéfia :

-J'ai compris, madame. Ma famille fait un grand sacrifice. Je dois donc avoir une formation drastique. Dois-je me présenter à l’avance à Oleg Tobialsky ?

-Non. Vous êtes à un âge où une femme ne peut tout vous apprendre. Il vous dira lui-même ce qu’il attend de vous.

Il eut un rire adolescent, clair et frondeur.

C'était là une attitude surprenante. Habituellement, elle intimidait beaucoup. Elle ne releva pas. Ils scrutèrent encore les photos et les livres puis se sourirent. Ils partaient. Il se retourna pour la regarder alors qu'il s'engageait dans l'escalier et surprit sur son visage une expression indéfinissable.

Ce fut la seule fois où sa mère fut admise à entrer dans le petit mais joli appartement de la « grande dame » comme elle se plut à l'appeler.

Erik y fut reçu deux ans durant et il subit tour à tour ses attaques et ses compliments. Elle était aussi implacable qu'on le disait mais elle tirait de lui tout ce qui était à prendre et il ne lui résistait pas, bien que commençant à montrer une nature aimable mais ferme. Quand elle le lassait trop, il s'arrêtait dans une figure et serrait les poings. Il repartait de lui-même. Elle évitait de trop l'atteindre car alors, il ne savait plus rien faire. Il attendait qu'elle hoche la tête et le regarda d'une certaine manière et il savait qu'il était juste. Alors, il repartait de plus belle. Doué, très doué. Mais il ne fallait pas le lui dire. Doué et infatigable.

-Non, Erik, ce n'est pas cela du tout !

-Non, encore !

-Vous êtes consternant aujourd'hui. Ces entrechats ? Rien de difficile.

-Mieux.

-Bien. Tout de même !

Heureusement pour lui, Tobialsky prenait régulièrement le relais. Il avait près de soixante ans mais restait remarquablement souple. Il montrait, se fâchait, tempêtait mais savait redevenir calme et encourageant. Il parlait peu et se montrait très technique. Il avait le don de calmer Irina. En sa présence, elle était moins impérieuse. Erik ne sut quasiment rien de lui car il éludait toute question. Il le faisait travailler. Quand il avait été très bon, il recevait de lui un sourire particulier qui le galvanisait. Il pensait naïvement que si cette Finlandaise n'était jamais contente, Oleg, lui était déjà acquis. Or, ce fut elle qui se révéla admirative.

Plus tard, alors qu'il était très connu et qu'elle ne l'avait plus revu depuis quelques temps, elle écrivit pour un grand magazine danois un article que reprirent des mensuels anglais et américains.

« Erik Anderson est, à vingt-six ans une belle figure de la danse. Longtemps membre du Ballet danois, il danse maintenant à New York où il a apporté une nouvelle vie aux rôles classiques réservés aux danseurs étoiles.  A ses éminentes qualités techniques, il joint un grand sens dramatique et une merveilleuse capacité à sauter avec grâce. Il y a longtemps qu'Erik Anderson a compris que la technique ne suffit pas. Il est remarquable pour les sentiments qu'il fait naître chez les spectateurs et la tension qu'il peut transmettre par sa pure présence tant dans la salle que sur scène. D'une grande beauté, il apparaît sur scène comme plein d'assurance, et focalise l'attention dès son entrée sur scène, avant même d'avoir dansé un pas. Il est en passe de devenir l'un des danseurs masculins le plus prestigieux de notre époque. Sa technique parfaite combine un énorme talent et les traces du long entraînement de son enfance. Je suis fière d'avoir, pour une faible part, participé à l'éclosion du talent d'Erik ! »

Irina Nieminen. 20 octobre 1988. BT puis The Times puis The New-Yorker.

A l'époque où il allait la voir, nul ne savait qu'il serait connu. Il prenait donc le bus et elle le faisait raccompagner par un voisin obligeant. Il passait toujours par chez elle avant de rejoindre le studio de danse et rendait compte de ses études et de ses lectures. Elle vérifiait souvent qu'il progressait au piano et elle le laissait feuilleter des albums photos ou regarder les portraits encadrés qu'elle avait placés au mur.

-C'est Vaslav Nijinski ?

-Dans le Spectre de la rose. Vous le savez bien.

-Il y a des photos, des films très brefs. C'est tellement dommage.

-De ne pas savoir comment il dansait ?

-J'ai croisé, jeune ballerine, quelques personnes qui l'ont vu sur scène. Elles en restaient émerveillées. Le temps passe mais il reste inspirant, vous ne trouvez pas ?

-Oui. Il incite tellement à la grâce !

Les premières leçons furent payées un an et demi durant ainsi que divers stages. La famille de Claire fut mise à contribution, pour éviter les plaintes de Svend puis Irina déclara ne rien demander. Elle était fortunée et n'exigeait que sa ponctualité. La famille d'Erik tenta de la convaincre sans qu'elle cédât. Ils lui envoyèrent régulièrement des fleurs...

15 juin 2024

Erik N/ Le Danseur. Erik , bien formé par Oleg et Irina, tente sa chance...

 

Il avait seize ans et il était prêt. Irina lui fit présenter des concours en Suède et en Norvège ainsi qu'au Danemark. Il souhaitait vraiment tenter sa chance ailleurs mais ce fut le Ballet Royal danois qui le recruta. Irina lui avait dit de présenter le solo du ballet Études d'Harald Lander, la variation d'Albrecht du deuxième acte de Giselle, celle de Siegfried du troisième acte du Lac des cygnes. Oleg et elle le préparèrent méticuleusement ; il pensait en se présentant à tout ce qu'il ne savait pas faire, sans savoir à quel point elle avait misé sur cela. Il fut excellent aux auditions et intégra brillamment le corps de ballet. Il était encore très jeune. Il était pur. Il voulut dire à Irina et à Oleg tout ce qu'il leur devait. Ne l'avaient-ils pas guidé vers la magie de la danse ? Le danseur russe le remercia gentiment et Irina lui écrivit :

-C'est bien mais c'est tout juste un début. Je sais que vous êtes heureux et rêvez à la magie de la Danse, Erik ! Soyez prudent. La magie est accidentelle ! Pour que cet accident merveilleux arrive, il vous faudra travailler plus dur que tous les autres. Et s'il arrive, vous pourrez être sûr que c'est la seule chose de votre vie qui ne se reproduira pas. Vous comprenez ? Vous courrez après une beauté qui s'est évanouie.  On peut parler d'ironie du sort et c'est pour certains, une condition malheureuse. Pour d'autres, il s'agit enfin de l'extase. Peut-être, dans ce cas, devrez-vous oublier tout ce que je vous ai dit et ne vous rappeler que ceci : la vraie beauté peut tout à coup être là mais ce sera très fugace. Donc dansez avec vigilance…

Il crut comprendre ce qu'elle voulait dire. Elle faisait de lui un traqueur de beauté et cela lui plut. On lui donna le rôle d'Adonis dans le ballet d’Harald Lander, Thorvaldsen. C'était un choix classique mais qui convenait bien à sa formation et il y excella. D'autres rôles vinrent. Il ne lui fallut pas deux ans pour devenir membre permanent de la compagnie danoise. Irina l'encouragea à poursuivre dans un message à la fois plein de louanges et de discrétion.

-Eh bien, Erik, seconde étape ! Félicitations. Ce n'était pas si simple. Pensez qu'il y en a beaucoup d'autres mais soyez heureux de cette distinction. Travaillez dur et soyez plein d'âme ! Ne soyez pas triste « longtemps et cherchez la joie dans la danse. Elle y est !

De nouveau, il fut touché et se jura d’écouter toujours cette femme dure qui l'avait guidé. Il fit de son mieux. Il était déjà celui dont parlait dans un magazine de danse connu au Danemark la journaliste Inger Manström : « Erik Anderson est un magnifique jeune danseur. Il est précis dans chaque pas et sa technique est pleine de virtuosité. Ses attitudes sont nobles, ses gestes élégants. Sa ligne est extraordinaire. Il est peu de danseurs qui suscitent une telle admiration en exécutant une série d’entrechats Erik Anderson est un danseur complet ! Il est un poème et un cri ! La scène danoise peut s'enorgueillir de lui ! »

Des textes comme celui-ci le ravissaient. Il était jeune, beau, à la fois charismatique et un peu lointain, il attirait les regards et intéressait déjà les spécialistes. Il avait très à cœur d’honorer une maison fondée en 1748, ce qui faisait d'elle une des compagnies de danse les plus anciennes d'Europe. Son véritable fondateur était Vincenzo Galleotti qui avait dirigé la troupe de 1775 à 1816. Mais évidemment, c'était Antoine Bournonville qui avait régné en maître sur les lieux, de 1816 à 1823 et son fils ensuite de 1830 à 1877. Bournonville passionnait Erik. Il savait que bon nombre de ses chorégraphies avaient été perdues mais tant qu'il fût membre du corps de ballet, il eut à cœur d’interpréter La Sylphide, Napoli et La Kermesse à Bruges. Il aimait l'idée que Bournonville défendait une conception de l'existence marquée par la foi en un monde chargé de sens et plutôt lumineux. Michel Fokine et Georges Balanchine avaient aussi dirigé le corps de ballet. Il ne pouvait ignorer Fokine puisque lié à l'histoire des ballets russes, il le renvoyait à Irina. Quant à Balanchine, il regrettait que sa carrière au Danemark n'ait duré qu'un an ! A l'époque où il fut engagé, c'était Flemming Flindt qui était directeur de la danse mais jamais Erik, qui pouvait être buté, ne réussit à s'entendre avec lui. Pour lui, c'était Harald Lander qui avait tout changé en mêlant répertoire moderne et fidélité à la tradition de Bournonville. Il avait centré, il est vrai, son répertoire autour de la danseuse étoile Margot Lander et celle-ci était étincelante. Irina n'avait eu de cesse qu'Erik connût bien le monde de la danse et il savait par elle que Lander avait, entre 1932 et 1951, rendu au Ballet Royal danois ses lettres de noblesse. Des chorégraphes réputés avaient travaillé à Copenhague dont Børge Ralov qui avait créé le premier ballet danois moderne intitulé La Veuve au miroir en 1934 mais on pouvait aussi citer Birgit Cullberg, Roland Petit et Frederick Ashton. Ashston avait, à l'intention du Ballet royal, créé la première version chorégraphique occidentale du Roméo et Juliette de Prokofiev, en 1955. Et puis, Harald Lander avait formé une solide génération de jeunes danseurs dont plusieurs étaient devenus célèbres à l'étranger : Toni Lander Marks, Kirsten Simone, Henning Kronstam et d'autres. La plupart d'entre eux avaient terminé leur carrière mais leur renommée dans le monde de la danse avait attiré l'attention sur le Ballet danois.

Si Erik n'aimait pas la personnalité de Flemming Flindt, il devait lui reconnaître une qualité : celle d'avoir ajouté la danse contemporaine au répertoire du Ballet royal. Il avait chorégraphié La Leçon, d'après la pièce d'Eugène Ionesco et crée l'année où Erik arrivait Auréole, le ballet de Paul Taylor. De plus en 1972, Il lui fut redevable de sa distribution dans Le Triomphe de la mort, ballet dans lequel les danseurs dansèrent pieds nus.

15 juin 2024

Erik N / Le danseur. Partie 1. Ballet Royal de Copenhague. Erik soliste.

4. Erik et le Ballet royal de Copenhague.

Erik a réussi : il danse pour le Ballet royal de Copenhague où son talent est remarqué.

Il s'intégra très vite à une troupe assez stable. Redoutablement ponctuel, il s'entraînait avec régularité. Il était alors tout jeune et se composa une personnalité.  Bien que toujours un peu lointain, il était souriant et aimable avec tout le monde. Son côté solitaire irritait les jeunes danseurs car il semblait se mettre à part. Ces regards, il les comprenait mais il n'acceptait pas les invites et cette attitude qui montrait plus de timidité que d'assurance était mal comprise. De fait, à dix-huit ans, Erik était lunaire. De lui-même, il disait 

-Je suis un garçon qui danse plutôt seul !

Sa nature émotive et imaginative le servait pour son art car elle lui permettait de s'imprégner instinctivement des atmosphères, des ambiances, des impressions qui peuvent nourrir un rôle. Elles étaient aussi dangereuses car elles lui donnaient un faux sentiment de sécurité. Il lui semblait qu'il vivait sa vie alors qu'il ne faisait que la rêver.

-N'es-tu pas trop solitaire ? Lui demandait Claire.

Il répondait non invariablement sans convaincre personne. Pour sa famille, il était trop à part, pour ses anciens amis, encensé trop vite et pour les danseurs du corps de ballet trop doué et surtout trop beau. Alors qu'une attitude plus simple aurait permis de voir qu'il était peu sûr de lui, il afficha un impressionnant contrôle de lui-même. On ne vit pas qu'il pouvait être vrai et spontané car il paraissait froid. Or, rien n'arrive sur un plateau si on bride une sensibilité riche, plus riche que celle de la plupart des gens. On commença à dire d'Erik qu'on l'avait trop tôt auréolé d'une réputation flatteuse : celle d'avoir des dons exceptionnels. Pendant une brève période, il lui sembla que les beaux rôles s'éloignaient et qu'on ne lui prédisait plus la belle carrière qui lui était due. Il fut conscient du danger et sollicita Irina qui fut directive. En quelques mois, il se transforma. Il devint moins fermé, plus original, plus libre et les émotions qu’il bridait, parurent.

-Ah dit Kirsten, tu n'es pas pareil sur scène ! Là, tu nous atteins !

-Te voilà si sensible, mon Erik et si lumineux quand tu danses ! déclara Claire,

Les critiques enthousiastes revinrent. Sa réelle beauté devint accessible en dehors de la scène et plus lumineuse quand il dansait. Quant à son être même, il s'ouvrit avec rapidité. Tous furent surpris et tous se louèrent. Toutefois, Erik en se mettant à part de la réalité en avait oublié l’ambiguïté et la dureté. Celle-ci le frappa de plein fouet. Au long de ses années d'apprentissage solitaire, il n'avait pas eu d’expériences amoureuses, les jeunes filles lui restant lointaines. Or, à dix-huit ans, il se réveillait. En quelques mois, il y eut eu Inge, une Allemande, Lucia, une Italienne et Linn, une Danoise. Aucune n'appartenait au corps de ballet. Toutes avaient quelques années de plus que lui et toutes avaient un logement en ville. Déshabiller lentement en caressant, être déshabillé à son tour en étant palpé et embrassé, c'était bon et doux. Il n'y avait à penser, juste à apprendre les douces choses de l'amour physique. Elles voulaient tellement le faire entrer dans le monde des sensations, le rendre viril, l'entourer de leurs rires et de leur reconnaissance ! Il passa de l’une à l'autre. Elles étaient amusantes, parlaient beaucoup et, dans le plaisir, se montraient délicieuses. Il était content avec elle. Quand on rattrape le temps perdu, on l’est.

15 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Mads et le jeune Erik.

Il y eut un homme aussi, bien plus âgé que lui. Il était grand, très blond et avait le teint clair. Erik avait peu d'expérience mais il était spontané. Cet homme l’attirait sexuellement et émotionnellement, ouvrant pour lui une autre réalité qu'il ne trouva pas déplaisante. Il n’avait jamais été vraiment amoureux et il découvrit qu’un même être pouvait vous paraître doux et gentil pour vous intimider ensuite. Mads fut rieur avec lui avant d’être possessif, secret et triste. Il eut avec lui un plaisir physique sans mélange et de grands moments de tendresse avant de subir ses assauts de jalousie. Était-ce cela, aimer ? Était- ce rendre des comptes, tenter d’apaiser un homme instable, l’écouter se plaindre, se montrer patient et cajoleur ? Si c’était ainsi que l’amour se disait, Mads l’aimait et il lui rendait son amour. Erik ignorait la passion. Cet homme en éprouvait une pour lui, qui allait s’aggravant. Quand il voulut rompre, il n’y parvint pas vraiment et tout se précipita. Erik savait qu’on pouvait se suicider mais quand Mads le fit, il en souffrit horriblement. Cet homme qui se pendait ! Ce devait être à cause de lui ! Il avait été amoureux mais il n’avait rien mesuré. La légèreté est illicite. Il avait été bon de se sentir beau pour lui et affreux de le voir se détruire mais Erik, se jugeant durement, pensait l'y avoir aidé. Ce qu'il avait fait, c'était mal. Terrifié, il se trouva face à lui-même et se fit une promesse : être aimé violemment, voilà qui devait être écarté. Et puis, les amours masculines étaient compliquées, et peu licites !  Il devint amnésique si tant que le rejet d’un traumatisme puisse vous rendre tel. Il barra tous ses souvenirs. Volontairement, il oublia Mads. Que pouvait-on conserver d’un être qu’on n’a jamais rencontré ? Rien !

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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
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