IL Y A LONGTEMPS QUE JE T'ATTENDS. CHAPITRE 5. NIJINSKY PARLE A TAMARIN.
5.Erik retrouvé.
Tamarin, berger malinois, a été brutalement séparé de son maître. Abandonné au cimetière Montmartre, il attend celui-ci près de la tombe de Nijinky. D'outre-tombe, le danseur lui parle...
Je m'étais en quelque sorte habitué aux confidences du danseur russe et je n'étais pas surpris d'être seul à les entendre. Pourquoi ? Mais je n'en sais trop rien, n'étant qu'un chien. J'avais l'âme droite et prête à recevoir les douloureux souvenirs d'un grand artiste tombé en disgrâce, voilà tout. En effet, quand on connaissait son histoire, que pouvait-on dire d'autre ? Acclamé à Londres et à Paris, après l'avoir été en Russie, il avait suscité fascination et engouement. On le peignait, on le sculptait, on écrivait sur lui de magnifiques poèmes et de beaux textes en prose, on le photographiait ! Jeune dieu de la danse, il incarnait la jeunesse et la nouveauté tout autant que l'exotisme et l'androgynie...Bref, il soufflait sur lui un parfum de scandale. Le monde d'alors était prêt à l'accepter pour une idole dérangeante mais pour un génie. Passe encore « L'Après-midi d'un faune », ce ballet dont il aimait me parler et qui avait suscité tant de commentaires ! On avait continué de l'aimer pour avoir été cette créature païenne tout droit sortie d'un vase grec mais quand il avait son grand œuvre, « Le Sacre du printemps », on avait renâcle. C'était incompréhensible de renier ainsi les règles de base de la danse classique et de demander aux danseurs de bouger comme ils le faisaient. Incompréhensible et laid. Le jeune dieu avait senti qu'on l'ôtait de son piédestal. Quelques années plus tard, en Suisse, il marchait longuement dans les montagnes sur injonction de ses psychiatres et parlait à ceux qu'il croisait. Il avait senti, alors que ses pas s'imprimaient dans la neige, le chant de la nature engourdie par le froid, contemplé le ciel et parlé aux étoiles. Il aimait la terre et les hommes qu'elle portait. Il aimait l'humanité. Et le Christ. Étroitement.
Il était tombé malade alors que les hommes s'écharpaient, la première guerre mondiale faisant rage, et dès lors, il avait été entre les mains des médecins. Il était mort en 1950. Je n'en revenais pas, moi, le chien. Cinq années de triomphe et trente de folie...Qui pouvait croire cela ?
Il ne se plaignait jamais. Il avait une grande âme. Il me disait qu'il avait beaucoup parlé aux étoiles et qu'il continuait de le faire, maintenant qu'il était là, dans son tombeau parisien. Son âme s'était dilatée. Plus rien ne le faisait souffrir. Il me disait :
«Jeune, je me définissais ainsi : je suis Nijinsky, celui qui meurt s'il n'est pas aimé. Mais une première fois, je suis mort aux autres à cause de ma maladie et j'ai accédé à une autre dimension de l'amour. Souvent, dans les ténèbres, je savais que j'étais aimé et pourtant personne ne me regardait plus ! Et puis physiquement, je suis mort. Une deuxième fois, donc. Je goûte un grand repos, un vrai repos. Je suis en vérité. Ma sensibilité aux autres n'a jamais été aussi forte...Et peut-être est pour cela que de nouveau, on me regarde et on m'aime, mais bien sûr, pas comme avant. »