Anaïs avait un joli visage bien construit au bel ovale et aux sourcils montants. Elle avait des yeux bruns lumineux et expressifs et un teint clair tenu à l'écart du soleil méditerranéen. Très mince et pas très grande, elle suivait en cela la ligne de conduite de toute ballerine qui ne veut pas déparer son partenaire sur scène. Il fallait absolument qu'il put la soulever facilement, la porter avec grâce et l'aider à tourner sur elle-même sans que surgisse le moindre désagrément. En solo, il fallait qu'elle parût gracieuse, qu'elle soit vêtue d'un tutu classique ou d'un simple justaucorps. Elle avait un beau port de tête et savait soigner ses apparitions. Vraiment jolie elle se voulait sans faille et s'appuyait sur une technique impeccable. Elle avait compris qu'elle devait y adjoindre sensibilité et intelligence du rôle qu'on lui confiait. Encore perfectible, elle ferait le bonheur des chorégraphes qui lui confieraient des rôles. Et pour finir, elle avait saisi l'utilité de connaître l'histoire de la danse. Converser avec elle sur ce sujet promettait de belles surprises.
Irène, qui était une pianiste de concert réputée, a connu la maladie. Ayant quitté Paris pour Cannes, elle joue du piano dans un cors de danse. Les danseurs la fascinent, le jeune Raphaël surtout...
C'était Raphaël cependant qui tenait Irène en haleine. Mince et fin, il avait un corps fait pour la danse et déjà très entraîné. Il n'était pas difficile de voir que sa beauté encore adolescente allait s'évanouir pour donner naissance à une autre, plus affirmée. Cependant, c'est à sa beauté présente que la pianiste s'intéressait. Il y avait en elle quelque chose d'exotique peut-être parce que le jeune homme avait les cheveux d'un blond tirant sur le blanc, et des yeux d'un bleu soutenu. Ses traits,qui deviendraient plus sculptés, étaient encore marqués par la fin de l'enfance et ils étaient harmonieux pour ne pas dire nobles. Ce garçon ne semblait sortir d'une famille très nantie mais il y avait dans son visage une fierté et tel don total de lui-même à la danse qu'on ne pouvait qu'en être interpellée. Au repos, ce visage inspirait un certain respect car il était lisse de toute émotion mais dans le feu du spectacle, il se chargeait d'émotions multiples allant des sourires les plus convaincants à la tristesse la plus poignante. A l'évidence, Raphaël pourrait devenir un grand interprète car la danse résonnait en lui, illuminant les recoins les plus lointains de son être. C'est pourquoi, par ses regards et sa réserve, il semblait signaler à ceux qui tombaient en admiration devant son apparence présente qu'elle irait se modifiant et que ce qu'il était maintenant que passager.
Irène Diavelli, pianiste déchue, a connu un jeune danseur auquel elle reste très attaché. Il cesse pourtant de lui envoyer des messages...
Elle ne rêvait plus du bel oiseau de contes de fées mais, faisant les rêves les plus noirs, ses nuits étaient courtes. Elle était sujette à de violentes baisses de tension qui contrarièrent son programme de concerts. Elle n'avait que quelques engagements mais il parut très vite clair qu'elle ne les tiendrait pas. Bientôt, elle fut recluse, abandonnant un à un ses élèves. Tant qu'elle eut des nouvelles de Niels, elle tint bon. Il n'était pas bavard mais gardait le contact. Londres lui plaisait beaucoup. Il s'était fait suffisamment repérer pour attirer les rôles titres dans la compagnie pour laquelle il travaillait. Il n'avait que vingt ans, était étoile et ne désespérait pas d'atteindre ainsi le but qu'il s'était fixé : New York. On ne lui connaissait pas de liaison fixe mais il était encore très jeune. Qu'il soit seul était le meilleur pour lui. Il focalisait les désirs et les attentes, les rêveries les plus romantiques et les rêves les plus crus. Et pour les chorégraphes, c'était un creuset...Il donnait envie d'être inventif …
Puis, brusquement, il ne répondit plus à ses messages. Il devait avoir oublié cette période cannoise où elle jouait du piano tandis qu'il s'entraînait. Il ne pensait plus à son récital, ni aux fêtes qui avaient marqué la fin de l'année et à leurs conversations dans les café. Il oubliait. Puisque les contacts étaient rompus, Irène pensa l'espace d'un instant qu'elle oublierait le jeune danseur. Elle irait mieux, elle redeviendrait sereine. Mais au fond, cela ne servait à rien. Sans qu'elle eut conscience, elle était rivée à lui et cette maladie qui la prenait ne cessa pas, bien au contraire, puisqu'elle était le signe d'un attachement profond. Percluse de fièvre, elle s'alita souvent. Les cauchemars déferlèrent. Dans l'un d'eux qui revenait sans cesse, elle usait du corps de Niels comme d'une combinaison intégrale. Il suffisait d'en descendre une longue fermeture éclair pour s'y glisser. Loin d'être une seconde peau, c'était la peau elle-même. Elle était l'autre, elle était Niels. Parfois, elle rencontrait des obstacles : les parents du danseur ou Monica. Elle devait se battre mais finissait par l'emporter...
Irène était certaine que Niels restait lié à elle. Il sentirait qu'elle pensait à lui et réapparaîtrait. Il danserait à Paris. Ce serait bien...Cependant, il n'en fit rien. Le temps passant, fort de ses succès anglais, Niels parvint à décrocher un contrat non à New York mais à Boston. Fou de joie, il prépara son départ. Dans le temps où il le faisait, Irène parut s'absenter d'elle-même. Elle était incohérente mais n'étant pas jugée dangereuse, on lui fournit des aides et la laissa chez elle.
Niels, qui veut devenir un grand danseur classique, part pour Boston. Son avion s'écrase. Tout pourrait s'arrêter si Irène Diavelli ne descendait de changer la trajectoire de sa vie. Le vol pour Boston s'est écrasé mais pas celui pour New York...Niels va vivre mais Irène est en lui !
Le jour anniversaire de ses vingt-deux ans, Niels se rendit à l'aéroport pour prendre un vol Londres-Boston. Il s'installa confortablement dans l'avion. Il avait en poche un contrat de deux ans renouvelable. Au regard de l'administration américaine, il était en règle. Il était fier de sa collaboration avec de bons chorégraphes anglais mais plus fier encore de son entrée dans une compagnie américaine.
C'était un vol de nuit. Niels dîna légèrement et s'apprêta à regarder des films. Les ennuis commencèrent trois environ après le décollage. L'avion parut traverser des zones de turbulence sans que l'on s'inquiétât vraiment. On aurait dû. Il devint incontrôlable et s'abîma dans l'océan. Il n'y eut aucun survivant. Dans l'histoire de la British Airways, c'était une tragédie sans nom. Il en allait de même pour les familles des victimes.
Dans le même temps, Irène tomba dans le comas. Elle avait espéré qu'enfiler la combinaison qui faisait d'elle Niels Lindhardt quelques heures par jour aurait suffi à ramener à elle le danseur dont elle occupait le corps et manipulait les pensées. Puisqu'il partait sans même l'avertir, c'est qu'il l'avait oubliée, aidé sans doute par cette Monica au visage trop rond. Elle mena seule un terrible combat. Elle pouvait rester elle-même, accepter sa défaite et reprendre conscience. On trouverait en ce cas une explication rationnelle à son état passager. Elle pouvait aussi s'engouffrer dans ce qui restait de Niels Lindhardt, devenir lui, effacer les traces de sa présence sur ce vol et être lui qui voyagerait la semaine suivante.
La pianiste n'était plus. Le danseur serait.
Elle choisit d'être lui et entra dans son corps.
Tout se décala puisque devenue lui, elle pouvait modifier son histoire à sa guise, ce qu'elle fit. Pour commencer, il ne fut pas engagé à Boston mais à New York et il ne mourut pas. Et à partir de là, sa vie suivit un cours différent mais tortueux...
Pianiste dans une académie de danse, Irène Diavelli, qui jadis a fait une belle carrière de virtuose, est troublée par Raphaël, un jeune homme qui vient prendre des cours...
Irène, en le voyant paraître devant elle dans son imagination, doutait que les mises en garde du jeune danseur fussent perçues. Pour le commun des mortels, il était infiniment désirable et elle ne doutait pas que plusieurs filles de son âge soient amoureuses de lui. La mère de l'une d'entre elles pouvait elle-aussi ressentir du désir pour cet adolescent. Enfin, Irène ne doutait pas qu'il fût aussi convoité par des garçons de son âge ou par des hommes mûrs. Ceux-là surtout devaient chercher la faille qui leur permettrait l'accès à ce jeune corps et à cette âme exaltée et exigeante. Si une femme mûre n'y parvenait pas la première, un homme la supplanterait. Tous deux seraient liés à la danse. Une ballerine d'une quarantaine d'année à la grâce fragile ou un chorégraphe chevronné qui saurait capter l'attention du beau jeune homme.
Il est fragile, plus qu'elle en tout cas, mais quand il danse, il y a déjà en lui quelque chose de parfait. Cela, les membre des jurys le verront dans les concours qu'il passera. Il intégrera une grande compagnie. Il est impossible qu'il en soit autrement.
Ce désir qu'elle sentait planer autour du jeune homme n'était pas sans inquiéter Irène. Elle n'avait jamais aimé que des hommes de son âge et ne se croyait pas capable, à son âge, de ressentir une attirance physique violente pour un garçon si jeune. En un sens, elle avait raison de garder foi en elle-même. Elle comprenait simplement que si on se base sur le postulat que les œuvres d'art naissent du désir, Raphaël était capable de le susciter bien plus qu'Anaïs et de donner sens ainsi à d'ambitieux projets. De là à penser que parmi ceux qui en seraient les artisans, il y en aurait à qui la contemplation ne suffirait pas... Il susciterait l'engouement après avoir fait naître la création. Ce serait magnifique mais pour lui difficile. On ne brille pas impunément...
Ils le voudront, ils le voudront tellement...Je devrai être vigilante...
Elle l'aborderait et verrait cela avec lui. Il ne refuserait pas d'en parler. Il avait compris ce qu'était la convoitise...Oui, si jeune, il savait...
Pour l'heure, elle s'attelait aux Gymnopédies d'Eric Satie. Même si elle était sensible à sa musique, Irène devait bien s'avouer que le personnage du compositeur l'avait sans doute trop déroutée pour qu'elle ait à cœur d'interpréter quelques unes de ses pièces. Ce Normand avait passé sa jeunesse entre Honfleur et Paris et, tenté par la musique, il avait fait le conservatoire où on l'avait jugé sans talent. A Paris, pourtant, il avait rencontré Claude Debussy au Chat Noir et s'était lié d'amitié avec Verlaine et Mallarmé qui, connaissant ses compositions, ne le sous estimaient pas. Mais que faire de cet amoureux transi de Suzanne Valladon qui après avoir eu une liaison malheureuse avec celle-ci avait composé « Vexations », un thème construit à partir d'une mélodie courte qui devait être jouée indéfiniment. Lui-même l'avait joué huit cent quatre fois, ce qui représentait vingt heures...
Que faire aussi de celui qui s'intéressait à l'Ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal, fondé par le « Sar » Joséphin Péladan avant de créer sa propre église ! Il avait été tout à la fois l'instigateur, le trésorier et le seul fidèle de l’Église métropolitaine d'art de Jésus-conducteur avant de revenir à la raison et de l'abandonner. Connaissant tour à tour Maurice Ravel, Jean Cocteau, Francis Picabia, Germaine Tailleferre et Tristan Tzara, il avait traversé les époques et les courants artistiques, se signalant par sa curiosité musicale et son humilité. En but au critiques sans fin sur ses compositions, n'avait-il pas repris des études de contrepoint avec Vincent d'Indy ? Ses investigations avec Cocteau n'avaient-elles pas conduit à la création du groupe des six ? Sa musique n'avait jamais été acceptée de son vivant parce qu'elle renvoyait trop au personnage bizarre et inclassable qu'il était mais en même temps il avait toute sa vie noué de prestigieuses amitiés et défendu son art malgré des attaques acerbes. Solitaire, il était mort d'une cirrhose du foi « soigneusement entretenue » à ses dire dans un dénuement presque effrayant. Bon, c'était sa vie et Irène, qui se savait très morale par moments, ne l'appréciait guère. Sa carrière à elle s'était construite sur Chopin, Brahms et Mozart. Maintenant que le temps avait passé, il ne lui restait plus tant de temps que cela pour prendre des risques. Satie en était un. Elle le saisit et orienta tout son récital sur son œuvre.
Irène Diavelli a connu une enfance toute donnée à la musique puis une vie de pianiste de concert. Après un long silence, elle revient au piano.
A Cannes, elle habitait au bout d'une impasse, à quelques distances d'autres maisons. Personne ne l'avait jamais ennuyée car elle jouait du piano. Ayant décidé de se préparer pendant plusieurs semaines, elle s'immergea dans les Gymnopédies, les Gnossiennes, les Nocturnes et toutes sortes de petites pièces qu'il avait écrites et suspendit toute autre activité à l'exception des séances quotidiennes d'entraînement du petit groupe d'élèves prometteurs. Il lui fut dur souvent de s'arracher à son piano mais elle ne faillit jamais. La promesse de retrouver ces très jeunes danseurs à la barre ou se livrant à des exercices compliquées était un gage suffisant de bonheur pour qu'elle se déplaçât. Elle jouait pour eux tandis qu'ils travaillaient leurs arabesques, leurs entrechats et leurs pliés. Souvent repris par ceux qui les entraînaient et attendaient tant d'eux, les danseurs immobiles écoutaient les conseils donnés, le regard aux aguets et le corps tendu. Ils étaient magnifiques, tout entiers qu'ils étaient dans un présent qui l'instant d'après se serait évanoui puisqu'ils se seraient remis au travail. Irène était fascinée. Elle était aussi surprise de l'être. Elle avait choisi la musique pour qui le temps et l'espace sont plus abstraits, et moins demandé à son corps qu'ils ne le faisaient eux-mêmes. Pourtant, elle découvrait un lien. En s'élançant comme ils le faisaient, les danseurs s'inscrivaient dans un espace particulier entre le ciel et la terre. La musique s'élevait avec eux et suivait leurs retombées. La danse cessait avec l'intrusion du silence, là où la musique n'était plus. A partir de ce moment là, ils cessaient de faire partie du monde de la danse de la même façon qu'elle quittait la mise en lumière que représentait la musique quand elle cessait de jouer. Elle n'aurait pu dire qu'ils étaient de même bord mais elle comprenait que chacun de leur côté, avait mené une lutte sans merci pour dépasser un certain nombre d'obstacles techniques. Enfant, elle avait souffert dans ses apprentissages et jeune fille elle n'avait vécu qu'à travers la stricte discipline qu'un virtuose doit s'appliquer à lui-même. Elle voyait bien tout ce qu'ils avaient fait endurer à leur corps pour arriver à cette maîtrise. Ça avait été un travail solitaire et en cela leur trajectoire se rejoignait...
Irène avait suffisamment d'humour pour comprendre les limites de ce type de contradiction. Personne ne se soucie vraiment de l'apparence physique d'un virtuose même s'il gagne à être beau. Au contraire, le danseur classique est jugé sur ses compétences techniques et créatives mais celle-ci sont liées aux possibilités offertes par son corps qui a tout intérêt à être attractif. Il en va de même de son visage. Tout est donc question de sublimation et dans le domaine de la danse, un interprète au physique disgracieux a peu de chance de plaire à sa Muse...
En attendant, elle quittait ses heures de répétition solitaire pour cette belle salle de l'Académie Fontana rosa où en justaucorps, les jeunes danseurs s'entraînaient en lui envoyant de fulgurantes images de beauté. Et bientôt, elle serait prête.
Le concert rassembla non seulement l'équipe dirigeante de l'Académie mais aussi les élèves qui souhaitaient venir ainsi que leurs familles. On invita bien sûr les notabilités cannoises de façon à ne faire aucun impair. Attendu qu'il convenait de mettre à l'honneur les éléments les plus prometteurs de cette école et ceux qui en avaient la notoriété, le premier rang avait été partiellement réservé aux six jeunes espoirs ainsi qu'à quelques illustres prédécesseurs qui s'étaient illustrés en leur temps sur les scènes internationales. Les jours qui précédèrent son récital, Irène fut fébrile. Toujours entachées de cauchemars violents, ses nuits furent mauvaises, l'amenant à se lever plus tard que prévu et à se coucher tardivement. Elle avait refait le rêve de l'oiseau magique et en était troublée. Ce qui résiste aux interprétations complexes déroute mais ce qui se prête à mille explications faciles perturbe plus encore. Aurait-elle parlé de cette créature de contes de fée qu'on lui aurait fourni les interprétations les plus variées. Elle-même en élaborait quand elle tentait de se rassurer et c'était peine perdue...
Revenant à la scène après une longue absence, la pianiste Irène Diavelli veut paraître aux mieux.
Elle courut chez le coiffeur, l'esthéticienne et la manucure et dévalisa quelques magasins. Au dernier moment, la robe noire qu'elle avait choisie pour l'occasion, lui parut un mauvais choix. Une telle couleur à son âge, un chignon sage et un maquillage appuyé, y avait-il une façon plus nette de paraître ridicule ? Non. Elle lâcha ses cheveux qu'elle attachait toujours et les retint par des pinces avant d'aller s'acheter une robe de cocktail pourpre avec un haut scintillant. Elle ne portait jamais ce type de vêtement mais refusa de se poser des questions. Dans un institut de beauté, une jeune fille la démaquilla et sur son injonction lui donna un visage différent. Sous les fards légers, son visage révéla un ovale plus pur, les paupières parurent plus bombées et les sourcils plus arqués. Enfin, la bouche devint pulpeuse, lui donnant une sensualité qu'elle n'affichait jamais. Le jour du concert, elle se prépara seule dans sa loge et surprit en apparaissant sur scène. On ne la connaissait pas comme jolie et moins encore comme belle mais les effets conjugués de sa mise, de son maquillage et de l'éclairage choisi fit changer les esprits. Cette femme qui, chaque soir, arrivait pour guider au piano six jeunes danseurs qui attendaient la gloire, ne pouvait être celle qui saluait ainsi le public. L'une portait des vêtements amples, souvent enfilés à la hâte et qui, même si individuellement ils étaient beaux, perdaient toute séduction en étant portés ensemble. Celle-ci, au contraire, portait une robe d'exception qui la rendait brillante. L'une ramassait ses cheveux en arrière et se contentait d'un rouge à lèvres vif. L'autre offrait un visage aux traits soudain harmonieux que les fards rendaient à la fois avenant et un peu irréel. Il y avait de quoi être surpris et se réjouir. On le fut et on l'applaudit.
Pianiste reconnue en son temps, Irène Diavelli est tombée dans l'oubli. Lors d'un concert donné à Cannes au profit d'une académie de danse, elle renaît.
Résolue, elle s'installa au piano et commença à jouer. Ce piano...Il avait été au cœur de nombreuses tractations pour qu'elle accepte de se produire sur scènes et le trouver avait donné quelques sueurs froides aux organisateurs. Pas question d'utiliser l'un des instruments déjà présents à l'académie, chacun d'eux étant indigne d'un concert. Au bout du compte, on l'avait loué pour elle ce piano, afin qu'elle ne se fermât pas dès qu'elle commençait à en jouer.
Elle commença la première gymnopédie. Dans la salle, ils se taisaient tous et écoutaient. Irène avait appris à quel point le mot « écouter » peut cacher de réalités diverses. Certains ne pensaient plus à rien car la musique les surprenait. Cela ne durait en général pas très longtemps car un flot de pensées et d'images s'emparaient d'eux tandis qu'ils se croyaient concentrés. D'autres sentaient leurs émotions se démultiplier au contact de la musique. Ceux-là avaient en général du mal à ne pas bouger sur leur siège. Ils crispaient les lèvres et avaient le regard enfiévré. Ils touchaient vraiment à un autre univers. Il existait aussi des spécialistes qui comparaient les versions et cherchaient à la fois l'originalité et les failles. Suivant leur nature, ils étaient très vite féroces ou au contraire très cléments. Enfin, il y avait ceux qu'elle nommait « les cœurs purs ». Ils recevaient la musique en eux et, qu'ils aient ou non une culture musicale, ils s’émerveillaient du don qu'elle représente. Ceux-là avaient sa préférence. Enfant puis jeune fille, elle avait été comme eux.
Dans la salle, elle le savait, toutes ces catégories étaient présentes mais elle décida de s'en moquer.
Au premier rang, les six danseurs étaient entourés de notables, sans parler des dirigeants de l'Académie. Voyant à quel point ils s'investissaient pour la danse classique, Irène ne pouvait les ranger dans la catégorie des auditeurs distraits ou de ceux que seul le snobisme motivait. Ils devaient bien être mélomanes ceux-là mêmes qui espéraient que leurs meilleurs éléments danseraient sinon sur du Chopin (choix hautement improbable), du moins sur du Stravinski...
Quant aux adjoints du maire qui, par obligation, étaient venus, elle doutait qu'ils connaissent bien Satie mais comme celui-ci, après avoir été décrié, était désormais très joué, ils ne pourraient qu'admirer.
Mais seuls importaient les six danseurs et Irène savait pouvoir les éblouir ! Les morceaux s’égrenaient, espacés les uns les autres par quelques secondes où le temps s'arrêtait. On s'entre regardait, se souriait, mettait la tête entre ses mains. Et puis, de nouveau, elle jouait. Eux, ils étaient encore très jeunes. Outre ce qu'ils apprenaient au lycée, ils étaient pris en charge à l'Académie sur bien des plans. Aux vacances scolaires, ils participaient à des stages spéciaux. La musique, la littérature, l'histoire de la danse, le travail des grands chorégraphes, on ne les épargnait pas. Il était impossible que la mélancolie savamment retenue de ces pièces de Satie, leur caractère ironique et défait ne les atteignit pas car la danse y était présente. Ils auraient pu improviser sur de tels morceaux mais aussi danser sur des chorégraphies déjà agencées. Et s'ils l'avaient fait, elle était sûre que, de là où la mort l'avait conduit, le musicien secret et retenu qu'il avait été, qu'on avait tant raillé, aurait apprécié d'être témoin de tant de beauté...
Les Gymnopédies ne suffisant pas, Irène avait adroitement ajouté les Gnossiennes et d'autres pièces moins connues. Sachant qu'elle avait répondu avec beaucoup de spontanéité à une demande qu'on s'attendait à voir rejetée et avait travaillé d'arrache-pied sans beaucoup discuter son contrat, les dirigeants de l'Académie Fontana rosa n'avaient pas discuté la programmation de son récital.
Avec les pauses, le concert durait une heure trente. Il serait suivi d'une réception. Irène joua sa dernière pièce. Elle s'intitulait Les Fils des Étoiles et durait onze minutes. Il s'agissait en fait de trois préludes. Satie le facétieux les avait appelés « wagnérie kaldéenne du Sar Péladan ». Mystérieux et poétiques, il lui avait paru adéquats pour être interprétés en clôture de concert, d'autant qu'ils n'étaient pas si connus...
Irène Diavelli, pianiste qui a interrompu sa carrière, donne un concert à Cannes au profit d'une école de danse.
Les applaudissements crépitèrent dès qu'elle eut cessé de jouer. L'enthousiasme était tel qu'elle dût accepter des rappels. Elle les limita à trois. On l'admirait, elle le sentit. On ne l'avait pas jugée à sa vraie valeur, elle le comprit aussi. Elle régnait et s'imposait. On la supplierait désormais, tout au moins de programmer un autre récital...
Elle gagna la salle de réception où elle eut hâte de rencontrer les six jeunes danseurs pour lesquels après tout elle venait de se battre. Les dirigeants de l'Académie mirent leur point d'honneur à les lui amener, ce qui l'amusa. Elle les intimidait mais réussit tout de même à parler avec eux. Son but secret est de parvenir à voir seul à seul Anaïs et Raphaël. Malgré la foule, la presse et les sollicitations multiples, elle réussit à obtenir d'eux des rendez-vous. Pour la ballerine, ce serait tout d'abord un dîner de famille mais in serait suivi d'un déjeuner à deux. Pour le jeune danseur, ce fut directement un rendez-vous dans un café tranquille. Il le lui accorda sans ciller ni démesurément sourire. Il était fier ou mal à l'aise. Elle ne savait que choisir.
Les journaux cannois l'encensèrent. Elle donna quelques interviews.
-Vous avez dit arrêter votre carrière de soliste pour avoir perdu le feu sacré...
-Je ne l'ai pas dit exactement comme cela.
-Était-ce autre chose ?
-Je voulais une excellence qui ne s'accommode pas de la permanence.
-Et vous avez préféré rejoindre d'autres musiciens...
-En quelque sorte.
-Mais lors de ce concert, ce feu, vous l'avez retrouvé ! Vous pourriez de nouveau affronter de grandes scènes...
-Affronter...
-Le verbe vous déplaît ?
-Un peu. Mais vous avez raison !
-Le ferez-vous ?
-J'ai la conviction de cette école de danse peut permettre à certains de se préparer à aller très haut. Cela m'a motivée.
-Alors, vous resterez....
-Je ne sais pas encore. Pour le moment, je viens de faire cette incroyable découverte. La promesse d'une récompense pour le vrai talent et la redécouverte du mien...
Irène, en lisant ses interviews, se trouva caricaturale. Elle faisait l'apologie de l'Académie Fontana rosa dont elle savait bien qu'elle ne pouvait concurrencer une de ces redoutables écoles de danse liées à des opéras, comme il en existe dans les grandes capitales. Mais qu'importait...
Elle reçut des courriers privés émouvants et enthousiastes et fut recontactée par des musiciens avec lesquels elle avait joué un temps. Ils s'enquerraient d'elle et de son éventuel retour à Paris. Allons, elle n'avait que cinquante-quatre ans ! Sa prestation avait été enregistrée. Elle se vendait. Ils étaient admiratifs. Cannes ! Qu'elle cesse de se plaindre des pluies parisiennes et fasse preuve de réalisme. Pendant plusieurs années, elle avait eu son lot de soleil et de méditerranée. Mais l'art n'attend pas...
Elle sentait bien que sa vie pouvait changer. Mais il y avait ces jeunes gens, ces mois de travail et ces concours qu'ils présenteraient.
Et avant cela, ces rencontres seul à seul où elle les verrait enfin de plus près.
Ces cauchemars s'estompaient. Elle rêvait de danse. Anaïs et Raphaël interprétaient des pas de deux...Elle s’émerveillait et se lamentait. Elle les préférait dansant en solo.
A Cannes où elle joue du piano dans un école de danse, l'ex-virtuose Irène Diavelli, a repéré deux danseurs. Le jeune Raphael Lindhardt et la jeune Anaïs Basso.
Sur les hauteurs cannoises, un peu en dehors de la ville, fleurissent les belles propriétés. La famille Basso faisait partie des privilégiés qui en possédait une. Elle était magnifique, Irène le comprit dès qu'il s'y rendit et sa situation privilégiée, dans le Haut-Canet lui permettait de jouir d'un panorama exceptionnel sur les îles de Lérins. Elle y fut invitée quelques jours après son récital. Xavier et Agnès Basso étaient natifs de Cannes et venaient tous de familles liées à la bourgeoisie récente. Leurs parents brassaient des affaires allant de l'immobilier à la vente de voiture et s'étaient montrés suffisamment malins pour monter socialement. En dignes rejetons, l'un et l'autre était doué en affaires mais à la différence de leurs parents, ils avaient fait des études et acquis une certaine culture. Architecte à la tête d'un prospère cabinet cannois, Xavier, la cinquantaine bien portée, affichait pour les arts un amour sans borne. Décoratrice d' intérieur, Agnès parlait bien l'anglais et l'italien et voyageait souvent pour parfaire sa pratique. Son goût pour les petites sculptures et les tableaux de jeunes artistes en quête de notoriété, était affirmé. Agnès avait un grand frère qui confirmait le virage pris par la famille. Il avait fait son droit et travaillait à Marseille dans un cabinet d'avocats qui avait le vent en poupe. Toutefois, bien des espoirs reposaient sur Anaïs. Une artiste dans la famille, ce serait tellement bien !
Irène savait distinguer ce qui est de l'ordre du vrai savoir et ce qui l'est du placage. En intégrant une grande compagnie chorégraphique, la jolie ballerine flatterait les ambitions familiales car le don qu'elle avait était singulier...
Agréablement accueillie, la concertiste se laissa flatter sur sa carrière passée avant de complimenter ses hôtes sur leur belle et luxueuse villa, pleine de tableaux « de peintres qui montent » et doté d'un piano de belle qualité.
-C'est qu'au départ, Anaïs montrait de bonnes dispositions pour le piano. Nous avons donc fait le nécessaire : achat d'un bon instrument et cours particuliers. Très vite cependant, elle a parlé de danse classique. Nous ne l'avons pas prise au sérieux pour commencer. Elle n'avait que neuf ans ! Mais très vite nous avons compris qu'elle ne mentait pas et du reste, ayant dans notre entourage une ancienne ballerine qui a fait une jolie carrière, nous lui avons demandé son avis. Anaïs avait les dispositions physiques qu'il fallait ! Et vous voyez, c'est bien vrai !
Dans ce bel espace, Irène passa une belle soirée. Le salon était vaste et lumineux. Il donnait sur une terrasse qui, en belle saison, offrait une vue splendide sur les îles de Lérins. On était là dans un univers qui échappait à toute contrainte matérielle et elle se laissa aller avec bonheur en échangeant avec des hôtes qui faisaient tout pour lui plaire. Il lui tardait malgré tout de rencontrer seule à seule la ballerine, pour mieux la sonder...
-Mes parents sont terriblement bavards, n'est-ce pas ! Je sais que vous voudriez que nous parlions davantage. Je dors souvent rue d'Antibes, chez ma grand-mère maternelle. On peut se rencontrer chez elle si vous voulez. Ne vous inquiétez pas : elle est souvent absente de chez elle !
C'est ainsi que la jeune fille lui proposa une première entrevue.Elle était rieuse Anaïs, et très à l'aise dans le cossu appartement de Delphine Filistreli, sa grand-mère qui cherchait à rajeunir en s'achetant des tailleurs et des robes « faisant jeune » et en se ruinant en produits de beauté.
-Vous savez, Irène, mes parents rêvent pour moi d'une grande compagnie internationale. En réalité, moi, je souhaite me faire engager par les Ballets de Monte-Carlo. Jean-Christophe Maillot, le directeur artistique, mon père le connaît plus ou moins. Je dois vous avouer que c'est là mon grand rêve...
-Monte-Carlo ? Vous passerez une audition ?
-Oui. J'aurais dix-huit ans fin juillet prochain. Je ferai encore quelques stages intensifs et passerai en effet une audition.
-Vous semblez très sûre de vous, comme si tout était acté...
-Et pourquoi tout ne le serait-ce pas ?
-Et les autres scènes ?
-Il y aurait bien Milan ! Seulement, il faut que je sois sûre que Roberto Boyle m'attende...
Irène, qui joue du piano dans un cours de danse, se passionne pour un jeune danseur dont elle veut connaître le passé...
Elle se sentit démunie. Ne voulant pas lâcher prise, elle s'écria :
-Niels, parlez-moi de votre histoire. Une fois au moins.
-D'accord, madame...Mon père s'appelle Thüre. Il a rencontré une jeune femme qui était venue en vacances au Danemark et ils se sont mariés. Ils ont travaillé ensemble aussi. Des voyages sur mesure au pays de la Petite sirène et d'autres, moins cher. Ils ont eu deux enfants. J'ai une grande sœur qui leur a tout de suite plu beaucoup car elle est comme eux : le sens de l'argent et la bosse du tourisme. Moi, dès que j'ai pu, j'ai dansé dans mon coin. Quand on est petit, ça va encore, on pense que vous ferez des danses folkloriques jusqu'à ce que le ridicule vous rattrape. Ils ont pensé ça mais j'ai insisté. Comme ça, pour voir, ma mère m'a mis dans un cours de danse classique. Je savais que c'était ça. Je veux dire ça et rien d'autre. J'ai suivi les cours jusqu'à ce que mon père se fâche et me retire de l'école mais il s'est heurté à une femme qui la subventionnait par des dons très importants, cette école, et qui lui a expliqué qu'il avait tort. J'ai continué d'y aller mais le divorce s'est annoncé. Mon père, qui est très menteur, a raconté des sottises sur ma mère parce qu'il voulait nous avoir en garde. Il a eu gain de cause. L'idée que je continue la danse le mettait dans tous ses états mais la dame dont je vous ai parlé m'a fait passer un concours pour intégrer un centre de formation tout frais payé. Là, il a fermé son grand bec. Le souci c'est qu'il est mort brutalement, mon père et que ma mère, puisqu'elle avait divorcé, était en France. Ma sœur est restée au Danemark car étant majeure, elle pouvait choisir de le faire. Elle avait une liaison avec un homme qui lui plaisait car il avait de l'argent et elle s'est mariée avec lui pour finir ! Moi, j'ai dû aller à Paris. Il y avait beaucoup de possibilités pour continuer à étudier la danse mais ma mère ne voulait plus entendre parler de cette passion que j'avais. Heureusement, elle était amie avec une femme plus âgée qu'elle, une comédienne qui avait fait un peu danse classique. Elle a pris partie pour moi. Au bout du compte, je suis arrivée à Cannes, ai pu reprendre des études et ma formation de danseur et ça se passe bien. J'aime beaucoup Monica.
-Bientôt, vous passerez le bac, présenterez des concours, serez reçu dans un compagnie prestigieuse et disparaîtrez...
Il hocha la tête.
-Oui, madame.
Manifestement, il sentait la fascination qu'elle avait pour lui mais ne comprenait pas sur quoi elle reposait. Elle me regarderait m'entraîner et cela suffirait à la faire trembler ainsi, elle, cette pianiste qui a eu du renom et se cache en province ? Et trembler pourquoi ? C'est une femme mûre qui ne peux me voir que comme un gamin...
Elle rit et Irène fit de même. Toutefois, elle fut un peu déçue. Cette fille aussi prometteuse qui se contentait d'un plan déjà tout tracé et évitait de prendre des risques ? On parlerait d'elle bien sûr mais dans quels cercles et pendant combien de temps ?
Non décidément, de ces deux danseurs, c'était Raphaël qui la fascinait. Il faudrait forcer une rencontre. Elle le fit. C'était à la sortie d'un entraînement. Il s'était arrêté sur l'esplanade qui faisait face à l'Académie et remontait le col de son blouson d'hiver. Elle le rattrapa.
-Je vous avais dit que j'aimerais vous parler...
-Oui, je sais..
-A la fin de mon concert à à deux reprises ensuite.
-Vous savez, madame Diavelli, je vais passer un diplôme français, tenter ma chance dans des concours de danse quand j'aurai mon attestation, ici, et une fois que vous savez cela, vous savez tout.
-Non.
-Non ?
-Vous êtes incroyablement doué.
-Merci.
-Écoutez Raphaël, ceux qui sont à l'aube de leur carrière m'intéresse. Habituellement, ce sont des musiciens, là, ce sont des danseurs. Tout est possible à votre âge et quand on a vos capacités...
-Vous croyez ça ?
-Oui.
-C'est quand ce rendez-vous ?
Il était intimidant. Elle fixa un lieu et une heure. Dans un café désert aux banquettes rouges, ils se firent face :
-Irène Diavelli, c'est un nom d'artiste ?
-C'est le mien.
-Moi, vous savez, je serai Niels Lindhardt.
-Vous prendrez un faux prénom.
-Non, je prendrai le mien. Je ne m'appelle pas Raphaël.
-Ah, j'ignorais...
-C'est mon prénom français. Je parle français avec un accent. Vous l'avez remarqué...Ce n'est pas ici que je devais continuer d'étudier la danse. J'avais commencé à Copenhague. Mais c'est cette vie...Ces choses rebutantes...J'y arriverai...
-Je le sais bien.
Il était fier et glaçant, n'offrant guère de prises pour une conversation calme. Elle demeura silencieuse sans pour autant partir. Il reprit :
-Non, vous ne savez rien. Mes parents se fichaient totalement de la danse, elle comme lui. Au Danemark, j'ai été repéré et aidé par une femme et il y a une autre en France. Sans elles, je ne sais pas comment j'aurais continué...Et maintenant, je suis ici.
Celui qui s'appelle encore Raphael a des projets. Il veut partir en Angleterre et triompher comme danseur...
Au bref hiver méditerranéen succéda un printemps capricieux où les pluies furent nombreuses. En juin, l'été était là, souverain. Le bac se profilait et les futurs candidats se réunissaient pour réviser ensemble. Irène, qui avait régulièrement vu Anaïs, eut moins l'occasion de parler en tête à tête avec elle et ne s'en plaignit pas. Seul Monaco la tenait en haleine. Raphaël, par contre, changea d'attitude et devint abordable. Puisqu'il était si prêt du but et que bientôt il ne s'entraînerait plus dans cette salle où intervenait cette pianiste, il lui accorda un peu du temps.
-Après le bac ici, je pars en Angleterre. Je tenterai des écoles de danse là-bas. Je sais que ça peut marcher.
Irène ne le regardait jamais sans émotion et sans admiration, ce beau danseur qui n'était pas encore sorti de l'adolescence. Elle n'avait cessé, depuis des semaines, d'admirer sa force physique, sa ténacité et son désir de se parfaire. Ce garçon de dix-sept ans qui enchaînait les figures compliquées et sautait si bien. Il réussirait et elle, elle ne pourrait plus le faire...Son coup d'éclat musical à Cannes avait attiré l'attention sur elle. on la sollicitait pour d'autres concerts mais surtout, on lui téléphonait de Paris et on lui faisait des offres. Un festival de musique, succède en général à un autre. Accepterait-elle ?
-Vous serez parti dès le mois de juillet, Raphaël ?
Nice. Fin d'études pour Niels. Le jeune danseur veut faire une grande carrière. Irène croit en lui mais regrette son départ...
-Que regretteras-tu de Cannes ?
-Monica. Ma mère a été malade nerveusement après son retour du Danemark. Elle a encore ses parents qui l'aident à se soigner mais c'était comme si elle ne pouvait plus me gérer. J'étais très en colère. Monica a été une rencontre merveilleuse. Elle fait de petits spectacles dans une salle ou une autre ici. J'ai toujours adoré la voir. Elle peut être très drôle. Et puis, j'ai eu une chambre pour moi et j'ai pu étudier. Et pour ma carrière de danseur, elle a été très positive...
-Un unique regret donc, celui de cette femme...
-Ah non, tout de même pas ! Je sais ce qu'on pense de moi à l'Académie Fontana rosa et je me fie à Monica. Ils vous ont dit que nous étions six à dépasser tous les autres mais je sais, moi, que je suis le meilleur. Je les dépasse, c'est clair.
-Tu es le meilleur ?
-Pas de comparaison possible.
-Ils disent...
-Qui ? Madame Desmaret, la directrice ? Les enseignants? Bien sûr qu'ils maintiennent la façade ou préfèrent s'illusionner. Ducaussel le sait. Je suis le seul à être promis à une grande carrière. A condition que je file d'ici rapidement. Alors vous voyez, le lycée comme il est conçu en France, ça ne m'a pas beaucoup intéressé mais cette école de danse, si ! Et il y a vous, pour finir...
-Moi ?
-J'ai lu sur vous et écouté vos enregistrements comme soliste. Vous avez été magnifique. Ceux qui vous ont formé ont bien dû voir que...
-Sans doute. C'est pourquoi j'ai été si confiante. J'ai perdu le feu sacré malgré tout et assez jeune...
-Pas si jeune. Votre carrière de soliste a duré longtemps...
Ses yeux brillaient. Il s'était donc renseigné sur elle...
-Je ne brillais plus autant quand je jouais dans des formations.
-Ah là je pense que vous dites du mal de vous-même. C'était différent mais vous restiez singulière.
-Ainsi, vous connaissez ma discographie ?
-Avec Monica, on a cherché...
-Se retrouver à Cannes après cette carrière que vous mettez en avant, ce n'est pas glorieux.
-Madame ! Vous avez été magnifique quand vous avez joué Satie. Vous pourriez redémarrer. Ça fait une différence avec la danse, vous comprenez ! Moi, c'est maintenant et j'aurai quoi, quinze ans devant moi pour qu'on sache comment je m'appelle !
Ce Niels ! Technique déjà sûre, sensibilité, grâce et audace, le tout servi par une indéniable beauté physique...Comme Irène l'admirait !
-Je guetterai votre nom.
-Qu'est-ce que vous dites, madame ?
-Si jamais je vais à Londres ou à New York, je guetterai votre nom sur les affiches !
Il eut un sourire éblouissant, le premier qu'il lui adressait de cette façon...
-Oh ! Vous lisez en moi...L'Angleterre et les USA, c'est cela que je veux...
Le temps des examens arriva. Anaïs, Raphaël et les quatre autres partirent sous divers cieux tenter leurs chances. Sans grande surprise, la jolie ballerine partit se former une année supplémentaire à Paris avec la promesse que Monte Carlo l'attendait. Un des jeunes prodiges partit à Lyon et l'autre à Bruxelles pour des carrières qui restaient à construire. Deux autres s'en furent à Marseille avec l'idée de revenir vite à Cannes, l'enthousiasme leur faisant défaut. Raphaël alla passer des éliminatoires difficiles en Angleterre et ne se démonta pas. Après un an dans une école de haut niveau, il se fit engager à Londres par un chorégraphe qui avait le vent en poupe. C'était une belle réussite, d'autant qu'il n'avait compté que son talent propre. A l'école, on se félicita. On avait été clairvoyant, on avait su...
Les troubles commencèrent lentement mais allèrent se confirmant. Irène quitta sans regret l'Académie Fontana rosa et récupéra près du Palais Royal à Paris un appartement de famille où elle reprit ses master classes tout en revenant à la musique. Dans le même immeuble, elle disposait d'un studio qu'elle avait fait aménager pour y jouer du piano. Depuis que sa carrière avait repris, elle était entourée. Ses amis musiciens de jadis venaient la voir. Ils sortaient souvent. Elle avait même une relation plus amicale qu'amoureuse avec un chef d'orchestre qui révéla paisible et compréhensif.
A Paris, Irène, pianiste déchue, rencontre Monica, la femme qui s'est beaucoup occupée du jeune danseur à Cannes. Celle-ci doute que l'intérêt d'Irène soit très pur...
il ne lui restait qu'Anaïs, la ballerine qui avait réalisé son rêve en se faisant engager à Monte Carlo et Niels. La première lui téléphonait de temps en temps et le second lui écrivait des lettres un peu folles.
Vous n'allez plus dans le sud de la France ? Vous n'avez pas rencontré Monica ! Je crois qu'elle va venir à Paris où elle a un peu de famille ! Rencontrez-la...
Irène le fit. A Montmartre, elles dînèrent ensemble :
-Niels ne ressemble à personne. Quand je l'ai récupéré, il n'allait pas bien mais il s'est adapté malgré tout. Une école comme ça, pour quelqu'un de son calibre, il y avait de quoi sourire, n'est-ce pas ! Mais il a tiré le meilleur...
Pas très grande, plutôt ronde, Monica avait un visage aux traits forts, une voix un peu gouailleuse et un parler franc qui désarçonnait la fière Irène.
-Vous l'admirez ? Il m'a dit qu'il pensait que vous étiez admirative. Ah c'est sûr, il fait de l'effet. Rien que ce physique si peu attendu! Il est beau Niels...Non, il n'est pas beau ?
-Ah si , si !
Irène s'efforça de rester maîtresse d'elle-même lors de ce dîner mais Monica la poussa dans ses retranchements. Cette école de danse, cette façon qu'elle avait eu d'observer les danseurs les plus prometteurs, ses regards sur Niels, si ardents...Pas la peine de nier ! Il le lui avait dit que ça le gênait d'être ainsi observé !
-Oh, enfin, il aura exagéré !
-Oh non !
-Oh si !
-Celle qu'il admirait vraiment c'était cette Monica Revel qui montait des spectacles si drôles dans de petits cabarets qu'on en parlait dans toute la région. Votre talent, il en parlait !
Mais Monica ne lâchait pas et continuait de la pousser dans ses retranchements. Alors, Irène finit par parler :
-Le feu que Niels savait être en lui, il l'a découvert. Sa beauté et son talent commençaient de m'ensorceler pour ainsi dire et il n'est pas mauvais que j'en ai été brutalement privée. Que je n'aie plus grande chance de le croiser met fin à mon supplice. Niels va briller physiquement, charnellement et toucher les cœurs, susciter les sentiments les plus nobles et les désirs les plus vils. Son corps sera admiré, son beau visage scruté. On guettera ses postures, on aimera ses mouvements. Il fascinera par ses sauts, les mouvements de ses bras, la grâce de ses expressions et la clarté de son regard. Son charme magnétique opérera sur les spectateurs, qu'ils soient homme ou femme. Il sera Le Danseur...
Après cette tirade, elle constata que Monica la regardait avec circonspection et cherchait ses mots.
-Vous l'aimez ?
-Que dites-vous !
-Il n'y a pas de honte à être amoureuse en pareil cas. Nous en sommes tombées d'accord : il est fort beau !
Irène s'offusqua :
-Pas du tout, ce n'est pas cela du tout ! Moi, en tant que pianiste, j'ai pu émouvoir, atteindre au plus profond des âmes attentives avec ma musique mais je n'ai jamais eu ce pouvoir de posséder l'espace, de relier le sol au ciel en un immense élan et de renvoyer à ce que l'univers a de plus spirituel et en même temps de plus charnel !
-Et c'est tout ?
Cette Monica la hérissait vraiment.
-Mais enfin, oui...Du reste, il est à Londres et moi à Paris.
Prenant congé, son interlocutrice lui dit froidement :
-Je dois admettre que c'est providentiel...
-Providentiel ?
-Oui, à cause de cette façon dont vous en parlez ! Enfin, heureusement, il construit sa carrière. Il est loin de vos divagations !
-Je vous interdis !
-Non, moi, je vous interdis ! Mais en ai-je le pouvoir ?
Irène, stupéfaite, ne releva pas. Elle reçut quelques jours plus tard son fils qui chantait à l'opéra de Berlin et eut de grandes joies avec lui. Elle dut peiner une fois seule pour chasser de son esprit le dîner avec cette femme puis elle fut prise dans un grand remuement d'angoisse et de cauchemars.
Dès l'enfance, Niels, né d'un père danois et d'une mère française, veut danser. Pour Thüre, le père, ce sont des divagations d'enfant. Pour Anna, la mère,le talent est là...Alexia Hubbe, ex-ballerine attentive au répérage des jeunes talents, donne sa chance à niels, qui se forme à Copenhague. Mais la séparation des parents est difficile. Niels se retrouve en France où il est hébergé chez une amie de sa mère. Il faut continuer la danse et il le fait à Cannes où il rencontre la pianiste Irène Diavelli. Plus tard, il termine sa formation et part pour l'Angleterre. Une carrière brillante se dessine. Mais Niels, très charmant, n'est pas toujours conscient du charme qu'il dégage. L'aimer et en être aimé est une tentation pour beaucoup. S'emparer de lui aussi. Si Alexia a échoué au Danemark, Irène Diavelli espère réussir. Et Daniel Webster,l'écrivain que Niels rencontre aux Etats Unis aussi.
Seulement, sans magie ni artifice, le risque est grand de ne pas réussir.
Itinéraire d'un danseur qui brille beaucoup trop...
Il pleurait dans sa chambre, comme souvent, mais c'était de rage. Il pouvait se montrer abattu mais il avait cet orgueil qui ne le lâchait pas et le poussait à toujours insister. Au fil du temps, ça jouait en sa faveur.
Trois ans de danses folkloriques parce que Thüre, son père, s'opposait à toute formation classique et qu'Anna, sa mère, n'avait pas assez de caractère pour le contrer.
-J'ai dit non et c'est définitif ! On ne va pas remettre le couvert avec ça ! Franchement, c'est la fille qui s'intéresse à des jeux de garçon et le garçon qui louche sur ce qui convient aux filles, dans cette famille !
-Il aime le ski !
-Bah, oui, pas difficile. Mais elle, tu as vu ! Patin à glace, natation et foot ! Elle est bonne en plus ! Tu arrives et tu trouves quoi ? Faire le guignol au milieu de filles en tutu ! On m'aurait dit que ce garçon aurait des goûts pareils...
-Il n'en démord pas.
-Il le fera.
-Mais tu vois bien...
-Tais-toi, Anna. Fin de la discussion.
Niels ne se calmant pas, ils finirent pas céder. Que faire de toute façon ? Il passait son temps à dessiner des danseurs, à regarder des DVD de danse qui venaient dont ne sait où et à supplier ses grands-parents français de l'aidaient, ce qu'ils faisaient en lui envoyant de l'argent pour s'acheter des justaucorps, des jambières et des chaussons de danse.
-Pourquoi tu lui donnes cet argent !
-Il reçoit des billets dans des enveloppes ! Il y a son nom dessus !
-Et tu l'as inscrit à un cours !
-Oui, Thüre ! Je l'ai inscrit à un cours de danse. Il est pénible à l'école et ne pense qu'à la danse ! Et puis la directrice m'a dit qu'il était doué et crois-moi, elle a l'habitude. Il est très studieux !
-Un truc de fille !
-Oh mais il a dix ans !
-Et à quinze, il tortillera du derrière. Ah, tu sais bien ce que je pense.
-Tu ne vois que par Maja !
-J'aime ma fille ! Elle est féminine mais casse-coup. J'adore ce mélange !
Elle avait cinq de plus que son frère et avait des petits-amis. Une jolie fille avec ça....
Niels ne lui parlait pas beaucoup car elle était méprisante mais elle s'en moquait, ayant toujours eu une vie très différente de la sienne. Quant à lui, s'il avait eu beaucoup de mal avec le favoritisme de son père et celui, moins avoué, de sa mère, il s'en tirait mieux, fort de la certitude d'être fait pour la danse et de pouvoir dans ce domaine que chez lui on écriait tant !
Depuis qu'il était assidu au centre chorégraphique, il était beaucoup plus calme à la maison, se montrant parfois taciturne. Adroit, il savait qu'il avait la part belle. Que pouvait-on lui dire ? Ses résultats scolaires étaient bien meilleurs et il n'était plus absentéiste. Avec les élèves de l'école, il était certes un peu distant mais jamais vulgaire ni bagarreur et question progrès, il étonnait son monde. Un acharnement surprenant chez un jeune garçon qui ne recevait manifestement aucun encouragement familial...
Tout alla ainsi pendant un an et demi environ mais quand il devint évident qu'il était nettement plus doué que la moyenne, l'école se mit en quatre pour lui proposer des formations complémentaires. S'entraîner à chaque vacances scolaires, Niels ne demandait pas mieux mais il était mineur et les stages coûtaient assez cher. Thüre qui avait passé des années à promener des touristes en Europe du nord, s'absentant pour de longues périodes, avait assez économisé pour monter sa propre petite entreprise. Ayant passé la quarantaine, il souhaitait désormais se consacrer au tourisme sur mesure pour des clients aisés et louer de jolies villas ça et là au Danemark à ceux qui voulaient passer des week-ends de rêve...Le budget que représentait la formation de Niels était grotesque à ses yeux.
-Quelques femmes qui s'extasient et c'est vrai quelques hommes aussi ! Rien n'est sûr, il est tellement jeune !
Anna lutta un peu mais au fond la nouvelle situation de son mari lui plaisait. Ils pourraient travailler ensemble et être plus sédentaires. Elle-aussi avait eu sa part de groupes de touristes. Niels devrait se contenter de ce qu'on lui proposait. Une excellente ballerine formée à l'école de Bournonville et qui avait travaillé pour le Ballet royal de Copenhague s'intéressait à lui...