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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.

3 juin 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 1. Copenhague. Erik et sa mère.

 

Mais sa communication était meilleure avec sa mère. Il parlait en français avec elle comme quand il était petit et elle s'étonnait toujours qu'il eut si bien retenu les bases de la grammaire. Il formait bien ses phrases et avait un vocabulaire étendu. C'était sa prononciation qui la surprenait. Il avait un léger accent danois. Mais après tout, son père l'était et les traits de leurs visages étaient scandinaves.

Une après-midi, il se retrouva seul avec elle. Elle avait fait un Paris-Brest et du thé. Elle se confia :

-Quand tu as commencé les cours de danse et qu'on m'a fait comprendre que tu étais doué, j'ai cherché dans tous les sens. J'ai fait faire ton thème astral et je l'ai lu et relu.

-Tu y as trouvé mon destin ?

-Ne ris pas ! Tu sais, j'y ai vu tes lignes de personnalité. Je t'assure, ça correspondait ; la ténacité, le côté insulaire, le charme. Toutes ces amitiés que tu crées, tous ces projets que tu as. Ton sens artistique...

-C'est rassurant, ce genre de lecture !

-Tu es moqueur mais ça l’a été. On pariait tous sur Kirsten, si intelligente et travailleuse. Elle est professeur d’université. Et il y avait Else aussi. Elle était belle mais que même enfant, elle faisait des photos de mode. Marianne et toi, on se demandait…

-Maman, il y a eu Skägen. Kirsten et moi avons eu une sorte de révélation. La lumière était surnaturelle et il y avait ce sentiment d'être au bout du monde. C'était beau, poignant. Ensuite, il y a eu une fille. La sœur d'un camarade de classe. Elle faisait de la danse classique. Une fois, je suis allé chez eux : elle m'a montré sa tenue, ses chaussons et des photos. Ce n'était rien que de petits spectacles d'écoles de danse et les photos étaient très anecdotiques mais il y a eu un déclic. Et puis, une fois, à la télévision, j'étais supposé dormir et vous regardiez la télévision ; on parlait d'un danseur russe devenu fou. On le voyait en photo. Il posait dans différents costumes. Il se dégageait de lui une énergie extraordinaire, une frénésie excessive. On devinait que sa beauté n'était pas conventionnelle, qu'il n'était pas parfaitement beau mais que la danse lui donnait une grâce, une harmonie physique, un rayonnement qu'il n'aurait jamais atteint sinon.

 L'expression de son visage, tout à l'heure moqueuse, était maintenant exaltée. Ses yeux semblaient d'un bleu plus sombre et sa bouche s'ouvrait sur un demi-sourire. Dans la rêverie, il était imposant.

-Tu dis que Kirsten et toi aviez eu un rêve de beauté. Mais toi seul pratique un art aussi élevé !

-Mes sœurs ont fait d’autres choix. Else a tout de suite gagné de l’argent : elle avait un press-book convainquant ! Quand elle était adolescente, elle a posé pour de très belles photos ; on l’a vue sur Vogue. Marianne fait du théâtre.

Claire, qui aurait dû être ravie, devint triste soudain.

-Else et toi ! Tous deux si beaux et si...

-Si ?

-Mais si doués, si...

Il se mit à rire de nouveau puis s'arrêta. Claire avait les larmes aux yeux.

Tout était mis sur mon frère et il est tombé si malade ! Je ne voulais pas d'une profession intellectuelle ! Ils étaient tous si « intellectuels » dans cette famille. Même la maladie d'un enfant qui devenait complètement dépendant devenait prétexte à des raisonnements, des sentences ! Je ne voulais pas être comme eux. Je suis partie. Je n'ai pas grand-chose. J'ai...

-Maman !

-Mon frère est mort. Ils étaient mécontents ! Ils semblaient m'en vouloir !

Elle pleurait. Il se leva, contourna la table et la prit dans ses bras.

-Mais qu'est-ce que tu racontes ! Je les ai vus ces grands-parents ; si bourgeois, si français, si aigris ! Ce n'est pas ta faute. Tu as bien fait de partir. Et tu fais un travail intéressant, tu gagnes bien ta vie ! Tu côtoies des comédiens charmants, tu sais plein de choses sur eux !

-Les produits de beauté...C'est dérisoire.

Il prit son visage entre ses mains et dit :

 Maman, il n'y a rien de dérisoire là-dedans !

-Marianne veut être comédienne. Elle n’a pas ta force et ton aura !

Ses yeux bleus reprirent une teinte plus claire :

-C’est le théâtre, pas la danse ! Maman, qu'est-ce qui t'arrive !

Il resta silencieux un instant puis dit avec fermeté :

-Tu t’égares. Maintenant, nous sommes gais et il n’y a plus de larmes !

-Tout de même, ce thème astral disait que ce serait difficile, que tu serais toujours sur la brèche…

-Je suis ambitieux, c’est logique.

Ils reprirent du café et en effet, elle redevint rieuse. La sentant apaisée, il se leva pour enfiler son manteau de cuir. Elle était sur le point de débarrasser la table quand elle s'arrêta pour le contempler. De nouveau, elle était saisie par sa beauté. Dieu sait quels ravages il devait faire ! Elle se demanda combien de personnes il avait déjà pu séduire et elle se demanda aussi quelle conscience il avait de lui-même.

A cette question, Erik avait su répondre dans certains cas. Quand il avait senti la victoire facile, il s'était amusé un peu mais il était vite redevenu humble quand l'amour ou la passion étaient nés. Il avait appris qu’il s'agissait là de terres étrangères souvent incontrôlables et cruelle et il avait craint de déclencher chez autrui des sentiments violents ; mais sa liaison récente avec Jane Hopkins l’avait rassuré. Son propre désir était légitime si on lui répondait ainsi ! Depuis peu, toutefois, Julian Barney occupait ses pensées…

-Il est tellement spirituel et il est assez beau aussi.

Erik se surprenait. Barney ?

3 juin 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 1. Erik de retour au Danemark. Hannah et Irina.

 

7. Erik : Retrouver Copenhague et ceux de son enfance.

Erik a quitté l'Angleterre pour rejoindre son pays natal et Julian, lui, veut rentrer aux USA. Mais l'attirance qu'il a pour Erik le danseur est trop forte. Il veut le voir au Danemark. Ignorant qu'il en décidé ainsi, Erik revoit ses formatrices : Hannah et Irina.

L’américain s’apprêtait à quitter l’Angleterre et dressait de ses habitants des portraits comiques. Ses lettres étaient pleines de vie. Il était un Américain bien né et les préjugés de nombreux Anglais à l'égard des États -Unis aiguisaient son ironie. Ces remarques pour drôles qu'elles fussent, étaient toujours pleines de vérité.

« On m'a encore demandé cette semaine pour la trentième fois depuis mon arrivée comment je pouvais me passer de hamburgers, et pour la vingtième pourquoi je n'avais pas perdu mon accent et adopté le vrai anglais. Dans les deux cas, j'ai rencontré la vraie bêtise. Que dire à ces gens qui boivent des litres de thé ? Mais, bref passons à la vie politique. Cette madame Thatcher est comment dire ? Incroyablement salubre pour certains et incroyablement dure pour d'autres.

Pour ma part, j'ai surtout vu la dureté mais son prédécesseur, John Callaghan était déprimant à plus d'un titre et l'Angleterre coulait. Tu n'as pas remarqué ça, toi, Erik. Les Danois, éperdument épris de leur reine, ne remarquent rien. Ils croient qu'elles sont toutes pareilles ! Mais moi qui suis un WASP, je sais voir les choses. L'ultralibéralisme comme l'a défendu cette femme, je n'en ai jamais vu une telle conception mais le fait est qu'elle redresse l'économie de son pays. Et crois-moi, je ne la défends pas en ce qui concerne les mouvements ouvriers qu'elle a cassés et ces grèves de la faim qu'elle a regardées sans clémence. Enfin, pense à la pauvre Angleterre et donne-moi ton sentiment !»

Erik le lui donnait et leurs échanges se poursuivaient. Le projet de Julian prenait forme. Il allait travailler pour l’Opéra de New York. En sous-main, il se montrait tendre, dévoilant ses intentions. Ce retour au Danemark n’était que passager. Erik devait travailler en Amérique.

-Même Nijinsky l’a fait ! Penses-y !

C’était vrai.

Quand il était applaudi et qu’il recevait ces lettres, Erik était heureux car l’amour l’entourait. C'était peut-être le fait de paraître si princier sur scène, d'avoir un corps jeune, sain et beau ? C'était peut-être ses yeux clairs, sa discrétion ? Ou encore son élégance, sa sagacité ? Ou c'était le fait d'être à part.…De toute façon, il ne laissait pas indemne.

Il avait revu Hannah dès son arrivée, ainsi qu’Oleg et Irina. Mais c’était bien son premier professeur qui le contactait le plus. Elle restait la même : bien vêtue, souriante, ronde dans ses manières et pédagogue. Elle comptait exercer un an encore et cesser de travailler. Elle insista pour qu'il paraisse au gala de fin d'année qu'elle organisait sur une petite scène de théâtre :

-Vous me rendriez service, Erik ! Quelques-uns de mes nombreux élèves ont fait carrière mais vous êtes le plus récent et de plus...

-Et de plus ?

-Le plus « motivant » pour mes jeunes élèves : vous êtes jeune, beau et vous êtes un très bon danseur. Ils peuvent vous voir sur scène et pour tout dire vous êtes Danois ! Je ne peux naturellement pas vous contraindre mais j’aimerais que vous soyez présent pour le spectacle final de l’école.

-Je viendrai !

3 juin 2024

Erik N / Le danseur. Partie 1. Copenhague. Erik, Hannah et son école de danse.

 

 

Il y avait mille choses à dire sur ce spectacle de fin d'année et bien des critiques à faire mais il s'abstint de toute remarque négative ; L'accent théâtral que prit Anna pour annoncer à la fin du spectacle qu'un invité surprise allait s'adresser tant aux élèves qu'à leurs parents lui parut naïf mais il fut ému. Après tout, pourquoi pas ? Le rêve d'Hannah devait être que dans cette foule puisse se trouver un nouvel Erik ou une nouvelle Linn Mikkelsen, danseuse qu'elle avait d'abord formée et qui, vingt ans auparavant, était devenue danseuse étoile. Elle ne pouvait « convoquer » ni Linn, ni Peter, ni Karen, les danseurs qu'elle avaient vus émerger mais Erik était là. Il apparut sur scène à la fin du spectacle et parut d'abord un peu gêné de se voir entouré de jeunes danseurs totalement admiratifs puis il se laissa porter. Leur ayant souhaité beaucoup de persévérance, il les écouta : pourquoi avaient-ils choisi la danse classique ? Était-ce dur ? Comptaient-ils en faire une profession. Les réponses fusèrent et il en resta pantois. Il commençait à oublier l'enfance.

-Ma mère trouvait que je bougeais trop et n'étais pas assez disciplinée, dit une petite fille longue et blonde, elle m'a dit de faire de la danse classique. Finalement, ça me plaît !

-Maman a dit que madame Herman jugeait nos aptitudes naturelles, notre sens de la musicalité, notre rapidité à comprendre et à apprendre quelques mouvements… On commence par des mouvements très simples : des flexions des genoux, des dégagés des pieds…  Il y a tout un travail de placement du corps. Une fois que le placement est bien intégré, on peut continuer à avancer. En fait, j'ai compris.

C'était un préadolescent assez snob qui parlait. Il ajouta.

-Je vais avoir un professeur particulier.

-Madame nous explique que la danse classique est un travail sur la rondeur des mouvements. Pour trouver cette rondeur, cette ouverture du corps vers l’extérieur, on ne peut pas partir d’une position naturelle. Et puis, on prépare l’apprentissage des mouvements à venir, sur pointes : les arabesques, les pirouettes… Cette posture qu’on apprend, elle nous permettra bientôt de tenir l’équilibre. Je veux devenir meilleur !

Là, c'était un autre préadolescent, inconscient de sa beauté, jeune et longiligne.

-Ma mère a fait de la danse classique. Elle a une école aussi. Elle dit que j'ai des aptitudes et que la route est longue. Elle dit que tout est dur ! Moi, je viens toujours en cours mais Il faut tellement travailler !

Erik les écouta et leur répondit. Il encouragea chacun. Puis, il fut pris dans un feu de questions.

-Comment vous êtes-vous préparé ?

-J'ai travaillé durement. J'ai commencé à neuf ans et comme vous, je suis venu deux à trois fois par semaine dans l'école où vous vous trouvez. Ensuite, j'ai eu un professeur particulier. Au début, je l'ai vue au même rythme mais ensuite, tous les soirs. Je faisais mes études au lycée en même temps et je devais cumuler les deux activités. Je peux vous dire que ce n’est pas une vie d’enfant ni d'adolescent. Je me souviens surtout de la fatigue, parce que j’enchaînais des activités toute la journée et qu’en sortant de l’école, j’avais encore une heure de transport pour aller au studio de danse privé. Je partais à huit heures du matin de chez moi et je rentrais à dix-neuf ou vingt heures, je mangeais et j’allais me coucher. Et le lendemain, à sept heures, il fallait que je sois debout. C’était comme ça du lundi au vendredi. Je voulais toujours progresser, être capable de mieux…Et j'ai passé des concours...

-Monsieur Anderson, demanda une petite danseuse, que se passe- t-il quand on est reçu à l'Opéra danois ?

-Une fois entré dans la maison, vous deviez encore grimper les échelons. Oui, on commence quadrille, on passe coryphée, puis sujet et enfin premier danseur. Tous les ans, en novembre, il y a un concours interne où chaque échelon du ballet passe une variation imposée et une variation libre : il faut être dans les premiers pour pouvoir monter d’échelon. Premier danseur, c’est un poste de soliste. Les premiers danseurs dansent les seconds rôles. Et les rôles titres sont dansés par les étoiles. Mais on ne devient pas étoile sur concours : on est nommée par le directeur.

-Vous avez été nommé étoile avant de travailler en Angleterre, monsieur Anderson ?

-Oui, la nouvelle m'a ravi. C''est un cadeau extraordinaire.

-Êtes-vous content d'avoir dansé ailleurs qu'au Danemark ?

-Bien sûr !

-Vous avez travaillé durement. Vous ne regrettez rien ? Ça vaut le coup ?

-Est-ce que ça vaut le coup ? Je ne me suis jamais posé la question. C'est une vie que je mène naturellement parce que danser, c’est ce qui me ce qui me comble le plus. Enfant, je faisais ça sans réfléchir Plus tard, plus âgé, la danse est devenue un vrai choix, un choix conscient. Si j'ai un conseil à vous donner, faites de même.

-Quand on est étoile, on a fini son travail ?

La question venait d'une ravissante petite danseuse aux grands noirs. Jusqu'ici, elle n'avait rien dit. Il lui sourit :

-Rien n'est jamais fini car la carrière d'un danseur est courte. On n’a plus de concours, mais maintenant on est jugé à chaque spectacle, à chaque rôle, à chaque prise de risque… Il ne faut jamais lâcher, même quand c’est difficile ! Et surtout, il faut profiter de tout ça. Parce que c’est un plaisir infini !

Il fut applaudi à n'en plus finir et Hannah se sentit fière. Puis, il demanda des volontaires sur scène et fit une brève leçon de danse. Cet épisode lui valut une popularité importante. Les enfants du spectacle l'avaient adoré, ceux à qui ils avaient dansé en étaient restés marqués.  Ce fut une belle soirée.

26 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Irina et Erik. Pousser la danseur à quitter le Danemark.

 

 

Il n'en fut pas de même avec Irina Nieminen. Elle avait paru d’abord très occupée mais tout d’un coup, elle voulait le voir ! Elle l’invita dans un restaurant chinois. Il la trouva acerbe.

-Vous êtes radieux n’est-ce pas ? Un triomphe en Angleterre et ce retour au pays !

-Évidemment que je suis radieux !

-Soyez prudent ! Ne commencez pas à vous comporter comme un de ces mondains que vous avez dû si souvent rencontrer. Allez-vous en rester là ? Aurez-vous le courage de faire le chemin qui vous reste ? Vous pouvez être engagé sur des scènes internationales comme danseur étoile. Allez-vous-en !

-Qu'est-ce à dire ?

-Quand je vous ai formé, j'ai su : une trajectoire peu banale vous attend, si vous consentez à l'accepter !

Irina qu'il trouvait vieillie portait un tailleur rouge-foncé et un étrange petit chapeau. Elle était bien maquillée et bien coiffée mais Il ne lui trouvait plus la superbe des premiers temps.  

-Je suis jeune, ambitieux. Je ne comprends pas. Pourquoi ne pas me laisser danser au Danemark ?

Irina eut un rire déplacé.

-Si vous restez ici, vous représenterez le Ballet royal danois à l'étranger et considérerez que tout va très bien. Articles élogieux, célébrité locale, argent. Et parfois un discours de fin d'année dans une école de danse...

-Vous êtes moqueuse. J’aime Hannah Herman.

-Et vous faites votre petit garçon sage ! Mais sage, vous ne l'êtes pas ! Vous ne savez encore rien ! Ces choses-là ne sont pas simples, on souffre beaucoup ! Acceptez, vous verrez. Vous deviendrez « grand ». On ne le saura pas tout le temps de vous et on sera très dur parfois. Je voudrais que vous acceptiez cette éventualité : vous vous croyez déchu et vous êtes grand. La neige et la boue ! Monsieur Anderson, prenez une décision ! La neige et la boue !

-Pourquoi êtes-si impérative ?

-Décidez maintenant !

 Madame, vous parlez fort, vous me parlez mal !

-Et vous, jeune idiot, vous êtes sourd !

On se retourna sur eux dans le restaurant et il fut mal à l'aise. Elle se mit à parler finlandais très vite et très fort et il eut peur pour elle. Puis, elle cria :

-Clown !

Il rougit.

Elle fut prise d'un grand éclat de rire et il fit signe au serveur pour l'addition. Dans le taxi qu'ils prirent pour la raccompagner, elle fut mutique. Elle semblait très énervée. Il tint à la réinstaller dans son appartement et le trouva rassurant : les mêmes meubles, les mêmes livres et le mur d'images : ces compositeurs, ces chorégraphes, ces danseurs et ces célébrités qu'elle avait côtoyées. Il restait des toiles qu'il connaissait et il découvrit de nouveaux tableaux. Il conduisit Irina à sa chambre qui était devenue monacale : petit lit blanc, murs blancs, petit chevet avec lampe, plafonnier et icônes de la Vierge au mur. Quand il l'eut allongée, il se crut délivré mais elle lui prit les mains et le serra violemment. Elle cria presque :

-Pas clown longtemps ! Génie ! Génie !

-Calmez-vous, madame. Où est Oleg ?

-C’est la troisième fois que vous me le demandez ce soir. Il habite ailleurs et il voyage souvent.

Il mit longtemps à libérer ses mains.

Les jours suivants, il fut mal à l'aise. Elle était en détresse et aurait peut-être souhaité qu'il revienne la voir mais il ne le fit pas. Elle avait été provocante. Il crut couper les ponts mais n’y parvint pas. Elle continua de l’appeler, criant souvent.

Julian et lui s’écrivirent encore. Julian. Quand celui-ci quitta Londres pour New-York,        le ton changea et Erik en fut secrètement réjoui. Ils parlèrent de leur travail et de leurs aspirations. Julian il avait ce qu'il voulait : un gros contrat à l'Opéra de New York pour lequel il avait auparavant travaillé ponctuellement. Il était fier de sa réussite et encourageait son ami à être ambitieux. Il existait, dans le monde, quelques très grandes compagnies. Discrètement aiguillonné par Irina et cet ami américain au charme persuasif, Erik décida de viser plus haut que le Ballet danois. Le hasard le servit magnifiquement. Le nouveau directeur artistique se trouvait bien connaître Peter Martins et il arrivait à ce dernier de revenir dans son Danemark natal. Comment des vidéos des spectacles où Erik brillait arrivèrent-elles à Martins et de quelle diplomatie Henning Kromstam dut- il faire preuve, il ne le sut jamais vraiment. Mais il rencontra à Copenhague le directeur du New York city Ballet et joua son vatout. Il fut question très vite d’un engagement d’un an. Erik fut ravi mais il ne dit rien d'abord à Julian. Leur ambition et leur sens de l'esthétisme les avaient fait se tendre l'un vers l'autre mais ils s'adressaient depuis quelques temps des appels plus intenses Julian évoquait sa jeunesse studieuse, son amour des arts et son indéfectible sens du travail en laissant affleurer son attente d'un amour. Erik disait ses projets : il lui restait tant de rôles à explorer ! Lui-aussi se montrait ouvert à l’amour. L'un et l'autre étaient bouleversés par ces messages si beaux qu'ils s'envoyaient tout en restant en surface mi- rieurs, mi- sérieux ; aucun des deux n'était direct. Mais tout se précipitait…Il renoua avec Irina qui le couvrit de louanges. C’était bien l’engagement prestigieux qu'elle estimait nécessaire pour lui ! Quant à Julian, il fallait le prévenir mais Erik n’en eut pas le temps. Le décorateur annonça une visite impromptue au Danemark. D'ici peu, il serait dans l'avion. La teneur de sa missive était la suivante :

26 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Julian bon stratège.

 

« Mon cher,

Je suis surpris de ton silence ! Un an au pays de la Petite sirène t'aura rendu bien trop secret. Mais ce que je dois savoir, je le sais : le New York City ballet ! Je suis fier de toi. C'est une des meilleures compagnies du monde. Je viens !

Ton dévoué,

Julian »

Le message lui parvint si tardivement qu'il ne pût y répondre. Même en tentant de téléphoner, il n'aurait pu joindre Julian qui était en salle d'embarquement ou déjà dans l'avion. Erik dansait ce soir-là et avait un grand dîner ensuite. C’était le début d'un festival d'été qui connaissait beaucoup d'engouement et l'été étant court au Danemark, les soirées festives y sont prisées. Julian lui ayant donné l'adresse d'un hôtel chic où il résiderait, il lui fit passer un message. Le matin, vers dix heures, Erik s'y présenta. Son ami n'étant dans aucun des salons du ré de chaussée, il le rejoignit dans sa chambre. Sans qu'il en ait eu totalement conscience, il se vêtait désormais comme lui de lainage et de cachemire, mêlant les couleurs et les matières et il était très élégant. Il frappa à la porte de la chambre et dans le moment qu'il le faisait, son cœur se mit à battre furieusement. Il ne comprenait pas pourquoi il était si ému. Était-ce le fait qu'ils ne s'étaient pas vus pendant presque deux ans ?

Il entendit la voix ferme de son ami.

-Mais entre, la porte est ouverte, Erik.

Julian portait une robe de chambre dans les teintes brun et fauve et ses pieds étaient nus.

 Ils se regardèrent sans mot dire et le silence s'intensifia. Erik se sentait comme pétrifié et sa gorge était sèche. Il se tenait droit et ne pensait plus.

-Tu es venu au Danemark mais j'ai accepté de toute façon. Je vais danser dans la maison de Balanchine...

Julian était manifestement ému mais il garda une apparence rieuse

-Je savais que tu avais accepté mais l'argument du voyage touristique m'a semblé irréfutable !

-En fait, il l'est !

-Ah, tu vois ! Tu vas me faire visiter !

-Copenhague ? Oui. C'est une belle ville.

-Et guidé par un natif...

-Oui, tu vas adorer !

Toutefois, il ne sourit plus et observa le danseur :

-Oh, tu es vêtu si joliment Erik ! Souviens-toi qu'à Londres, tu étais un dandy qui collectionnait les vêtements de récupération et les jolies pièces ! C'était très réussi, sur toi en tout cas. Mais te voilà plus sobre. Tu es presque aussi bien vêtu que moi et je dirais même plus, tu es presque moi.

26 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Copenhague. Prise de décision.

 

 

Il était difficile au danseur d'être plus immobile et tendu mais son ami qui l'impressionnait tellement choisit non de prendre l'avantage mais de le dérouter :

-Tu n'es pas « presque moi » ?

-Je ne suis pas sûr. C'est juste des vêtements comme ça...

Le décorateur l'écouta avec attention avant de changer de visage. Il avait l'air très ennuyé.

-Mais ton lacet est défait, attends !

Il s'approcha et s'agenouilla. Il refit le lacet défait. Erik portait des chaussures coûteuses, très belles. Il le sentit, son ami pouvait se relever mais ne le faisait pas. Surpris, il attendit puis se pencha et lui prit le bras. Quand Julian se fut redressé, ils furent face à face. Ils étaient plus proches l'un de l'autre qu'ils ne l'avaient jamais été et l'émotion les terrassait. Ils restèrent silencieux puis Julian dit :

- New York, maintenant ?

- Oui. C'est un honneur. J'espère que...

- Tu verras, mon amour, ce sera bien.

- Je crois.

- Ne sois pas si tendu, viens.

- Il faut que je te dise...

- Que tu vas aimer le plaisir avec moi ? Mais oui...

Il se laissa déshabiller. Les gestes de Julian étaient sûrs et doux. Nus, ils ne pouvaient se détacher l'un de l'autre et le plaisir les faisait crier. Ils somnolèrent et recommencèrent. Quand ils furent rassasiés, Julian scruta son ami :

-Dis-moi, tu n'es pas néophyte ! Tu fais très bien l'amour. Je ne m’en serais pas douté. A Londres, tu as très bien donné le change. Je t'ai cru vertueux...

-Non. En général, elles étaient contentes.

-Ah, ah, ah ! Hawkins et les autres, Je ne parle pas d'elles ! Tu m'amuses. On en vient au vrai sujet ?

Erik eut l'air embarrassé :

-Quel sujet ?

-Oh Erik ! C'est récent ! Tu t'es enfin découvert !

-Non. Il y a eu cet homme. Mads Hansen.

-Ah l’aviateur !

-Il était commandant de bord. Il travaillait pour Scandinavian Airlines.

-Tu l’as évoqué à Londres. Plus âgé que toi ?

-Presque vingt-ans. J'étais très jeune, j'avais dix-neuf ans.

-Très bon professeur. Tu es vraiment doué. Ça a duré longtemps ?

-Huit-dix mois.

-Tu as réussi à me faire douter en Angleterre alors qu’à l’habitude, je suis plutôt sagace. J’ai vraiment pensé que tu refusais toute relation sexuelle avec un homme puis que tu les accepterais mais qu’il faudrait tout t’apprendre. Ce n’est vraiment pas le cas. Tu es un amant délicieux. Il a dû penser ça, lui-aussi.

-Il est mort brutalement. Il s’est pendu.

Manifestement, le danseur ne voulait pas en dire plus mais Julian, inconscient de la souffrance profonde qui traversait Erik, insista.

-Mais que dis-tu ? Quelle est cette histoire ?

-Écoute, ça fait longtemps.

-Il était dépressif ?

-Oui. Il m’a mis en cause.

Cette fois, Julian réagit.

-Attention, là ! C’était un quadragénaire malade, tu étais très jeune. Tu ne peux pas t’accuser.

-Pourtant …

-Cette histoire m’échappe. Il faut qu’on en reparle à tête reposée.

-Je ne veux plus parler de lui. Jamais. Viens, on va sortir !

Cette fois, le jeune homme paniquait. Il s’écarta vivement de Julian qui voulait le prendre dans ses bras. Celui-ci se reprit enfin.

-Tu as raison : allons visiter. Et ensuite, on refera l'amour ! Allez,

Ils errèrent dans Copenhague et la tristesse du danseur disparut presque aussitôt. Ils rirent beaucoup quatre jours durant et Ils se caressèrent encore et encore. L'appartement d'Erik ravit Julian par sa sobriété mais sans donner aucune raison, le danseur insista pour le luxueux hôtel où le décorateur avait décidé de se poser. Le temps était à la liberté des humeurs et au sexe et à l'errance. Aucune question insistante n'était de mise. Julian ne se préoccupa de rien d'autre que de l'à propos de son jeune ami quand il lui présentait l'histoire de sa ville à travers ses monuments et de son abandon quand les portes se refermaient. Il n'y avait plus alors que ce corps jeune et ferme, la grâce d'un bras placé au-dessus de la tête et ces cils blonds qui barraient des paupières closes. Et pour cet Américain lettré qui avait conscience de sa frustration, le désir prenait forme. Il pouvait s'appeler Amour. Celui-ci les emporterait vers les cimes ; bien sûr, Erik était double, c’était très perceptible. Il faudrait trouver comment installer une relation stable avec lui mais à New York, Julian serait sur son territoire et là, il saurait faire.

Bizarrement, il pensa aux photos d’Erik dansant les rôles de Nijinsky et au danseur russe sur les photos d’époque dont il avait souvent contemplé des copies. Vaslav saurait les relier l’un à l’autre. Il en était certain.

26 mai 2024

Erik N/ Le danseur. Partie 2.

 

 

 

Seconde partie

Le jeune homme et

Le Minotaure

26 mai 2024

Erik N/ Le danseur. Partie 2.

 

 

Je suis allé chez lui tenter la chance. Je l'y ai trouvée

car je l'ai aimé tout de suite. Toutefois,

je tremblais comme la feuille du tremble.

 

Vaslav Nijinsky.

Cahiers.

26 mai 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 2. Quelques mots.

 

 

Erik suit les conseils donnés par Oleg et Irina, ses formateurs  il part aux USA et intègre le New York City ballet. Intimidé d'abord, il sait vite qu'il va surprendre. Heureux de travailler dans la maison de Balanchine, Erik est contrarié par sa relation au décorateur Julian Barney car celui-ci se montre très captateur.  Passant par de multiples errances affectives, Erik connaît des tourments; sur scène, son talent et sa grâce font des merveilles. Toujours hanté par Vaslav Nijinsky dont il danse les rôles et certains ballets, Erik se voit proposer un film sur la danse classique. Le danseur russe y serait omniprésent. Conscient que l'enjeu est important, le jeune danseur accepte...

26 mai 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 2. Les USA, New York et une grande compagnie de danse.

 

1. Un danseur danois à Manhattan.

Erik Anderson a atteint son objectif : il va travailler pour une des meilleurs compagnies de danse du monde, le New York city ballet. C'est la maison de Balanchine et de Jerome Robbins. De ce point de vue, il est heureux mais Julian Barney, qui l'accueille, le met mal à l'aise en voulant faire de lui son compagnon attitré.

Au début du mois d''octobre 1984, Erik prit l'avion pour New York et Julian vint le chercher à l'aéroport Kennedy.  Radieux pendant tout son voyage, il se sentit mal à l'aise quand il posa le pied sur le territoire américain.  Les coups de fil que Julian et lui n’avaient cessé d'échanger et les lettres qu'ils s'étaient écrites l'avaient galvanisé. Mais plus l’échéance du départ avait été proche, plus il avait été heureux que le contrat qu'il finissait de remplir au Danemark lui  permette de gagner du temps. Ce face à face avec cet homme, il le redoutait. Maintenant, il était arrivé aux États-Unis et dans le hall de l'aérogare, il se dit content et très joyeux. Julian perçut sa gêne mais ne fit pas de commentaire. On était en automne, il le lui dit. Il faisait déjà froid et dans ces cas-là les sentiments qu'on veut exprimer sont comme filtrés. La rigueur des températures les aide à ne pas trop se montrer. Cette façon d’expliquer sa réserve rendit Erik perplexe mais son ami lui adressa un sourire bienveillant. Il comprenait, bien sûr, qu’Erik fût sur le qui-vive et il appréciait de le voir ainsi : le bel embarras d'un jeune homme est toujours un spectacle de choix. Il pensait à ces après-midis tendres où Erik et lui, entre de longues errances, s'étaient contemplés et étreints à l'hôtel au Danemark. Ces longs cils blonds sur ces paupières closes, ce buste imberbe, ces épaules fermes, il les retrouvait ou du moins, les appréhendait. Un peu de route, des paroles encourageantes et du savoir-faire et il les retrouverait. Il exultait. Ce beau jeune homme blond, depuis longtemps, embrasait ses sens. Il l'avait toujours attendu. Beau, fin, racé, intelligent et danseur classique. Pas n'importe lequel. Il l'aida à récupérer ses bagages et le guida vers le parking. L'aéroport était distant de la ville. Le temps était gris. Il tombait de la neige gelée et la circulation était dense. Comme le jeune homme restait silencieux, il dit :

-Je suis très content, tu sais.

-Moi-aussi.

-C’est déstabilisant pour toi…

-Non, pas du tout. Je suis content de te voir, moi-aussi.

-Sens-toi libre. Tu peux être sincère !

-Bien sûr. Je suis sincère.

Cependant, il le voyait bien, le beau Danois se raidissait et il n'était pas encore temps de lui parler de ses abandons et de ses gémissements dans l'amour physique. Les kilomètres défilaient et de temps à autre, le décorateur croisait le regard bleu du danseur où il lisait la réserve tout autant que le ravissement. Cet engagement qu'il avait obtenu dans un lieu prestigieux témoignait de sa valeur. En même temps, il était craintif mais Julian était assez sagace pour voir qu’on ne lui prendrait rien sur cette scène où s'étaient succédé de très grands danseurs. Déjà, il se défendait contre le doute et cette défense obstinée s'étendait à lui

26 mai 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 2. Erik arrive à New York.

 

Comme ils entraient dans Manhattan, Julian lui dit :

-Tu connais déjà New York à ce que tu m'as dit.

-Je suis venu une fois mais j'étais tout jeune. Et pour de courtes vacances. Mes grands-parents maternels. Et mes parents aussi.

-Cette fois, c'est différent. Regarde. C'est là que tu vas vivre.

La magnificence de l'île apparaissait avec sa structure claire, presque mathématique, ses îlots d'immeubles prestigieux, ses gratte-ciels et de loin et loin ses trouées de verdure que formaient les parcs. Erik regardait encore et encore et cette fois son regard n'allait plus jamais à celui qui conduisait mais à cet univers nouveau et magique dont soudain, il savait qu'il le ferait plier. Les promesses d'Irina étaient à tenir et il les tiendrait. Le New York City ballet, une grande scène et ce sens qu'il avait de la danse...

Comme il baissait les yeux maintenant et qu'il était tout en lui-même, le décorateur reprenant courage lui dit :

-Lincoln Center. C'est le siège du New York City Ballet. En face, c'est le Met : mon travail.

-Je sais.

-Tu ne seras pas loin. Une place à traverser…

-Ah oui, bien sûr !

Erik ne jouait pas franc jeu. Julian dut le sonder.

-Je n’habite pas dans le même quartier. Un peu de trajet.

-En fait, tu sais, j'ai réservé un hôtel non loin de mon futur lieu de travail.

Devant l'incongruité de la situation, le décorateur préféra l'ironie :

-Oh non mais que tu es drôle Erik ! Un hôtel dans cette partie de Manhattan ! Tu vas devoir faire des heures supplémentaires, tu sais ! Je t’ai proposé de t’héberger quelques jours et tu as accepté. Tu ne dis rien ?

-Non. La réserve danoise.

-Écoute. De ta venue à New York, on a beaucoup parlé au téléphone depuis la visite que je t'ai faite, alors mets ta réserve de côté, qu'elle soit danoise ou non...

Dans les yeux du danseur passaient une inquiétude et une défiance peu compréhensibles pour lui mais il ne s'en préoccupa pas, trouvant à juste titre, ce jeune danseur fascinant. Celui-ci pourtant hésitait.

-Donc, je vais chez toi ?

-Oui.

Comme le jeune homme semblait toujours tendu, il chercha à l'amuser :

-Bienvenue aux USA ! L’Amérique de Ronald Reagan ! Ne me dis pas que tu n'es pas gâté. Un vrai conservateur, gardien des traditions de l'Amérique ! Le roi du néolibéralisme et l'ardent défenseur de l'armée. Quand j'ai vu ce qu'il faisait pour augmenter le budget de l'armée, j'ai failli faire un autodafé avec les derniers numéros du New York Times ! Il ne plaisante pas, l'ancien cow-boy de cinéma. Il vaut mieux ne pas être dérangeant physiquement quand on veut travailler ici, en ce moment. Mais toi avec ton visage d'ange, tes yeux bleus et tes cheveux blonds, tu as tout pour toi ! Tu aurais pu être noir ou latino...Rends-toi compte !

26 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. New York. L'appartement de Julian.

 

Erik ne put s'empêcher de rire. Julian gardait son humour dévastateur.

Une fois arrivé chez lui, il marqua sa surprise. L'appartement était bien plus vaste que Julian n'avait bien voulu le dire et, magnifiquement exposé, il était ravissant. Il était constitué d'un grand living, de deux chambres et d'un bureau. Il disposait de deux salles de bain et la cuisine était grande. En outre, il ouvrait sur une terrasse avec vue sur Central Park. L'immeuble était cossu et affichait des signes d'aisance : une belle entrée, un portier, un parking privé. Il s'élevait sur cinq étages et Julian vivait au troisième. Même en cette saison brumeuse, la vue qu'il offrait sur le parc était merveilleuse et Erik ne put retenir un sourire d'enfant quand son ami eut ouvert la porte-fenêtre qui y donnait accès. Les grands arbres dépouillés de feuilles offraient des silhouettes pures et fines et dans les allées qu'il apercevait, il voyait circuler des New-yorkais divers : homme vieillissant promenant un beau chien de race, couple d'étudiants rieurs et bavards, nounou aux prises avec un petit garçon impoli, sportif pressé courant à vive allure pour ne citer qu'eux. La lumière était basse mais elle perçait la barre des nuages et le parc, qui semblait immense, lui apparaissait dans une beauté confuse mais attirante.

-C'est magnifique ici !

-Si tu aimes la marche à pied, sache que tu n'auras pas à traverser le parc. Tu rejoindras la soixante-cinquième rue et tu la suivras. Ensuite, le théâtre est inratable : il est immense. Mais on va vers le froid. Il y d’autres moyens.

-Je verrai.

L'appartement mélangeait les styles de façon audacieuse et Erik fut sidéré par l'harmonie qui s'en dégageait. Deux canapés de cuir évoquant les années cinquante faisaient angles et entouraient une table basse chargée de livres d'art. Ils jouxtaient des meubles d'horloger américain du début du siècle, hauts et munis d'innombrables tiroirs, des commodes en chêne à quatre tiroirs d'aspect rustique et des tables et des chaises qu'auraient pu utiliser les colons du dix-neuvième siècle. Il y avait aussi des vitrines hautaines, des fauteuils en velours, du mobilier de jardin comme on avait pu en trouver dans le Mississippi, des fauteuils variés aux formes opulentes et des tables de salon. Erik ne se souciait pas des nuances de couleur, des variétés de bois, de la présence de meubles en fer forgé. Il alliait le tout et il en résultat un appartement au style bohème, extrêmement élégant et propice au rire et aux rêves. Il avait racheté du mobilier de bureau et de jardin qui, transformé par lui, devenait beau. La pièce principale comportait quelques tableaux figuratifs dont des toiles d'Edgar Hopper mais la chambre qu'occupait Julian ne comportait que des miroirs et des photos de famille, d'amis et de spectacle. La cuisine était exubérante et il avait déniché, pour la décorer, des toiles d'un peintre quaker du dix-neuvième siècle : Cassius Marcellus Coolidge. Tous représentaient des chiens adoptant des attitudes humaines et fumant le cigare dans une ambiance bonne enfant. Le travail sur les couleurs fortes était manifeste dans la cuisine et l'emploi du jaune et du rouge s'arrêtait, selon Erik, à la limite du possible mais le fait est que l'ambiance y était gaie. Le réfrigérateur imitait un modèle des années cinquante et la plupart des meubles évoquaient une cantine ouvrière. De fait, face à tant de noir, de gris et de blanc, les couleurs fortes emportaient la mise. Les salles de bain procédaient de la même audace. Seul le bureau de Julian semblait échapper à la donne. Les murs étaient couverts de livres. Les bureaux au nombre de trois venaient de rédactions de journaux américains du siècle passé et leur beauté était imposante. Il y avait des fleurs dans des vases, des orchidées mais pas de rideau aux fenêtres. Restait la chambre d'ami avec un lit bas, des coffres et une armoire aux lignes pures avec tout de même un fauteuil chippendale. Elle était sobre mais toute comparaison avec celle de Julian s'avérait impossible puisque les portes en restèrent fermées.

-Tu aimes ? Au Danemark, on est plus sobre !

-Oui mais comme tu as mélangé les styles, c'est superbe !

-N'était-ce déjà pas le cas à Londres ?

-C'était déjà très recherché, très beau mais pas si personnel. Ici, c'est vraiment étonnant.

Julian sourit. Erik avait enlevé son manteau d'hiver. Il portait un jean et un grand pull noir à col roulé et avait de grosses chaussures. Il avait son style propre cette fois et avait abandonné le dandysme qu'il affectionnait en Angleterre. Portant des matières confortables mais non luxueuses et ayant écarté tout accessoire, il n'imitait plus non plus le décorateur. Son apparence était presque hiératique. Maintenant sa réserve, il dit qu'à Copenhague, tout était déjà gris et bleu, la neige s'annonçant.

-Ici, l’hiver se fait attendre. Tu le verras graduellement s’installer en regardant les arbres du parc. Tu vas voir : tu vas vouloir rester quelques temps !

 Cette fois, charmé, le beau jeune homme baissait sa garde et se mit à sourire.

-D'accord. C'est très généreux.

26 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Erik à l'aube d'une carrière américaine.

 

Julian lui sourit et enchaîna :

-Tu as faim ?

-Non, vraiment pas.

-Un café ?

-Oui.

Après l’avoir bu, il regarda avec gravité le décorateur. Celui-ci lui dit :

-Sans doute es-tu fatigué ?

C'était un clin d’œil et un appel mais Erik ne voulut pas comprendre pas et secoua la tête.

-Non, pas du tout ! J'ai voyagé en première ! Il y avait une hôtesse de l’air très bien faite. J'avais envie de lui demander son numéro de téléphone !

-Tu ne l'as pas fait ?

Quelque chose venait de changer dans la voix de Julian et Erik comprit sa maladresse.

-Non.

Il ne servait à rien d’éluder et l’acceptant brutalement, le danseur fit face à cet homme qui le voulait intensément. Il lui sourit. Son enthousiasme n’était pas si grand et il restait méfiant mais l’attente de Julian était forte et il n'y avait plus grand chose à alléguer. Il lui lança un regard éloquent et le suivit dans sa chambre. Elle était vaste et d'un grand raffinement. Toutes sortes de tableaux ornaient les murs. De tableaux cossus intérieurs anglais du dix-huitième siècle côtoyaient des toiles de peintres américains du dix-neuvième. Comme il s'approchait de lui et lui caressait la joue, Erik abandonna toute réserve. Les draps étaient frais, le corps de son amant entretenu et odorant, ses yeux bruns posés sur lui pleins de certitude. Il restait à se caresser et à gémir longuement avant de s'apaiser. Quand ils furent rassasiés l'un de l'autre, Erik ne sentit que le bonheur d'être dans l'instant et ils passèrent une fin de journée joyeuse à marcher dans le quartier et à faire des achats pour le dîner. Le soir, dans la pénombre du grand salon, le danseur resta longtemps, émerveillé, à observer la rue qui jouxtait le parc et les arbres mouvants du grand jardin et de nouveau l'amour physique lui parut simple et porteur de joie. Le lendemain, cependant, il fut assailli par un sentiment de vacuité et de décalage. Il y avait eu Mads et Sonia et tous deux avaient bandé leurs forces pour l'avoir. Sonia avait été la première femme dont il avait été follement épris mais alors même qu'il lui appartenait avec délices, elle, avait été lâche et l'avait laissé pour rejoindre un amant fortuné. Mads, qui avait précédé la ballerine, avait été si rieur et tendre au début de leurs relations que jaloux, morbide et vengeur quand il avait voulu se détacher de lui. Et il était mort brutalement. Et maintenant il y avait cet homme qui le voulait tellement et qui ne savait de lui que ce qu'il avait bien voulu lui montrer. Comment serait-il, lui ? Comme Sonia qui ne lui avait pas pardonné d'être le danseur qu'il était ? Comme Mads qui ignorait tout de la danse et ne voyait que le bel amant à former ? Ces deux êtres l'avaient laissé dans le désarroi et la honte comme s'il n'était pas bon d'être crédule. Aimer violemment n'est pas le gage qu'on vous aime en retour et être aimé de façon possessive peut être tout aussi dangereux. Julian ne pouvait donc que faillir. Il semblait si empressé !

-J'ai pris un congé de trois jours. Nous allons visiter. Tu te sens prêt Erik ?

-Oui. Tu me rends la pareille ! Je t'ai fait beaucoup marcher dans Copenhague !

-Exact.

Et ils marchèrent beaucoup en effet. Au Modern Art et au Metropolitan Museum, Julian était disert mais il l'était aussi devant la statue de le Liberté, dans le quartier chinois où à Little Italy. Il adorait commenter et le faisait avec drôlerie s'ingéniant à interroger Erik sur ce qu'il avait retenu. Il n'aimait pas nécessairement l'Amérique mais il aimait la côte est et son histoire. Des théâtres new-yorkais, il savait tout comme il n'ignorait rien des spectacles de danse et d'opéra. L'écouter était un plaisir et Erik prit beaucoup de plaisir à errer dans la ville avec un être aussi érudit et aussi drôle. Et puis, il fut admiratif : Julian l'estimait comme danseur et n'avait aucun doute sur sa réussite. Son respect était total et il faisait même preuve d'humilité face à un jeune artiste dont il connaissait la force. La méfiance d'Erik ne put que fléchir.

-Je vais rester quelques jours...

-Ou quelques semaines...

-Je ne sais pas encore...

-Erik, moi je sais. Un logement tu en trouveras un mais tu ne peux le faire tout de suite à cause de la bureaucratie américaine. Tu ne peux avoir que du transitoire pour l'instant.

- Je suis donc supposé attendre...

- Oui mais bientôt, ce sera différent.

- D'abord les rendez-vous : Jerome Robbins et Peter Martins.

- Oui, quand est-ce ?

- Après- demain 

- Encore une journée de marche et d'amour, alors ?

- Oui.

 Puis vint le jour des rencontres. C'était une fin de matinée et Erik était vêtu de noir, une mise sévère qui accentuait sa gravité.

-Ne m'accompagne pas. Je préfère. Ça ira bien.

-Je n'en doute pas.

Pour lui à qui on avait beaucoup parlé du flamboiement des Russes à l'orée du siècle, les chorégraphes américains avaient d'abord eu peu d'impact mais le temps avait passé. Il allait entrer dans la maison de Balanchine et faire corps avec elle ! Il exultait et il y avait de quoi !

20 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Balanchine.

 

Balanchine était mort quelques années auparavant mais sa stature auréolait la maison. C'était le fils d'un compositeur géorgien qui était entré par hasard, à l'âge de neuf ans, à l'école des Ballets impériaux, à Saint-Pétersbourg ! Quel merveilleux début d'histoire. Robbins avait tracé sa route en Amérique et était passé de la comédie musicale au ballet classique et du ballet classique au cinéma avec une grande sûreté. Mais Balanchine ! Il était difficile de ne pas l'admirer. Si la carrière de Robbins était très américaine et plus facile à connaître, celle de Balanchine était internationale. Or, à New York, il était dans « sa » maison. Le New York City Ballet était une des troupes de ballet les plus prestigieuses du monde avec le Kirov et l'Opéra de Paris. C'était la demeure d'un petit Géorgien qui était né dans une famille de compositeurs, de danseurs et de soldats. Le trouvant peu motivé pour la danse, ses parents l'avaient orienté vers une carrière militaire mais, en fin de compte, il avait désobéi ! Soldat, non, certainement pas. C'était la danse classique qu'il voulait apprendre et il intégra la prestigieuse école de Saint-Pétersbourg : l'école des Ballets impériaux. La Révolution étant venue, l'école ferma et le jeune George, voulant survivre, crut bon de jouer du piano pour accompagner des films muets avant que l’école, quelque peu malmenée, n'ait rouvert ses portes ! Elle fonctionna de nouveau et reçut les noms de « Conservatoire de Saint-Pétersbourg » et de « Conservatoire de Leningrad ». Il y apprit beaucoup et il étudia au conservatoire aussi où il apprit le piano, le contrepoint, la musicologie, l'harmonie et la composition. A vingt ans, il créait des ballets et avait une petite troupe qui ne fut pas jugée licite.  Quand il partit en Allemagne, en 1924, il dansa pour la République de Weimar avec d'autres danseurs russes dont Tarama Geva, sa femme, Alexandra Danilova et Nicolas Efimov mais ils choisirent de se dérober à l'Union soviétique et, à Paris, Diaghilev les accueillit. Il créa plusieurs ballets pour les Ballets russes et ne se ménagea pas. Mais Diaghilev mourut en 1929 et sa belle création se désagrégea. Nullement abattu, Balanchine émigra aux États-Unis où il finit, grâce à un mécène, par fonder la compagnie de danse qui l'engageait à ce jour, lui, Erik. C'était écrasant : Balanchine n'avait rien fait sans Stravinski mais il avait aussi fait avec Darius Milhaud, Henri Sauguet, Kurt Weil et tant d'autres ! Comment pouvait-on être ainsi ? Saint-Pétersbourg, la Révolution, Diaghilev, Serge Lifar, l'Amérique à travers Broadway d'abord puis avec l’école de danse qu'il mettait en place avant d'en arriver à ce corps de ballet ! Cette vie extravagante, ces pays traversés, ces épouses, la musique, la danse. La danse surtout. Tout chez cet homme était impressionnant avant son arrivée en Amérique et tout le restait tandis qu'il s'y installait. Un directeur de ballet qui se double d'un chorégraphe, d'un créateur et d'un grand mélomane, c'est bien. S'il est musicien, c'est mieux, mais s'il se mêle de faire danser Fred Astaire, c'est incroyable ! Cet homme avait vécu dans plusieurs pays et sous plusieurs régimes. Il avait fui un régime politique contraignant, tout laissé et conduit une troupe de danseurs à travers les États-Unis comme un grand baladin avant de créer une troupe extraordinaire. Depuis son adolescence, Erik avait été bercé du récit de sa vie.

Jerome Robbins, son successeur, avait lui-aussi une trajectoire singulière mais elle l'impressionnait moins. Issu d'une famille de juifs russes émigrés aux États-Unis, il n'avait pas connu le déracinement. Il avait fait des études de chimie qu'il avait abandonnées pour des raisons financières puis avait étudié la danse classique et moderne, appris le théâtre avec Elia Kazan entre autres et appris à jouer du piano et du violon. Dès 1939, il s'était produit dans des comédies musicales chorégraphiées par Balanchine et avait commencé à imaginer ses premiers ballets. En 1940, il avait intégré l'American ballet theatre comme soliste et en 1944, il avait chorégraphié son premier ballet, Fancy Free, qui lui avait ouvert les portes de Broadway et du cinéma. Il avait mis en scène   West Side Story en tant que spectacle et avait obtenu là un immense succès. Erik était stupéfait qu'un homme qui avait pu avoir un grand succès avec une mise en scène du Roi et moi ait pu franchir les portes du New York City ballet et rejoindre Balanchine ! Où pouvait-on trouver pareille merveille sinon aux États-Unis ?

20 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Rencontrer Jerome Robbins.

 

Ayant hâte de le rencontrer, Erik partit à l'avance et le trajet lui plut. Il trouvait New York très dépaysante. Il en profita donc pour contempler longuement la façade du bâtiment qui lui parut déplaisante et trop factice. Tout était, à l'intérieur, très moderne. Il attendit peu et parla avec le maître des lieux. Dans son grand bureau encombré de photos et de livres, Jerome Robbins le reçut en homme d'expérience. Il fut concis, mais ce qui devait être dit le fut.  Pas très grand, mince, il avait l'air d'un vieux sage à qui il ne faut pas essayer d'en compter. C'était une icône. Erik le perçut comme tel. Intimidé, il comprit le sens de la proposition qui lui était faite. Il s'adressait à un jeune homme qui s'était fait connaître au Danemark et avait été apprécié à Londres. Il jouissait d'une réputation flatteuse mais pas d'une réputation extraordinaire. Cela revenait à dire qu'il lui donnait sa chance car Peter Martins s'était quasiment porté garant de lui et que son intuition le trompait rarement. C'était sans doute là un cadeau merveilleux car beaucoup de jeunes danseurs passaient des examens difficiles pour intégrer le New York City ballet et bon nombre d'entre eux se désespéraient de ne pas être recrutés. Jerome Robbins fut très clair dans ses questions.

-Comprenez-vous votre chance ?

-Oui, je la comprends.

-Rien n'est facile dans ce corps de ballet et de toute façon, rien n'est facile à New York. De grands danseurs étrangers ont une énorme réputation ici. Vous le savez ?

-Je le sais. Je n’y encore jamais travaillé mais je connais cette maison. Actuellement, je n’y suis personne.

-Bien répondu et ?

-J’y serai quelqu’un.

-Bonne installation.

Une fois dehors, le jeune homme resta un moment à contempler la façade du théâtre et en se retournant, il observa celle de l'Opéra de New York. Il fut brusquement pris de crainte. Dès le départ, on lui avait comprendre qu'il était dépositaire d'un don et qu'à ce titre, il était à part. Tout le monde n'avait pas sa chance et peu était prêt à lui pardonner d'avoir de telles capacités, une redoutable faculté d'imitation et une telle sensibilité. Plus les années avaient passé, plus on lui avait fait sentir qu'il devait tenir ses promesses. La lointaine Hannah avait été ravie de lui mais c'était là peu de choses. Irina et Oleg avaient fini par s'incliner tout en lui laissant pressentir de nouveaux défis. Ses professeurs et répétiteurs du ballet danois l'avaient encensé et après eux, Covent Garden l'avait adoré. C'était très bien mais maintenant il y avait Balanchine dont il avait senti l'aura dans le théâtre, le très sélectif Jerome Robbins et pour une moindre part Martins. Que ferait- il si cette fois les promesses n'étaient pas tenues ? Il ne pouvait pas sans en être horriblement humilié décevoir cet homme âgé qui venait de lui parler et ce directeur artistique qui l'engageait sur l'insistance d'un homologue persuasif. Et que dirait l'altière Finlandaise à qui finalement il donnait tort ? Que penseraient ses anciens camarades, ses anciens flirts, ceux qui avaient dansé avec lui au Danemark et en Angleterre pour qui il ne serait plus qu'un danseur à la carrière manquée ? Comment réagirait sa famille qui, il le savait, se diviserait sa sœur aînée et son père se réjouissant de sa défaite alors que les autres en étaient navrés ? Et enfin, qu'allait dire Julian dont l'opinion se mettait singulièrement à compter. Ne pas réussir ? C'était une éventualité terrible. Il en frémissait à l'avance.

20 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Erik au New York City Ballet. Des rôles à venir.

Il rentra lentement en faisant des détours et chez Julian, qui était absent, regarda la programmation que Martins lui avait donnée. Des œuvres prestigieuses pour la plupart où il avait souvent le premier rôle dans des chorégraphies exigeantes. La mise à l'épreuve était évidente. Ne voulant à aucun prix se laisser distraire, Erik chercha dans la bibliothèque de son ami tout ce qui avait trait aux ballets qu'il allait interpréter, tant pour les livrets que les notes chorégraphiques, les décors et les musiques. Il lut encore et encore, travailla mentalement les chorégraphies, utilisa le piano droit que son ami avait placé dans son grand salon et visionna même quelques vidéos de ballets qu'il connaissait mais pas n’avait pas forcément dansé. Redevenant passionné, il en oublia ses craintes et quand Julian, qui travaillait de nouveau, revint vers dix-huit heures, les bras chargés de courses, il le trouva revisitant la première chorégraphie d'Orphée et Eurydice, celle que Balanchine avait proposée en 1936 et qui n'avait pas eu de succès. C'est cette version là que Jerome Robbins reprogrammait. Le décorateur le salua en souriant et alla déposer son fardeau à la cuisine dont il mit du temps à revenir. Quand il en sortit, il portait un vase chargé de grands lys. Il ne disait rien et quelque chose dans sa manière d'être soufflait à Erik qu'il le faisait exprès. Le silence régna encore jusqu'au moment où il prit sur une table basse la fiche de programmation que Martins avait remis au danseur. Il la lut avec attention.

-C’est ambitieux mais tu es un bon danseur.

-Un bon danseur…

Erik avait abandonné les notes qu'il consultait sur la chorégraphie. Il était sombre tout d’un coup et son ami, qui l’observait, fut incisif.

-Tu as des regrets ?

-Quoi ?

-Tu as des craintes ?

-Mais de quoi parles-tu ?

-De toi, de ton visage, de ta nervosité.

-Non. Je me suis préparé, tu sais…

Julian le toisa quasiment avant de lui sourire avec gentillesse comme il l'avait fait en entrant mais les forces d'Erik restèrent bandées.

-Je trouverais logique que tu aies des inquiétudes. Tu es aux USA. C'est une très grande compagnie de danse et pour l'instant tu ne connais que Londres qui peut être mis en concurrence.

Cette fois, ce fut Erik qui toisa son ami.

-Quoi ! J’étais étoile au Danemark. J’ai dansé à Londres et ailleurs aussi, quand j’étais artiste invité !

-Oui, bien sûr… Je vois que ce n’est pas le moment de polémiquer ! Tu intègres le New York City ballet. Ils attendront de pouvoir se lever pour t'applaudir. Tu en es conscient, je le sais.

-Ils le feront. Je les surprendrai.

-Un jeune guerrier…

-Oui.

-Tu sais qui a dansé ici, bien sûr…

-Bien sûr.

A nouveau, Julian fut presque narquois et il le resta tant que sur le visage de son ami se mêlèrent des sentiments aussi contradictoires que le discret appel au secours, la rancœur, le contentement d'avoir démasqué une ruse et la tristesse face au manque de considération dont il était l'objet. Ce dernier sentiment finit par l'emporter et Julian le vit rassembler les livres qu'il avait consultés, les notes qu'il avait prises et les vidéos. Il ne garda qu'un petit lot ainsi qu'un grand carnet sur lequel il avait pris des notes sur les chorégraphies. Il referma le piano et alla placer ce qu'il voulait encore regarder dans la chambre d'ami. Quand il sortit, il s'était changé et paraissait plus austère encore que quelques instants avant. Julian le sentant bien plus blessé qu'il ne l'avait escompté tenta de l'apaiser :

-Je cherche à te provoquer, tu le vois bien ! Allons, cessons cela. Tu ne m'as pas parlé de tes entretiens. Il faut que tu le fasses, non ? De toute façon, on va dîner.

-Non, moi, pas ici.

20 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Mise à l'épreuve.

 

-Parlons de tes rendez-vous. Allons...

-Jerome Robbins est une légende. Dois-je de te le dire ? Ça a été bref. Il attend de me voir au travail. Martins m'a présenté mon contrat et a parlé de mes rôles. Plus technique et plus proche. J'ai terminé.

-Tu es bien laconique ! Au moment du repas, tu seras plus bavard…

Erik enfila un imperméable gris et posa sur sa tête un feutre de même teinte, survivance de son dandysme. Avant de sortir, il dit à son ami en le regardant avec rancœur :

-Je mange seul.

-Tu prends tout très à cœur...

-A cœur ? Oui. Je n’ai pas travaillé pour une compagnie assez prestigieuse, c’est cela ? Tu ne peux savoir à quel point j'ai regretté de ne pas avoir appris la danse au Kirov. Pas la bonne date de naissance, pas le bon pays. Je sais que ça aurait été extraordinaire. J'ai été formé par une allemande puis par un russe et une Finlandaise qui eux savaient de quoi ils parlaient et surtout de qui. Ces images des danseurs russes ont accompagné mon enfance et mon adolescence. Je les ai tant regardées. J'ai appris à danser en pensant à Pavlova, à Karsavina et à Nijinsky. J’ai peur, oui mais pas pour les raisons que tu évoques.

Julian, abasourdi, prit la mesure d'un désir et d'une attente qui allaient bien au-delà de lui, lui qui par fatuité avait escompté que ce danseur qu'il aimait cherchait ce prestigieux contrat pour se rapprocher de lui.

-J'ai été maladroit.

Erik le toisait presque, lui en voulant de cette mise en cause.

-Ils vont m’ovationner et tu verras quelle a été ma formation…

-Je t’ai vu danser et je suis tout de même connaisseur. Je t’ai atteint plus que ce que je voulais. Reste, je t'en prie. Voyons...

Erik franchit la porte de l'appartement sans lui répondre. Il revint deux heures après très calme et vidé de toute colère. Julian, mal à l'aise, s'assit en face de lui.

-Toujours heurté ?

-Non.

Pendant l’absence du danseur, le décorateur avait trouvé dans son salon deux chaussons de danse teints en noir.

-Ils sont anciens, n’est-ce pas ?

-L'un d'eux est un objet de collection !

-Dis- m’en plus.

-Il y a deux d'époques différentes. L'un est récent, l'autre ancien. Du sur-mesure. Le plus vieux est russe. Un danseur du Kirov l'a porté. C'est un cadeau de mes professeurs, le Russe et la Finlandaise. L'autre est danois et je l'ai teint. Il ressemble à l'autre comme ça. Ce sont des talismans. Le passé et le présent…

-Laisse-moi les regarder encore.

Erik accepta et quand son ami les eut contemplés, ils s'observèrent. Rien n'était comme Julian le voulait et il regrettait les beaux scénarios romanesques que, pendant des semaines, il avait laissé se dérouler dans sa tête mais ce danseur à l'étrange caractère était sa chance, il le savait et de toute façon, il l'aimait déjà pour longtemps.

-Tu ne sais vraiment pas qui a pu porter le chausson russe ?

-Plusieurs noms ont été avancés mais je n'en sais pas plus. Il date des années cinquante. J'aurais préféré bien avant.

-C'est déjà bien...

Plus tard, le décorateur regagna sa chambre pensant que cette fois, il y dormirait seul mais Erik qui avait manifestement relu sa programmation et beaucoup lu le rejoignit. Ils restèrent immobiles l'un près de l’autre, tous deux nus et pensifs. Un danseur bande toujours ses forces et demain il est prêt à s'élancer. Aussi retient-il ses pulsions. C'est une remarque attendue. Ce soir-là, elle fut vraie. Longtemps immobile et les yeux grands-ouverts, le jeune homme exacerba le désir de celui qui reposait auprès de lui. Il ne le voulait pas ainsi mais il était tout à sa promesse et à sa résolution. Tendre le bras pour être rassuré en touchant le corps ami ou l'appeler lui aurait paru fautif. Il s'en garda et aspiré dans une histoire nouvelle dont le sens ne cessait de lui échapper, le décorateur fit de même. Tout au plus lui demanda- t-il au cœur de la nuit s'il savait ce qu'il en était advenu de l'autre chausson russe. Le danseur eut un doux rire :

-Je n'en ai aucune idée, hélas. Tu sais, je voudrais tant le savoir !

-Tu n’es plus en colère, on dirait…

-Non.

-Ils vont t’adorer, je le sais. Jeune guerrier, jeune prince…

-Tu leur laisses beaucoup de temps ?

-Non.

Au matin, ils se contemplèrent rapidement puis se séparèrent non sans avoir remarqué qu'après cette question, ils s'étaient l'un et l'autre endormi.  Erik était déjà en route que Julian retrouvait toute sa raison. Le succès attendait cet Erik qui ne cessait de le surprendre.

20 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Sous contrat à New York.

 

2. New York. Danser pour l'une des meilleures compagnies du monde.

Erik a obtenu ce qu'il voulait : il est sous contrat dans une des plus brillantes compagnies de danse du monde; son avenir professionnel l'inquiète donc peu. Il est perplexe quant à sa relation avec Julian Barney, l'américain qui l'a accueilmi et pris sous son aile. 

Dès son premier contact avec la troupe, le danseur comprit que son contrat prenait forme et qu'il n'avait pas grand-chose à craindre.  Si la façade du théâtre ne le convainquait pas, l’intérieur lui parut très beau, la salle lui plut autant que la scène et il parcourut les couloirs avec bonheur avant de rejoindre la salle d’entraînement. Elle était semblable à celles qu’il avait déjà vues, vaste et claire, bardée de miroirs. Ils étaient nombreux. Il était au fond et respectait les demandes : échauffements, étirements, exercices à la barre, postures diverses. Il ne réfléchissait pas et scrutait son image comme il l'avait toujours fait. Tout était très nouveau parce qu'américain mais en dehors de cela, tout lui était déjà connu. Les répétiteurs la saluèrent de façon très formelle et les danseurs l'observèrent. Certains lui sourirent. D'autres attendirent les intercours pour lui adresser la parole. On lui fit remarquer qu'à Copenhague, on travaillait huit heures par jour environ, spectacle compris et qu'à New-York, il devrait être là dès qu'on le lui demanderait. C'était puéril puisqu'au Danemark, il travaillait sans relâche. Les premiers jours, il resta sur quant à soi, se tint à l'écart des intrigues et attendit. On lui fit de nouvelles remarques qu'il ignora sur son mutisme et son origine danoise. Était-ce une épidémie ? Peter Martins avait été un brillant premier danseur de 1970 à 1983 et sa récente nomination en tant que directeur artistique le rendait redoutable. Et il y avait Erik Bruhn, qui était une gloire au Danemark et qui dirigeait désormais le Ballet de Toronto. Et d'autres encore, moins prestigieux. Trop de Danois ? A cette attaque, Erik réagit non sans orgueil :

-Le Danemark vous envoie le meilleur !

Le danseur américain qui l'attaquait eut un haut le corps.

-Tu veux dire que tu es très bon ? On verra si tu réussis.

-Vous verrez, oui.

-Aussi bon qu’Erik Bruhn alors ! Tu lui dois ton prénom ?

Erik n’y avait jamais pensé. Ses parents ne lui avaient jamais expliqué les choses ainsi, ni d’ailleurs Irina. Mais pourquoi pas ? Avant que Noureev n’emporte tout sur son passage, Bruhn avait eu son heure de gloire.

Le ton était donné mais le danseur ne plia pas et de toute façon, les répétitions d'Orphée et Eurydice commençaient. Il était précis et lumineux et comme annoncé, brillant. Julian le sut assez vite et en fut très heureux mais il resta discret, tenant compte du caractère heurté du jeune homme. Il le trouvait souvent au travail dans l'appartement, lisant ou visionnant des vidéos et le laissait tranquille. Il était heureux quand il jouait du piano, peu de danseurs à sa connaissance en ayant une aussi bonne maîtrise. Erik, lui, était plus mesuré. Il avait conscience de sa valeur mais il était simple et toujours sur le qui-vive, ne montrant aucune fatuité. Plus calme, il redevenait curieux et rieur et tous deux marchaient beaucoup dans New York, allaient voir des films et des expositions et traînaient chez les antiquaires et les brocanteurs, une des passions de Julian.

20 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Sous contrat à New York.

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Sous contrat à New York.
2. New York et le monde du ballet. Erik est désormais sous contrat au New York City ballet où il sait pouvoir briller. Son avenir professionnel l'inquiète bien moins que les relations qu'il entretient avec Julian Barney. Il n'est pas sûr que cette liaison...
20 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Erik : danseur et jeune amant.

 

Travaillant beaucoup, le décorateur avait besoin de dîners à l'extérieur et de soirées dans des bars élégants. Erik répondit à ses invitations sans qu'il pût démêler s'il le faisait pour ne pas le heurter ou parce que ce type de sorties l'enchantait. Il jugeait à juste titre son ami très snob et aurait certainement choisi pour lui-même des endroits bien moins en vue et plus gais, mais il pliait.

La nuit, il acceptait des corps à corps réguliers qui éblouissaient son amant américain habitué à des étreintes conventionnelles avec ceux qu'il admettait chez lui. Au lit, Erik que Julian avait trouvé libre et audacieux à Copenhague, était d'un naturel confondant. Il n'aimait pas les conventions, avait peu d'interdits et était très ardent, montrant une nature assez double. Il pouvait se résoudre à être sage mais n'était pas contre l’audace. Julian était stupéfait et subjugué. Ce danseur à la mise souvent sévère qu'il trouvait au sortir de longues journées de travail lisant ou consultant ses notes quand il ne se préparait pas pour le rôle qu'il allait danser le soir, était aussi cet être de la nuit qui le déshabillait et s'agenouillait pour l'exciter avec un art consommé. C'était incroyable et merveilleux. Quant à lire dans ses sentiments, le décorateur le pouvait difficilement. Le jeune homme lui faisait confiance et l'estimait. En outre, il lui était reconnaissant de l'héberger, ce qui il devait l'admettre, lui rendait facile l'arrivée aux USA. Ils avaient une intimité charnelle exceptionnelle mais en cela, ils n’étaient que des amants. Où était l'amour ? Julian le souhaitait de ce danseur auquel il ne cessait de penser et à de brefs instants il lui semblait qu'il en recevait pour être rapidement désillusionné. Cependant, il ne désarmait pas. Il avait déjà aimé et été aimé et il savait que bien souvent les sentiments de l'un ne sont pas à la mesure de l'autre mais que tout peut s'inverser et se consolider. A Londres où il avait joué pour Erik le rôle d'un amuseur mondain, il s’était dit qu’une liaison avec un jeune homme aussi audacieux le guérirait de liaisons fades où il avait toujours le dessus.

Le sentant en confiance, Julian l'amena à accepter de rencontrer ses amis et ses relations. Erik avait commencé de paraître sur scène et son image se dessinait nettement : il faudrait compter avec lui. Il répétait maintenant Serenade, le second spectacle dans lequel il était programmé et qu'il avait dansé à Copenhague. Tout se stabilisait. Il commença par inviter trois couples d'amis pour un dîner exquis basé sur une cuisine américaine de terroir. Il savait recevoir. Une table splendide était dressée, tout en vaisselle luxueuse et verres de cristal. De grands bouquets de fleurs embaumaient la pièce, Julian adorant les lys et les roses, les éclairages indirects mettaient en valeur l'élégance des lieux, des meubles aux tableaux et aux miroirs ornant les murs. Le maître de maison avait des employées dont une cuisinière épisodique. Elle était merveilleuse et supervisait tout. Les autres femmes assuraient le service. Les convives que Julian présenta à Erik ne parurent pas surpris le moins du monde de le rencontrer. Un des couples s'occupait d'une galerie d'art cotée, un autre était formé de deux universitaires spécialistes d'écrivains américains dont le danseur oublia immédiatement les noms et le troisième, celui qui était formé de deux hommes, étaient des musiciens de renom. Il leur était venu aux oreilles que Julian avait désormais un compagnon magnifique. Ils venaient vérifier. Joignant à une beauté presque hiératique, une ensorcelante jeunesse et une réserve intrigante, il leur plut. Julian ne se trompait pas. La semaine suivante, le décorateur reçut sa sœur ainée et son mari, tous deux très bourgeois. L’examen fut concluant et il en alla de même, quelques temps plus tard, avec la sœur cadette et son époux. L’homosexualité de Julian ne semblait pas poser de problème à sa famille et Erik en demeura surpris.

20 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Nouvelle vie à New York. Erik et la mondanité.

 

Tout avait été si informel à Londres que le danseur en fut d’abord surpris d’être convié à des repas si mondains. Il y fut courtois, répondant gentiment aux questions posées et sollicitant habilement ses interlocuteurs sur leurs goûts et leur mode de vie. Puis, en milieu de soirée, il montra un certain désintérêt et ses yeux bleus ne firent qu’effleurer les convives tandis qu’il souriait peu. Il marquait ses distances mais on l’on complimenta quand la soirée se termina. Il était après tout européen, danois donc non-américain. A ce titre, il suscitait l’indulgence et la bienveillance. Et il était vraiment très séduisant. Les deux musiciens en restaient tout émus. Et les deux sœurs que leurs maris respectifs accompagnaient, aussi. Même Julian le félicita.

-Mes amis t’ont apprécié. J’en suis content. Et je ne parle pas de ma famille !

Le demi-sourire que lui décocha Erik le fit cependant le tenir sur ses gardes.

-C’est bien, hein ?

-Oui, c’est bien. Ils sont influents. Qui sait si ça ne pourra pas te servir un de ces jours ? Mais à te voir faire la grimace, je vois que tu t’amuses de moi…

-Ils étaient tous très distingués.

-Oui, ils le sont.

-Ce n’était pas pareil à Londres.

-Je m’amusais, recevais des artistes et des adeptes du plaisir…

Le danseur paraissait irrité et son ami s’attendit à une scène :

-J’écoute tes griefs pour ce soir.

 Mais Erik se mit à rire en l'entraînant dans la chambre.

-Pas de grief. Ce n’est pas mon monde, c’est tout. Tu n’es pas fatigué, j’espère ?

-Non…

Le reste se passa de mots. Nu et plein de désirs, le danseur quitta son image lointaine dont il semblait soudain se moquer pour l'enlacer et entraîner son hôte dans des jeux érotiques confondants.

-Qui t'a appris ça ?

-Pas de question.

-Cette danseuse, ce Danois, d'autres ?

- Pas de question.

 Julian était subjugué. A priori, les invitations pouvaient se poursuivre puisque celui qu'il convoitait était surprenant de jour comme de nuit et elles se poursuivirent. Deux mois durant, Erik ne sourcilla pas, acceptant de se rendre dans des appartements cossus pour retrouver les amis du décorateur et de dîner avec des relations que celui-ci maintenait par ambition. A l'évidence, il tentait non sans habileté d'orienter le danseur vers tel metteur en scène, tel styliste, tel musicien ou tel chanteur d'art lyrique qui pouvaient par leur célébrité affichée ou relative et leurs moyens financiers favoriser la carrière de son favori. Il cherchait aussi à le rendre agréable à ses amis qui pouvaient eux-aussi mais dans une moindre mesure aider sa carrière et de toute façon ne pouvaient que renforcer les liens entre eux. Tout alla bien un temps puis Erik fit savoir à Julian que ses procédés avaient quelque chose de dérangeant. Il avait reçu et compris un message clair : être recherché par quelqu'un comme Barney était très flatteur car le décorateur avait de l'argent et un statut qui faisait de lui une personne respectée. Il avait du charme et savait briller en société. Mais Erik ne voyait pas grand intérêt à se sentir observé, toisé et approuvé. Pour brillantes que soient les relations de Julian, elles n'étaient pas les siennes et ne le concernaient pas vraiment. La situation se tendant, les explications vinrent d'elles-mêmes.

-Nous sortons beaucoup.

-Trop, tu veux dire ? Je suis mondain et ça ne te déplaît pas. Et je suis snob. Je l'étais déjà à Londres.

-Peut-être mais nous n'avions que des rapports amicaux en Angleterre et je ne suis venu qu'à certaines de tes fêtes. Elles étaient plus simples.

-Beaucoup de gens gravitent autour de moi. C'est le cas depuis longtemps. Ça t'ouvre des horizons après tout et ça te change de ton travail, non ?

-Je commence à me faire des amis parmi les danseurs. Ça peut m'ouvrir des horizons et ça me change de mon travail…

-Toujours le mot pour rire…

-On ne se connaît pas si bien et maintenant on dirait que se voir c'est en voir beaucoup d'autres.

-Quelle est l'alternative ?

-De temps en temps, on rencontre tes amis ou les miens mais la plupart du temps, on se voit seuls.

20 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Erik à New York. Difficultés avec Julian.

 

C'était clair et rude mais tout était dit. Erik refusait d'être mis en avant, il n'était pas l'amant en titre. Il recevait des conseils qu'il ne dédaignait pas et estimait certains amis de Julian mais il avait déjà un système de références : cette Finlandaise avec qui il parlait souvent au téléphone, Jane Hopkins à qui il écrivait et ce directeur artistique danois qui l'avait propulsé ici. En outre, il n'avait pas besoin de Julian pour parler avec Martins. Les déambulations à deux reprirent comme au début de même que les dîners et tous deux en furent d'abord ravis avant que le malaise ne se réinstalle. Il devint d'autant plus aigu que le danseur se mit à sortir de son côté, sans penser à mal et toujours dans l'optique d'une prise de distance. Il était fraîchement arrivé et ne pouvait encore sans risque être indépendant aussi louvoyait-il en allant faire du patin à glace avec son amie Jennifer ravie qui admirait son aisance, manger chinois avec David et Barbara, d’autres amis danseurs, qui aimaient les restaurants de quartier ou voir des films français en langue originale avec Vincent dont la mère était française. C'était peu et Julian ne s'en offusqua pas jusqu'à ce qu'il le voie un matin devant l'Opéra de New-York en grande conversation avec une jeune fille brune, une ballerine sans doute. La fille était ravissante et espiègle. Elle riait aux éclats et manifestait une proximité avec le danseur que Julian, qu'aucun des deux n'avaient encore vu, trouva excessive. Ce fut pire quand elle se jeta dans ses bras. Il le fit tourner en riant et ce faisant découvrit son ami qui les observait. Il s'arrêta net et s'écarta de la jeune fille qui continuait de rire. Choqué, Julian tourna les talons. La jalousie le suffoquait. Il était tôt : sa journée de travail commençait. Il se laissa absorber des heures durant et profita de la piscine d'un hôtel de luxe avant de rentrer. Il s'entretenait toujours, tenant à son image et il trouva ce jour-là une sorte d'ironie à le faire. Ce danseur l'aimait si peu qu'il était prêt à séduire une petite ballerine ! Et lui qui avait éconduit des jeunes gens très en vue pour ce danseur classique, n’avait que la consolation de lutter pour garder belle apparence ! Quand il rentra, il trouva Erik assis seul et en silence dans la pénombre de son magnifique salon.

-Tout va bien ?

-Oui. Une des danseuses a quitté la troupe aujourd’hui. Une latino très exubérante. Je lui ai dit au revoir devant le théâtre et on a ri.

Julian soupira :

-Je vous ai vus.

-Ah ? Mais moi, non ! Tu aurais dû venir nous parler !

-J’aurais dû faire ça ?

Erik lui fit face et resta stupéfait. Il avait violemment blessé son ami et ne comprenait pas :

-Franchement, tu ne devrais pas…Ton amour propre te joue des tours…

-Elle était prête à faire l’amour avec toi et toi avec elle.

-On s’est embrassés, rien de plus. Un baiser chaste, en plus !

-Ah oui ? J’ai de la chance, alors !

Julian, l’air fermé, gagna la cuisine où il se prépara un plateau repas. Il mangea en silence. Appuyé contre le mur, silencieux, le danseur contempla son profil buté sans chercher à plaider sa cause. Julian s’enferma dans son bureau et il le laissa à son silence mais il gagna sa chambre, il le suivit. Impeccablement vêtu, Julian avait cette autorité forte qui lui plaisait. Il se mit nu et attendit, debout, les yeux baissés que son ami s’approche de lui. Il fut pris brutalement par un être, qui, il s’en rendit compte, se retenait à grand peine de de l'insulter. Cette façon de faire, qui ne lui était pas habituelle, ne désarçonna pas son jeune amant. Passif, il accepta la colère et la possessivité de celui qui agissant curieusement augmentait son plaisir et à aucun moment, il ne cria grâce. Au matin, comme l'un et l'autre se regardaient avec surprise, Erik dit avec une simplicité désarmante :

-Elle n’était rien pour moi mais c’était une faute…

-Oui.

-Tu veux que je t’obéisse ?

-Je sais ce que tu dois faire et ne pas faire. En ce sens, oui, tu devrais m’obéir.

Il caressa doucement la joue du danseur.

-Tu comprends, Erik ?

-Oui.

20 mai 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 2. Julian s'interroge.

 

Julian aurait pu rester amer et se dire qu'Erik, n'étant pas sur son territoire, l'utilisait sans éprouver rien d’autre pour lui que de la sollicitude. Toutefois, même s’il faisait mine de ne pas être concerné, le fait qu’il était un homme d’argent, aimait le luxe et les arts et connaissait tant de gens influents pouvait finir par avoir un sens pour le lui et l’amener à évoluer… Il choisit la patience, qui n'est pas une marque de faiblesse et Erik tergiversa. Retenant la leçon, il s’efforça d’être drôle et charmant avec celui qui, après tout, lui rendait la vie heureuse. Son ami lui en imposait par son élégance et son autorité naturelles et il le consultait beaucoup pour un oui pour un non. Les jours passaient dans le travail et la recherche du meilleur et lumières s'allumaient puis s’éteignaient au théâtre le temps d'un spectacle. La vie intérieure et la vie extérieure, les archétypes de la danse et les enjeux du quotidien. Il se sentait heureux. Il adorait New York puisque qu'immensité et possible semblaient s'y rejoindre. Tout pouvait être bien du moment que son ami restait ce guide étincelant qu'il pouvait être, lui montrant les moindres retraits de la ville. Et il y avait la scène. Julian allait le voir danser aussi souvent que possible et l'admirait. Ne sachant pas encore que le danseur tournerait des films et deviendrait chorégraphe, il restait protecteur et attentif face à celui qui ayant accepté la discipline qu'impose la danse classique l'accepte journellement avec le lot qu'elle a de souffrance et de rigueur. Il commençait à percevoir que la formation d'Erik échappait aux concepts américains tout en le ramenant à Balanchine. Avoir une technique parfaite, un charisme évident et la beauté, c'était bien mais il allait déjà bien plus loin. Barney qui n'était pas nécessairement romantique n'en revenait pas. Ce jeune homme était prêt à mourir pour son art ou à être surpris, sur son lit de mort, évoquant le rôle auquel il s'était identifié. Il pensait à Pavlova qui, selon la légende, était morte en faisant les derniers mouvements de la mort du cygne et à Nijinsky qui aurait à la fin de sa vie refait les mouvements de bras du beau spectre de la rose. Un danseur comme cela échappait aux codes. Ce devait être l’influence de cette Finlandaise qu'il respectait et de ce russe dont il parlait avec respect mais Erik ne disait rien d'eux, se contentant de les mentionner.

-Deux ballets. On t'admire. Tu viens d'ailleurs...

-Du Danemark, tu le sais.

-De bien plus loin. La salle se remplit de critiques, d'amoureux de la danse et tu n'es pas convaincu ! Pourtant, tu tiens ta promesse : ils se lèvent, ils t’ovationnent !

-Non. Ce peut être des spectateurs plus snobs que lettrés et pas forcément des amoureux de la danse !

-Non ! Explique-moi.

-Les chaussons noirs, la Russie ? Je ne parle pas beaucoup.

-Tu tiens des promesses ?

-Si tu veux. C’est comme s’il y avait un héritage. Je dois répondre.

De nouveau, il parut gêné de vivre chez Julian. Il voulait son indépendance et se démultiplia. Il eut un soudain un projet de collocation et parut très content jusqu'à ce que le danseur qui lui avait l'offre se rétracta, ce qui le vexa. Il nourrit ensuite l'espoir de loger dans le Queens. L'appartement spacieux et le loyer modique mais Julian n'eut même pas besoin d'insister sur les trajets quotidiens et fastidieux qu'impliquait un tel lieu de vie. Il comprit de lui-même et se lança plus activement dans ses recherches mais les offres étaient rares et orientées sauf les hôtels et il ne se résolut pas à en prendre un. Il était encore enfantin.

-Il me faut partir !

-Je souhaiterais que tu restes car j'ai confiance en toi. C'est toi qui ne me rends pas cette confiance !

-Tu me prendrais au piège !

-J'adorerais mais c'est peu probable.

 Sa manière d'être était intimidante car elle n'était pas impolie. Il était prêt à devenir délicieusement adolescent, comme il l'était à Londres, laissant derrière lui toute ruse.

-Tu es très jeune et pour un Européen, l'Amérique est un autre monde. J'ai le sentiment que tu as un abri ici, tu es protégé. On dirait que tu ne veux pas l'accepter alors que ça te rassure et mon but est bien de te rassurer !

-Tu le fais.

-Alors ?

Erik était mal à l'aise. Bien plus jeune, il s'était fait une promesse qu'au bout du compte, il ne tenait pas. Plus jamais Sonia et surtout, plus jamais Mads. Or il y avait déjà eu Jane et maintenant, il y avait cet homme qui ne laissait pas indemne. Il s'en voulait et lui qui n'était pas superstitieux se prenait à penser qu'il paierait car il s'était parjuré.

-Je n'ai pas de réponse.

-Je vois et tous voient ce que tu es. Tu es une exception et ceci est bien au-delà de ma vie sentimentale. Ne résume pas mon attitude à une simple captation.

On approchait de décembre et le danseur s'apaisa, se contentant le plus souvent de dormir dans la chambre d'amis. Casse-Noisette qui faisait comme chaque année l'attraction des fêtes était déjà en répétition et Erik allait et venait, toujours aussi sur le qui-vive et de plus en plus observé. Sentant qu'à son tour il devait rassurer Julian, il rechercha avec lui tout ce qui à New -York était danois, des livres à la vaisselle et du mobilier aux cosmétiques. Ils goûtèrent aussi à une cuisine que le décorateur connaissait peu. Et pour finir, Erik émit un dernier vœu :

-Au Danemark, Morton et Mathias Skaende me fournissaient mes chaussons de danse. Je peux me les faire envoyer mais je pense qu'il y a ici de vrais professionnels. C'est très important. Pourras-tu me donner des adresses ?

-Tu veux des chaussons de danse sur mesure ?

-Oui, viens voir. Ceux-là viennent du Danemark ; regarde bien. Tu vois la différence ?

-Ils ne sont pas identiques ; une très légère différence entre le pied gauche et le pied droit.  Pour ce dernier, le talon est renforcé et la pointe aussi... Et tu le ressens ?

-Bien sûr. Les frères Skaende sont des génies. Leurs chaussons te sont adaptés. Seulement, ils sont âgés. Ils vont arrêter.

-Je vais chercher.

Il le fit sans succès et le temps passa. Peu avant Noël, Erik devint mutique et froid. Il devait assurer une représentation le 24 décembre et une le 25 alors que Julian partait pour Boston rejoindre des amis de longue date et saluer sa mère. Au moment où il quitta l'appartement, il eut un pressentiment. Il laissait Erik trop seul.

-Tout ira bien ?

-Je serai très occupé. La danse…

12 mai 2024

Erik N/ Le danseur. Partie 2. Erik à new York. Succès et interrogations.

 

 

3. Embrasser l'Amérique, danser et accepter Julian?

Installé à New York, le danseur Erik Anderson se plaît au New York City ballet où il rencontre le succès. Sa liaison avec Julian le laisse perplexe. Il est tenté et séduit d'un côté mais mécontent de l'autre. Cela le rend très ambivalent...

C'était un mois de décembre glacé et cristallin et par les grandes baies vitrées de l'appartement de Julian, Erik tout de gris vêtu faisait la différence entre les hivers. Au Danemark, la lumière devenait grise et un peu plus tard la neige s'annonçait. Le jour ne cessait de descendre mais il n'en avait cure, son enfance ayant baigné dans ce climat nordique. L'hiver américain mettait plus de temps à venir mais avait un pouvoir paralysant qu'il n'aurait jamais atteint dans son pays où les habitants, accoutumés à la rigueur, ne se démontaient guère, ce qu'ils semblaient faire ici. Dans le parc, les promeneurs étaient fantomatiques et rares mais il s'amusa à les voir se déplacer. Cette Amérique, cette ville, il n’en était jamais fatigué d’autant cette beauté qui n'était jamais gratuite. Tant de rencontres et tant de changements et sur scène tant d'applaudissements ! Pas de quoi se plaindre et pourtant, il demeurait insatisfait. Julian était parti et il tint parole, s'entretenant avec lui dans la journée du 25. Il dit qu'il pensait avoir été « passable » et non « correct » sur scène et le décorateur le crut. Le ton de leur conversation changea quand il fut question de ce qu’il avait fait après la représentation du vingt-cinq. Il partit d'un rire sans fin. C'était un rire un peu rauque, dur et cruel et son ami en demeura saisi. Au sortir du théâtre, le danseur était passé chez Julian où il s'était douché et avait attendu un peu. Puis il était allé dans un bar puis un autre et naturellement pas n'importe quels bars. Ça avait été simple. Il avait de la chance : la beauté donnait le choix. Il n'y avait rien à dire, les deux rencontres avaient été aussi pragmatiques qu'efficaces. Il était allé chez eux ou ce qu'il supposait l'être. Un brun, un blond : c'était parfait. Ils étaient jeunes, les embrasser et les étreindre fut sans implication. Il n'eut pas d'état d'âme et revint chez Julian comme l'aube pointait. Le vingt-six, il ne fit rien et pensa avec délices à ces deux amants impromptus et il eut seul dans l'appartement de son amant ce même rire presque vulgaire qu'il avait pu avoir au téléphone. Ce fut tout.

A son retour de Boston, Julian passa dans son appartement sans y trouver Erik puis alla travailler. En fin d'après-midi, il le retrouva. Il était aussi lisse et beau qu'attendu et son ami se montra affable. Aucune allusion ne fut faite à son hilarité déplacée.

-J'ai des cadeaux pour toi. J'ai préféré de les donner maintenant.

-Des cadeaux ?

-Ce sont les fêtes, non ?

Le danseur resta circonspect puis suivit son ami qui ouvrit la porte de sa chambre. Des paquets étaient posés sur le lit ; ils étaient nombreux et à l'enseigne de grands couturiers ou de stylistes de renoms, de grands parfumeurs et de bottiers aussi. Erik fut stupéfait.

-Je ne t'ai offert qu’une petite nature-morte quand je suis arrivé du Danemark et ne n'était guère qu'un joli tableau. Et ce que je vais t'offrir, là...

-Mais c'était très bien et ce que tu m'as réservé ce jour me comblera aussi, j'en suis sûr. Tu mérites les présents que je te fais. Allons, regarde.

C'était des vêtements sobres et magnifiques, quasiment faits sur mesure, tout en sobriété et nuance. Tout était pensé pour lui, pour ses attitudes, ses humeurs, ses éveils et ses relâchements. Il y avait là, des vestes, des pantalons, des chemises, des tee-shirts prêts du corps, des cravates et des boutons de manchettes, des pull-overs aussi et des chaussures, le tout dans de belles matières raffinées et luxueuses et des couleurs allant du blanc aux roux et aux bleus. Erik, stupéfait, resta indécis puis choisit un cashmere beige et chercha avec quoi le porter. Il se penchait sur les boites et les sacs marqués aux noms d'enseignes prestigieuses quand Julian l'arrêta.

-Cette chemise, enlève ton pull et passe- la.

12 mai 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 2. Ambivalence du désir.

Erik N/ Le Danseur. Partie 2. Ambivalence du désir.
Un styliste américain l'avait dessinée et elle était belle, blanche et sobre mais de belle facture. Erik se mit torse nu et l'enfila. Le temps qu'il le fasse, il attendit ce regard de désir que souvent son ami lui décochait mais celui-ci resta étonnamment...
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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
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