Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.

12 mai 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 2. Ambivalence d'Erik à New York.

 

Julian eut un rire un peu dur et Erik se tut. Son ami savait ce qu’il avait fait le soir du vingt-cinq. Il était percé à jour et il était déconcerté. L’attitude du décorateur était-elle un signe de mansuétude ou de faiblesse ? Il ne trouva pas la réponse. Voyant son malaise, son ami devint charmant et plus rien ne fut dit. Une semaine passa. Le décorateur mettait en place les décors d’une Turandot  au Metropolitan et tout était encore à faire. Très présent dans l'appartement, il restait longuement dans son bureau et quand il en sortait, il observait le danseur dans une des belles tenues qu'il lui avait offertes. Ils s'étreignaient toujours beaucoup mais de façon plus conventionnelle, les jeux libertins ayant reculé. Quand vint le dernier jour de l'année, ils acceptèrent une invitation. Le danseur rejoignit son ami dans une belle maison lointaine où des hôtes aisés les reçurent. Il passa une partie de la nuit avec des mondains à qui il dut sourire et qui souvent lui tinrent sur les ballets qu'il aimait ou des danseurs qu'il avait admirés des propos si butés qu'il en resta stupéfait. Par respect pour Julian, il se retint de répondre mais celui-ci le retrouva seul à plusieurs reprises, soupirant et tentant de garder son calme. A la vérité, le jugement du monde lui faisait peur. Si un artiste jugé excellent à un moment n'était plus adulé du tout avant d'être rejeté, qu'en était-il de sa véritable valeur ? La carrière d'un danseur classique n'est pas si longue. Lui-aussi pouvait tomber en disgrâce et sur quels critères ? Le lendemain, Erik se leva tard et partit au théâtre où il travailla d’arrache-pied avec cette sévérité qui faisait parfois reculer. Le soir, il monta sur scène où il fut très applaudi. Quand il eut regagné l'appartement de Julian, ils burent du champagne et se sourirent. Personne ne fut très bavard et dormant côte à côte, tout fut difficile. L'hostilité d'Erik revenait et s'intensifiait. Les jours suivants, le décorateur passa beaucoup de temps au Metropolitan et bien que les deux bâtiments fussent côte à côte, il ne croisa pas Erik. Il le complimenta cependant pour sa prestation dans Casse-Noisette.

-Je ne suis pas si bon.

-Les critiques ne disent pas ça ; et crois-moi, ceux dont je parle ne sont pas angéliques !

-Non, il faut que je danse mieux !

-Mais personne ne te dit rien !

-Comment tu le sais ?

-Je suis américain. Je sais.

A peu de temps de là, son ami le surprit faisant seul des essayages et s’observa dans l’un des miroirs de la chambre d’ami. Il portait un blouson en cuir, un pull près du corps avec des jeans. C’était des vêtements offerts. Le décorateur le complimenta.

-Superbe.

Le danseur se tourna vers lui. Sur son visage se lisait le désir de ces étreintes que les fêtes précédentes lui avaient permis d'assouvir. Julian le provoqua :

-Sors seul. Ce sera simple.

-Quoi ?

-Tu m’as très bien compris.

-J’ai compris mais je ne veux pas. Non.

-Pourquoi ? Ce serait un problème d’indécence ? 

-Non.

-Alors ?

-Ce serait un problème de respect.

-Parce que je suis présent cette fois ?

12 mai 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 2. New York. Cohabitation délicate.

 

Le danseur rougit jusqu’aux oreilles mais il n’alla pas plus avant. Julian dévia la conversation alors qu’ils s’installaient sur un canapé et buvaient des verres. Le désir s’installa. Les débuts furent timides mais l’un et l’autre s’embrasèrent. Erik était un être de désir et c’était merveilleux.

Les jours et les semaines qui suivirent montrèrent cependant que l’équilibre dans lequel ils vivaient était précaires. Le décorateur prit donc les devants :

-Tes tentatives pour trouver ton propre logement n’aboutissent pas, je le vois et tu es, de toute façon, assez hésitant. Au rythme où vont les choses, on va se fâcher. Tu ne supporteras plus d’être là et tu m’en voudras. Une fois les hostilités déclarées, il est difficile de revenir en arrière. On s’est dit trop de sottises et on est blessé…

Erik savait qu’il avait raison mais il ne s’attendait pas à ce qui allait suivre.

- Je ne veux pas qu’on arrive à se jeter n’importe quelle ineptie à la figure. Ta situation va se stabiliser, tu vas être résident et pouvoir faire ce que tu veux. En attendant, on va vivre dans deux lieux différents mais ce sera qu'une séparation ponctuelle. Cet appartement est à moi. Ma famille en possède un autre à Manhattan mais il est plus éloigné de mon travail. Il est cependant agréable et je vais m'y installer.

Le danseur demeura stupéfait. Julian lui abandonnait cet appartement splendide dont il ne parvenait pas à se lasser.

- Mais enfin, pourquoi ferais-tu cela ?

- Parce que tu es un magnifique danseur. Entre autres.

- C'est généreux.

- Et pratique car ma mère n’accepterait qu’un autre que moi y vive.

Comme le danseur continuait de l’observer avec stupéfaction, il devint plus précis :

-Ma générosité n’est cependant pas complète et je vais énoncer certaines restrictions. Tu dois comprendre que beaucoup de mes documents de travail sont ici. Je ne peux pas tout transférer d'un coup et de toute façon, ce n'est pas souhaitable. Une grande partie de la semaine, je serai ailleurs mais il m'arrivera d'être là aussi. Je te dirai mes « mouvements ». Regarde le répondeur.  Ne prends pas un air offusqué quand je viens travailler ici...

Erik parut gêné.

-Mais non, pas du tout !

 La décision de son ami le soulageait et elle l'arrangeait beaucoup puisqu'elle lui permettait de rester dans un beau cadre sécurisant en lui épargnant la mesquinerie et la dureté d’une rupture, qui après tout, pouvait venir de cet ami pour l’instant très patient. Toutefois, trop afficher sa satisfaction s'avérait maladroit.

-Tu pars de ta maison ? Et tu le fais pour moi !

-Je te suis reconnaissant de dire « pour moi » et non « à cause de moi ». Mais oui, je pars. Enfin pour l'instant. Je poursuis sur les consignes. N’oublie pas que, malgré tout, tu es chez moi et fais attention à qui vient ici. Des danseurs du New York City ballet, je suis d’accord. Tu peux dîner ici avec eux.

-Je ferai attention mais la danse me prend quasiment tout mon temps. J'imagine que tu veux me dire d'autres choses ...

Rien dans la façon dont il parlait n'était provoquant ; il semblait au contraire soucieux d'être conciliant. Julian poursuivit :

-Écoute Erik, à New York, les tentations sont multiples. Tu penses le savoir mais tu ne mesures pas ce qui peut arriver. Ils risquent de ne pas vouloir te lâcher, les hommes que tu vas croiser et pour les femmes, ce sera pareil. Quant à toi, il se peut que tu te sentes très rapidement très motivé. Ce n'est pas à moi de te dire ce que tu dois faire mais il y une chose que je te demande vraiment : ne les emmène pas ici et surtout pas dans mon lit. C'est une ville immense, forte, captivante pour quelqu'un comme toi. Erik, respecte ma demande, je t'en prie.

-Pourquoi me parler ainsi ? Où veux-tu en venir ?

-Trouve tes lieux.

-Julian, je ne suis pas mal éduqué !

-Non mais compte sur eux pour te donner des idées, des bonnes de temps à autre et le plus souvent, des mauvaises... Ne te fie pas trop à toi-même...

12 mai 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 2. Julian et Erik. Brouillage de pistes.

 

Erik était déconcerté. Les remarques de Julian n'étaient pas anodines. A la fois intrigantes et sèches, elles le poussaient à en demander plus.

-Je suis quelqu'un de responsable !

-Responsable ?

-Il y a une suite à cette phrase...Termine-là !

-Ton corps est précieux pour la danse comme l'est ta beauté. Fais attention à toi.

-Mais pourquoi me dis-tu cela ? C'est un drôle de discours !

-Oui mais il est juste. Erik, prends soin de toi...

-Je le ferai.

-Le dire en pensant à autre chose ne suffit pas.

-Je ferai vraiment attention.

-C'est bien !

-Et on se verra !

-Oui.

Julian alla dans le sud de Manhattan. C'était un très bel appartement, plus vaste que celui de Central Park mais rien ne reflétait vraiment ce qu'il était, lui. Sa mère avait meublé le tout. Elle était obsédée par les Préraphaélites et la couleur rose. Il dut prendre sur lui pour s'installer là tant il se sentait cerné par les Aphrodite partiellement nues, les belles naïades aux longs cheveux blonds, les Narcisse aux visages figées et les Ulysse revenant de guerre et de voyage, les Persée et les Andromède. Il leur résista vaillamment ainsi qu'aux rideaux rose pale, aux dessus de lit roses, au marbre rose et aux abat-jours roses ; sans oublier les fauteuils et le canapé.

-Dieux du ciel, gémit Julian, que ne me faut-il pas accepter sur cette terre !

Et quand il se fut installé et eut remisé dans une pièce tout ce qui le dérangeait, il se mit à rire sans fin. Sa tâche était vaine puisque même débarrassées d'une partie de leur décoration, les pièces dans lesquelles il se déplaçait restaient surchargées et, pour lui, hideuses.

-Erik, Erik ! Qu'est-ce que tu me fais faire, là ?

Ce repli inattendu laissa Erik désemparé. Il redevint charmant quand ils se voyaient dans l'appartement de Central Park et ne cessa de lui poser des questions sur l'histoire de la danse. Il l'appelait pour prendre de ses nouvelles. Ils dînaient souvent ensemble. Portant à tour de rôle, les beaux vêtements que son ami lui avait achetés, il se montrait bavard et plein d'allant et rien dans son attitude ni dans son regard ne laissait penser qu'il sortait comme il voulait. Il ne le faisait pas du reste et semblait apaisé mais les semaines passant, le décorateur lui annonça qu'il avait posé des congés et partait pour l'Italie. Depuis son retour aux États-Unis, il avait travaillé d'arrache-pied en ne s'autorisant que quelques jours de liberté, çà et là. Cette fois, il prenait trois semaines. Milan, Rome et Florence les valaient bien. Le danseur accusa le coup et montra une déception nette. Son ami qui s'en allait ainsi et lui qui ne pouvait le suivre à cause de son contrat ! Julian exulta intérieurement. Cette fois, l'attachement que le jeune homme avait pour lui était visible.

- L'Italie est un projet qui me tient à cœur. Je n’ai pu y retourner depuis des années.

-Bien sûr.

-Erik, tu es triste, on dirait.

-Je le suis.

Julian atterrit d'abord à Milan où il renoua avec des amis de longue date, américains et italiens. Bien plus jeune, il avait travaillé de manière occasionnelle pour la Scala et il ravi d'être là, non que Milan fût la plus belle ville qu'il eut à découvrir mais parce qu'il retrouvait le jeune homme qu'il avait été. La veille de son départ, le danseur avait été catégorique :

-Je t'appelle souvent.

Et en effet, il téléphona souvent les premiers temps, devançant mêmes les velléités de son ami.  Attentif aux signes, le décorateur essayait de le rendre bavard mais Erik gardait sa réserve. Toutefois, il appelait, ce qui restait le signe de son attachement. Puis, les données changèrent. Julian quitta l'Italie du nord pour la Toscane et cette fois, il séjourna à l'hôtel avec de riches Américains. Ses appels en direction des États-Unis gardèrent la même fréquence mais souvent ils restèrent sans autre réponse que celle du répondeur. Il finit tout de même par être joint par Erik qui s'excusa. Celui-ci se faisait des amis hors du cadre de la danse et avec eux, il profitait d'une grande ville où il se passait toujours quelque chose. Il était intrigué par les happenings et à New York, il se trouvait toujours quelqu'un pour créer l'événement.

-Alors, tu t’amuses ! Tout va bien...

-Oui, bien sûr. Continue ton beau voyage !

12 mai 2024

Erik N/ Le danseur. Partie 2. Julian. Vacances italiennes. Inquiétudes.

 

Brusquement rassuré, Julian adora Florence puis se rendit à Rome. Il y arriva heureux et sans appréhension mais ce ne fut pas comme dans les autres villes italiennes où il avait écarté tout pressentiment. Cette fois, Erik laissait sans cesse le répondeur et ne rappelait jamais quand Julian, faute de mieux, laissait des messages ; puis il le désactiva. Les rues romaines qui devaient voir éclater le bonheur du décorateur à retrouver un pays aimé, devinrent cauchemardesques. Malgré cela, il s'accrocha à l'illusion que dans sa vie parfois confuse, ce danseur était arrivé et même si ses contradictions le rendaient parfois difficile à suivre, il était l'image même de la vie de la beauté et de l'élan et que ce fait, il ne pouvait le perdre.  Erik ne refusait plus autant de l'aimer. Il parvenait à l'atteindre, il le savait. Néanmoins, quand il reprit l'avion, il redevint fou d'inquiétude. Le danseur restait injoignable et plus grave, alors qu'il le savait prévenu de son retour par Amalia qu'il avait eue en ligne, il n'était pas à l'aéroport. Une fois en ville, il gagna l'appartement de sa mère où il fut pris d'une sourde angoisse.  Le téléphone sonnait dans le vide dans son appartement de Central Park.  S'interdisant encore de s'y rendre, il appela un danseur de la compagnie avec lequel Erik avait beaucoup sympathisé, Mark Davidson.

-Je ne peux joindre Erik alors que je viens de revenir d'Italie. Il est au théâtre ?

-Non.

La voix était gênée.

-Mais il est soliste dans Roméo et Juliette !

-Oui, il l'est mais là, il a envoyé un certificat médical. Il est souffrant. Sa doublure n'est pas mal mais ce n'est pas lui.

-Souffrant ? Mais il n'a pas pris son rôle ?

-Si, quatre fois. Il avait l'air très fatigué et puis il a envoyé le certificat.

-Merci Mark.

-De toute façon, il est toujours dans votre, enfin dans l'appartement que vous lui avez prêté.  Un problème ?

-Un quiproquo, Mark.

Julian eut l'image du miroir que le danseur lui avait offert. Tous deux y contemplaient leur image et c'était comme un jeu de la vérité. Le visage de celui qui mentait allait s'évanouissant tandis que celui qui restait droit devenait plus net. Erik n'était plus visible. Le décorateur n'était pas superstitieux mais cette image le terrifia. Il se passait quelque chose qui allait le faire souffrir et il ne pouvait plus rien différer. Restait à affronter une réalité sournoise et Julian banda ses forces.  Il se rendit le plus vite qu'il put chez lui et trouva Erik, nu, dans le grand living. Il brûlait de fièvre et n'était pas vraiment conscient. Le décorateur s'agenouilla.

- Qu'est-ce que tu as fait ? Tu m'entends ? Erik, qu'est-ce qu'il y a ?

Les yeux clos, le jeune homme gémissait. Il avait, laissé à-demi ouverte la baie vitrée et comme les rideaux étaient ouverts, on y voyait se refléter les grands arbres de Central Park. Leurs couleurs étaient changeantes. S'y reflétait aussi un mois de mai précieux car il soufflait un vent léger, que les jours s'allongeaient et qu'il était possible, dans le silence ambiant, d'entendre le chant des oiseaux. Toutefois, dans la pièce principale, la fraîcheur confinait à la froideur. Inquiet, Julian appela un médecin et laissa son ami à terre, se contentant juste de le recouvrir d'une couverture. En attendant le docteur, il consulta le répondeur et chercha dans la chambre d’Erik son agenda. Il fut horrifié. Des voix jeunes ou moins jeunes, masculines ou féminines annonçaient leur venue, changeaient un rendez-vous, disaient de rappeler, donnaient une adresse. Beaucoup de messages étaient vulgaires. Quelques-uns étaient obscènes. Les rendez-vous étaient laconiques. Les voix étaient comme des sifflements. De toute évidence, beaucoup de monde était passé ici. L'agenda du danseur était plein de numéros de téléphone qui n'avaient rien de professionnel. Julian sentit son cœur battre plus vite. Pourquoi ? Il sut plus tard, qu’en son absence des jeunes filles, mannequins le plus souvent, des hommes faits, de jeunes hommes ainsi que quelques femmes mûres s'étaient présentées seuls ou à plusieurs à sa porte. Erik en les recevant, s'était montré très joyeux. En trois semaines, il s'était fait prendre ou avait pris une quinzaine de personnes, à des moments divers du jour ou de la nuit. Au début, il avait dû maintenir une façade, empêcher qu’on entrât dans la chambre de Julian et tout rangé et nettoyé après ces visites puis, peu à peu, il avait négligé des précautions élémentaires. Si le living était à peu près intact, les deux chambres avaient été utilisées. Ses invités avaient été sans gêne ; des vêtements jonchaient le sol. Des bouteilles d'alcool n'étaient pas terminées. On avait fumé des cigarettes et de l'herbe et bien qu'il ait retrouvé quelques préservatifs, il constata que les draps étaient tachés. En outre, ses effets personnels avaient été sortis des tiroirs. Certains de ses vêtements avaient disparu. La cuisine et la salle d'eau lui offrirent le même spectacle. Plus rien n'était nettoyé. Des aliments avariés traînaient. On avait vomi. La violence des odeurs lui sauta au visage.

 Erik avait dû se rendre compte qu'il allait trop loin et vu un premier médecin qui, devant sa fatigue, lui avait donné quelques jours d’arrêt. Livré à lui-même plus encore qu’auparavant, il avait recommencé ses invitations avant de s'effondrer brutalement. Était-il seul quand il l'avait fait ? Probablement. Il avait dû le rester longtemps.

Le médecin tardant, Julian réécouta les derniers messages pour savoir à quand remontait le dernier : deux jours. Il eut du mal à oublier la voix horrible, égrillarde et moqueuse d'un homme d'âge mûr qui disait ne pas avoir connu depuis longtemps un aussi bon coup. Il s'assit dans un fauteuil près du jeune homme qui semblait reprendre conscience et eut ce raisonnement limpide : à l'ascension professionnelle de son amant semblait correspondre une volonté inverse : celle de se dégrader. Les critiques étaient de plus en plus flatteuses, ses partenaires sur scène disaient grand bien de lui, l'administration du théâtre s'estimait heureuse de l'avoir engagé et formait pour lui de grands projets. On le comparait déjà à de très grands danseurs qui s'étaient produit sur cette scène...Et lui qui convoquait ce ramassis de gens vulgaires à qui il se donnait n'importe comment et sans aucune règle ! C'était accablant et incompréhensible. Il faudrait le faire parler.

12 mai 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 2. Erik malade. Julian perplexe.

 

4. Erik saccage, ne se justifie pas, disparaît puis regrette.

Depuis son arrivée à New York, le danseur Erik Anderson, qui travaille au New York City Ballet, est installée chez son compagnon, le décorateur Julian Barney. Cette situation lui pèse. Les vacances venues, Julian s'en va. Erik perd pied, reçoit toutes sortes de personnes et blesse l'amour propre de son ami.

Le médecin, dès son arrivée, se montra si antipathique que Julien dut se retenir pour ne pas le mettre à la porte.

-Alcool, drogue, médicaments variés et négligence. Il n’a pas dû s’alimenter beaucoup ces jours derniers et laissé les fenêtres ouvertes. C’est un rêveur ou un inconscient ?

-Je ne sais pas. C’est grave ?

- Pas réellement mais je vais le faire hospitaliser brièvement. Vous savez que certaines substances sont illicites dans notre pays ?

-Je le sais, oui ! Il s’est laissé entrainer.

-Il a beaucoup de fièvre. Et puis, la promiscuité sexuelle, ce n’est pas…

-Je ne sais de quoi vous parler.

-Je pense que si. Après tout, il est chez vous, non ? Vous savez que ça peut être très méchant. Là, vous voyez de quoi je parle…En ce moment…

- Oui, je vois.

- Tant mieux ! Il faut le transférer. Il a une couverture sociale ?

- Il en a une. Je vais prendre en charge l'ambulance.

- Il va guérir mais il s'est négligé. Il est épuisé.

- Et combien de temps cela va- t-il prendre ?

- Quelques jours. Il restera fatigué ensuite. Vous dites qu'il est...

- Danseur classique.

- Hum. Il lui faut retrouver une bonne forme physique, vous voyez, donc ça prendra son temps.

12 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Erik. Perturbations et maladie.

 

- Il n’est pas en danger, tout de même ?

- Non mais il a fait l'imbécile, votre danseur. A plus d’un titre, on dirait…

- C’est sa santé qui vous concerne, pas le reste.

- C'est votre choix de me répondre ainsi. Vous devez très bien vous connaître…

Julian n’avait vu de médecin comme celui -là : imbu de lui-même, culpabilisant et sournois. Il restait à espérer qu'il était bon médecin. Toutefois, il se trouvait là au bon moment et le décorateur écouta donc sans montrer son hostilité ce quadragénaire malveillant. Celui-ci fit le nécessaire pour les médicaments et la brève hospitalisation. Tout fut rapidement fait.  Quand l’ambulance arriva, Erik était et regardait son ami sans mot dire. A la clinique où il alla le voir, il garda la même réserve. Ce fut à sa réinstallation dans l’appartement, alors qu’une garde-malade allait et venait et qu’une infirmière rébarbative officiait chaque soir qu’il tenta d’en savoir plus. Il regarda d’abord Erik, étudia ses profils muets, travailla près de lui et s'assura que tout allait bien. Le jeune homme restait pâle et semblait éreinté. Il avait besoin de solitude, de calme. Lui poser des questions alors qu'il se rétablissait à peine était encore difficile aussi ne dépassaient-elles pas la pensée de Julian. Immobile, toujours vêtu de ces beaux mélanges de matières et de couleurs qui avaient tant frappé le jeune homme à Londres, il avait perdu son air rieur mais gardé son élégance bostonienne qui allait bien au-delà des vêtements. Tant qu'ils ne purent vraiment se parler, ils s'adressèrent des regards et par ce biais inattendu, ils en apprirent plus l'un sur l'autre que pendant les semaines où ils avaient pu librement échanger. Julian pensait, non sans raison, qu'il y avait chez Erik un goût farouche pour l'indépendance que cet amour venait contrarier. Il avait envie d'y répondre mais s'il le faisait, il s'éloignerait de son art qu'il cherchait à vivre comme une ascèse et s'il perdait son art, il perdait cette image mouvante des deux mers se rejoignant à Skägen qui en était le symbole. L'important c'était de bien distinguer les eaux des deux mers et de continuer à les chercher dans le friselis des vagues qui les faisait se rejoindre. Tout le plein était là dans cette image fugitive ; le bleu, le gris, le miroitement, les collants, les justaucorps scintillants des soirées de gala, le maquillage de scène, le sourire imposée et les chaussons faits sur mesure...A un moment précis les deux courants étaient unis. Un. Pas deux donc. Erik était en tension vers l'unité, une unité qu'il atteignait quelquefois mais s'éloignait souvent. Elle était là parfois quand il dansait mais elle demandait à ce qu'il fût seul, seul...Donc, loin de tous.

Cette analyse, pour fine qu'elle fut, était incomplète, Julian le savait. Erik venait de se dégrader et en le faisant, il l’avait atteint Refuser d'être aimé n'impliquait pas de se donner à n'importe qui, n'importe quand, histoire de provoquer et d'excéder. En Amérique, la promiscuité sexuelle passait toujours pour douteuse. Le danseur n'avait pas envie d'être lisse et encore moins de passer pour le compagnon officiel d'un décorateur très connu mais il y avait bien d’autres moyens de prendre ses distances. Il avait choisi d’être odieux car un comportement si radical ne pouvait que briser leurs relations. Il avait tout saccagé. Julian renvoya à Erik une charge de réprobation muette. Il lui en voulait de ne jamais être parti alors que des solutions temporaires existaient, de s'être fait malgré tout prendre en charge et d'avoir agi de façon outrageante. Il lui en voulait aussi d'avoir montré qu'il pouvait être veule. Il n'avait pas besoin de le savoir...

Cette courte période fut paradoxale. Erik sembla un temps totalement dépendant de Julian, érigé en protecteur et quand il alla mieux, il fut un tendre interlocuteur l'espace de quelques jours. Ils évoquèrent l'Angleterre, le corps de ballet là-bas, l'arrivée en Amérique, leurs escapades. Le sentant confiant, Julian orienta la conversation vers les aventures multiples qu'Erik avait eues. Celui-ci répondit aux questions de son ami concernant les autres et il accepta sa colère qui fut vive. Il dit ses rencontres sexuelles rapides à commencer par cet homme qui faisait du jogging à Central Park alors qu'il s'y promenait tranquillement et qu'il était le premier à avoir amené ici.

- Il a une profession ?

- Il a dit qu'il était avocat.

- Avocat ? C'est une blague.

- Je n'en suis pas sûr. Tu es bien décorateur !

- Et le couple ?

- Ils sont dans le design.

- Et la blonde ?

- Mannequin.

- John je ne sais quoi ?

- Ah, lui, il est serveur.

- Ils se connaissent ?

- Non.

-Tu leur as donné mon adresse…Il y a un portier dans cet immeuble. Pas d'état d'âme ?

-Si.

-C’est un peu tard.

12 mai 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 2. Heurter Julian et s'en aller.

Il déjoua toutes les tentatives de Julian. Il ne regretta pas, n'avoua aucun faux-pas, ne demanda aucun pardon. Et la maladie qui le quittait puisqu' il n'avait rien contracté de grave lui donna une nouvelle force.

- Tu as fait l'amour avec eux aussi brutalement, sans les connaître ?

- Oui.

- C'est bestial. J'ai écouté leurs messages.

- D'accord.

- Il y avait des préservatifs usagés dans ma chambre !

- Exact.

- C'est du mépris ?

- Non !

-Si.

Julian le regardait. La lumière dans l'appartement entrait maintenant par la grande baie, le ciel était clair et dans la douceur du jour, le beau visage se découpait avec pureté. Les yeux clairs le haut front, les pommettes hautes et les belles lèvres généreuses ; l'expression changeante du regard, tantôt douce, tantôt sérieuse, tantôt narquoise ; et ses cheveux blonds qui bougeaient. Il n'avait pas dû lui être difficile de ramener du monde ici ! Ce physique racé et hautain et cette demande sexuelle si franche, il y avait de quoi être demandeur mais tout de même, cette brutalité, ce déclassement, cette volonté d'avilissement. Julian comprenait que certains ébats avaient été violents, qu'Erik avait été contraint mais il comprenait aussi qu'il avait tout accepté. Il y avait une part d'ombre et il la traqua dans son regard bleu sans qu’il ne puisse rien déceler. A plusieurs reprises, il y eut des coups de fil étranges et des messages qu'il écouta sans sourciller. C'était ces mêmes voix vulgaires, ces mêmes propositions...Julian rougit et fit changer son numéro de téléphone. La garde-malade et l’infirmière des premiers jours avaient compris certaines choses. Même maintenant qu'elles étaient parties, Julian ressentait une gêne sournoise. Il ne supportait que des femmes d'une si faible envergure aient put les juger or elles l’avaient fait. Et quant à ce jeune homme qu'il l'avait reçu et entouré à New York, il n'acceptait pas qu'il ait montré ce qui devait être caché en lui.

Enfin, Erik fut guéri et ils parlèrent enfin.

-Tu vas danser de nouveau. Roméo et Juliette : Martins aux commandes.

-Oui. Je vais reprendre mon rôle.

-Tu es Roméo ! Un beau jeune homme éperdument amoureux et prêt à mourir d'amour…

-C’est un beau rôle.

Erik était assis sur un des canapés du grand salon, les jambes repliées et la tête sur les genoux. Il portait un pantalon beige et un pull à encolure en V, des cadeaux de son ami. Il était encore trop pâle. Changeant de ton, le décorateur s'assit très près de lui et le tança :

-Pourquoi as-tu fait cela ?

-La jeunesse.

-Non. Dis pourquoi.

-Le respect, la saleté. Le trop grand respect. La désobéissance.

-C'est à dire ?

-Je vais danser quelqu'un qui est pur.

-Comme toi. Tu ne veux pas me répondre ?

-Non.

-C’est cette danseuse qui se moquait de toi ou ce Danois ?  Tu es toujours gêné quand je l'évoque. Il est mort brutalement ?

-Oui…

- Il y a un rapport entre ce que tu viens de faire et eux, n'est-ce pas ?

Erik eut un hochement de tête négatif mais il ne se ferma pas. Redevenant soudain humble, il suffoqua son interlocuteur :

-J'ai été horrible ici. Ils ont fait des dégâts mais j'ai caché tout ce que tu m'as donné et ce que je t'ai donné. Personne n'a vu. Les vêtements, le petit tableau, le miroir et d'autres présents que nous nous sommes faits. Tout est dans deux valises dans le débarras. Tu peux vérifier. Et les objets d’art qui les tentaient, je les ai mis dans une pièce fermée à clé. Ils n’ont rien volé qui avait de la valeur…

Julian, voyant mal où son jeune ami voulait en venir, fit un signe de tête négatif.

-Qu'est-ce que tu veux me dire ?

-Tout est là. Personne n'a touché à rien.

 Et pourquoi me le faire savoir ? Tu veux réparer, demander pardon ? Je ne comprends pas.

Erik eut un air hagard et ne répondit pas. Quelques jours plus tard, il reprit le travail et se montra rigoureux et obstiné. Roméo et Juliette. C'était sa dernière prestation de la saison et celle où il était le plus attendu.

-Tu viendras ?

 

12 mai 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 2. Erik danse Roméo.

 

Ce fameux soir, Julian alla le voir interpréter Roméo et il fut bouleversé. Erik avait minci et sa silhouette longue et nerveuse avait gagné en singularité. On voyait souvent sur scène un « beau Roméo », un « Roméo séduisant et souriant, certainement triste par moments mais toujours irrésistible. Or, le jeune danseur avait changé la donne ! Il livrait au public un jeune héros candide, éperdument amoureux mais comme déjà marqué et luttant pour son bel amour. On voyait aussi un adolescent qui voulait être un homme, un amoureux qui découvre la cruauté d'un monde et sa stupidité, un être qui croit qu'on peut faire reculer le malheur et un jeune homme qui n'accepte pas la perte de l'être aimé et décide de le rejoindre avec une détermination adulte...Sa technique restait impeccable mais son sens de la dramaturgie avait avancé. Ses mouvements, ses sauts, la façon dont il soutenait la ballerine, dont il la portait, ses pirouettes, ses arrêts ! Et cet air qu'il avait quand il découvrait Juliette pour la première fois, l'émotion qu'il dégageait lors de la scène du balcon où les interprètes étaient attendus...Et la scène de la mort ou croyant son amour mort il tente le réveiller, le porte, le redresse tandis qu'il pleurait réellement avant de se donner la mort et elle qui le suivait. Dans les dernières minutes du spectacle, Julian sentit que dans la salle, on retenait son souffle. Il venait de se passer quelque chose de magnifique : cette Juliette tout en retenue, lui si éperdu, si avide de montrer son amour, leur entente à tous deux, les sourires qu'il s'adressait, cette explosion de tendresse, cette découverte d'un sentiment aussi violent que fatal et ce final où, déterminé il buvait du poison juste avant qu'elle ne se réveille...C'était, à cause de lui, d'une force et d'un impact ! Julian le sentait ; la salle l'avait adoré. Quand le rideau tomba et que les danseurs saluèrent, Jennifer Hawkins qui avait dansé Juliette fut applaudie pour sa prestation mais quand ce fut son tour, beaucoup de spectateurs se levèrent et il fut acclamé. Julian n'en revenait pas. Souriant, élégant, Erik s'inclinait et se redressait, faisait revenir sur scène sa danseuse et, charmant, se mit à applaudir le public. Il eut de nombreux rappels. Beaucoup de spectateurs restaient debout. A l'évidence, sa doublure, qui avait pris son rôle puisqu'il était souffrant n'avait pas fait l'affaire et son retour lui valait une ovation. A partir de ce soir-là tout changea. Erik expliqua qu'alors qu'il répétait avec Jennifer Hawkins le matin du spectacle, Jerome Robbins était venu dans la salle de répétition et les avait regardés. Puis, il avait parlé, mimé. Ils avaient joué et rejoué la scène du balcon avec lui. Ça avait un moment inoubliable. Le soir, il n'avait rien calculé mais il avait senti à l'attitude de Jennifer qu'il était différent, incroyablement proche d'elle et incroyablement précis. Sur scène, il avait su qu'il n'avait jamais été meilleur. Jennifer se pliait à son rythme et l'accompagnait avec adoration. Ç'avait été totalement magique.

Julian ne put que l'encenser. Tous le faisaient.

-Erik, c'est magnifique. J'ai vu beaucoup de spectacles au New-York City ballet mais là ! Ils vont te vénérer !

Mais en même qu'il le sentait dans une sorte de couronnement, qu'il le savait adulé par la presse spécialisée, abordé par l'autre et invité sur des plateaux télé, il ne pouvait qu'être amer.

-Si angélique sur scène et si lointain, ici. On recommence ? Tu te protèges, ne dis rien mais tu peux plus éluder. Je me réinstalle dans mon appartement, tu le sais.

-Oui, c'est évident.

-Que comptes-tu faire ?

Erik eut un étrange soupir. Son visage se ferma complètement et sa voix devint plus sèche. Son corps se rétracta. Évitant de croiser le regard de Julian, il déclara :

-Je vais partir. Je t'ai déçu.

-C’est clair.

-Tu aurais voulu que je sois ton compagnon attitré. Tu as tout mis en œuvre dès que j'ai posé les pieds sur le territoire américain pour que ça devienne une réalité et je ne peux t'en blâmer. Mais je crois qu'il n'y a pas de « nous ». Je regrette mais il n'en a jamais eu. Ce « nous » c'est toi, ce sont tes délires.

-Et donc ?

-Je ne suis pas en couple avec toi, Julian. De cela, je suis sûr. Je l'ai su très vite, quelques jours après mon arrivée à Kennedy. Tu vois bien que ça ne tient pas ! Regarde ce que je viens de faire !

-Tu passes ton temps à te défendre, à lutter, à te dresser contre moi avec un acharnement spectaculaire et puis tu as des rémissions...

-Je sais, je n'ai pas été très clair.

-Dernièrement, si ; c’était même limpide.

12 mai 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2.

 

-Tu me convoites, je ne peux pas le supporter. Tu es tellement sûr de ce que tu veux car tu es dans ton droit ! Et tu crois que grâce à lui, tu vas faire que quelqu'un que va changer, se tourner vers toi ! Tu es tellement habitué à posséder et à considérer que c'est naturel !

-Je ne te convoite pas. Je t'aime, c'est différent.

-Eh bien moi, je ne t’aime pas, même si j’ai cru le contraire. De toute façon, tu  négliges des aspects importants de ma personnalité.

-Vite, un exemple !

-Mon attirance pour les femmes.

Julian contre attaqua. Le dos droit, raidi, il serrait les poings. Dans la colère, il restait plein de lui-même. Lui résister était difficile :

-Ton attirance pour les femmes, on en parle ? Il y a cette Sonia et Jane Hopkins, c’est bien cela ? Tu es nostalgique d'elles ? La première ne sait même plus comment tu t'appelles. La seconde se caresse en regardant une photo de toi ! Elles sont quoi ? Une garce et une image pieuse. Moi, j'ai passé du temps avec toi à Londres et en Amérique. Ta nature, je la connais. Tu ne la supportes pas. Je ne veux pas de ta condescendance ! Tu ne ferais pas n'importe quoi pour ne pas être face à toi-même par hasard ?

-Tu vois ! Tu attaques ! C’est toi qui as raison, c’est toi qui me connais. Tu es en train d'essayer de me faire croire que les sentiments que je te porte sont si accablants qu'ils me poussent à faire n'importe quoi !  Toi, tu es droit mais moi non ! Tu te trompes. Ces deux femmes m’ont marqué. Tu ne peux toucher ni à ce qu’elles ne sont vraiment ni aux souvenirs que j'ai d'elles car je te l'interdis ! Quant à l’amour ! Je crois davantage à celui que je pourrais éprouver pour une femme ! Entre hommes, c’est étouffant ; ça l’a été dès le début avec Mads. Et avec toi aussi. Mais t'aimer ! On est trop similaires. Et puis, aimer ne se programme pas ? Je dois t'aimer car tu as des sentiments pour moi et parce que tu m'aides en étant mon sauf-conduit américain ? Dans cet « amour », il y a des facilités qui sont irrecevables.

Julian ne désarma pas :

-Le fait est que je t'aime. C'est un sentiment violent. Je n'ai jamais rien connu de tel et ça n'autorise pas grand-chose. Erik, j'ai tellement espéré, attendu quelqu'un comme toi ! Tu es si fermé maintenant que je doute d’obtenir quoi que ce soit ; mais ça n’empêchera pas l’amour. J’ai eu une vraie dévotion pour toi et je ne veux pas la renier.

Erik était trop mis en cause par un discours si intense et si vrai. Ne pouvant le recevoir comme tel et ne voulant que fussent mises en cause ses belles résolutions, il fut cinglant de nouveau :

-Julian, même sexuellement, ça ne peut pas aller. J’aime mieux qu’on soit plus grossier et plus efficace. Tu es trop snob, c’est peut-être cela. Tu me suggérais de découvrir les talents des étalons américains, je l’ai fait ; et je n’oublie pas les femmes : elles étaient très décidées !  Peu de discussions, beaucoup d’actions.

-Va-t’en.

-Et si je ne le fais pas ?

-Tu es américain ? Non, mais moi si. Tu as introduit chez moi des inconnus. Ne m’oblige pas à te chercher des ennuis. Contrairement à ce que tu affirmes, il y a eu des vols et des dégradations…Alors, Erik, tu ne devrais pas me parler comme ça. Si je te porte plainte, tu n’auras pas raison.

Cette fois, le danseur s’arrêta. Julian poursuivit :

-J’ai un réseau à Boston et un autre ici. Même en tant que danseur, je te suggère de faire profil bas. Les Américains sont, malgré tout, des puritains. Un artiste, plus encore s’il est étranger, doit être lisse…

Ils avaient parlé dans le salon et sur la terrasse et là, dans la belle lumière d'une fin de journée de juin, ils regardaient le ballet des oiseaux au-dessus des arbres de Central Park. Julian était livide mais fort. Erik, lui, changea d’attitude. Il parut soudain dessaisi de toute colère et redevenu calme, et alla rassembler ses affaires. Puis il dit :

-Ce que je veux, je pense vraiment que tu ne le sais pas. Tu n'es pas le danseur que je suis et tu n'es pas l'amant que je suis et à cela, tu ne peux rien. Tu as un rêve. On dirait qu'il est blond. Danseur, peut-être, certainement comédien... Mais on dirait aussi que ce n'est pas moi. Je suis désolée. Je vais t’envoyer de l’argent pour ce qui est cassé ici et si ça ne suffit pas, fais-le moi savoir.

Julian sembla comme s'affaisser sous le choc mais il resta silencieux un instant, puis il s’exclama :  

-Et donc tu pars !

Comme Erik s’en allait, le décorateur vint vers lui et lui tendit une feuille cartonnée sur laquelle figurait une adresse.

-Qu’est-ce que c’est ?

-Adamsson. Peter Adamsson. Queens. 977 652 1014. Il fait des chaussons sur mesure. C’est la même chose que les tiens…

Erik se sentit honteux. Il salua Julian qui lui répondit avec peine. Une fois parti, il se rendit compte que Sonia et Mads ne pesaient aussi lourds. Jane rayonnait toujours dans sa mémoire et Julian, l’homme qui avait cru s’emparer de lui, reculait. Cependant, il restait tapi dans l’ombre.

17 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2.

 

5. Erik face à lui-même. Retrouver une vie libre.

Après une violente dispute avec son compagnon, Julian Barney, Erik se retrouve seul. C'est le moment de participer à un festival de danse, d'emménager dans un loft et d'y recevoir Claire, sa mère qui arrive du Danemark. Libéré, Erik est malgré tout angoissé. Celui qu'il a malmené se vengera.

Il rejoignit David et Barbara, des danseurs du ballet qui acceptaient de l'accepter de le loger quelques temps et tout fut facile. Ils vivaient dans le Queens, quartier qu'Erik ne connaissait pas et qui lui permet de changer d'atmosphère et il découvrit le côté pénible des transports en commun. Toutefois, ces trajets longs et répétitifs, ne durèrent pas.  La saison du corps de ballet prenait fin à New York et toute la troupe allait au festival d'été à Saratoga.

Ce festival, d’une brève durée, était une tradition et les représentations du NYCB y étaient très suivies. Beaucoup de danseurs logeaient ensemble, partageant un hôtel une maison qu'ils louaient. Certains faisaient la navette. Erik choisit de rester dans la ville. Celle-ci n'était pas immense pour qui faisait référence aux standards américains ; elle était prospère et assez paisible. C'était un joli lieu de villégiature. Il trouva un hôtel amusant, une de ces grandes bâtisses qui fleurissent en Nouvelle-Angleterre et évoquent tout à la fois le château médiéval, sa réplique hasardeuse et une vaste maison de maîtres qu’Edgar Poe aurait pu évoquer et y élit domicile. Les chambres y étaient immenses et coquettes et leur décoration un peu ancienne le ravissait. Pendant plusieurs mois, il avait vécu dans une des parties les plus chics de Manhattan. L'appartement de Julian était superbe et tous les lieux qu'il avait pu voir, résidences, maisons, appartements, salons de beaux hôtels, quand ils sortaient tous deux ou répondaient à une invitation, étaient de la même veine élégante et pleine de classe. Aussi, cette petite ville résidentielle avec son centre-ville cossu, son beau parc, sa belle salle de spectacle et ses vestiges historiques le ravit-il. Émilie, une danseuse de la troupe, descendit dans le même hôtel que lui et lui tint compagnie. Il ne la connaissait pas vraiment mais elle était d'un contact agréable. Parler de tout et de rien avec elle était plaisant d’autant qu’ainsi, il évitait de penser. La façon dont il avait rejeté Julian avait été violente et le décorateur, il le savait au fond de lui, ne méritait pas un tel affront. Il n'y avait qu'à regarder la façon dont celui-ci l’avait reçu à son arrivée et ce tact dont il avait fait preuve en lui laissant son appartement pour aller vivre ailleurs. Même quand il l’avait outragé, cet homme l’avait soigné. Il n’avait aucune raison logique de le rejeter ainsi. Et il le savait. Il admirait toujours autant sa culture et son élégance et s’en voulait. Cet homme hautain que le malheur cassait et qui retenait ses larmes…Mais non, il ne fallait pas se retourner !

17 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Festival de danse, solitude et contentement. Erik.

 

 

Pendant le festival, il put constater que sa réputation, sans être totalement établie, lui valait une certaine reconnaissance et des applaudissements nourris. Ainsi, les choses avançaient-elles...Quand les représentations furent terminées, les vacances prirent leurs droits ! Le jeune homme qui s'était trouvée brusquement dans une situation nouvelle, n'avait rien prévu. David et Barbara le décidèrent à rester avec eux et Jennifer, sa partenaire dans Roméo et Juliette, se joignit à la troupe. Des États-Unis, Erik n'avait vu que New York, qu'il connaissait assez bien, Boston, que Julian lui avait fait découvrir Cape Code où il était allé plusieurs fois avec lui. La campagne et les villes moyennes, qu'elles fussent ou non portuaires, lui étaient inconnues. Il trouva donc plaisant, après avoir goûté le calme d'une petite ville du nord de l'état de New York, de rejoindre Portland et ses environs. Deux semaines durant, il fit des randonnées à vélo, de la marche, et des photos dans les petites villes de la côte est où ils s'installaient. Il fit du bateau, il cuisina. La campagne américaine, quand l'été la prenait en charge, pouvait être radieuse et, loin de New York, il était agréable de courir, de marcher dans les forêts, de faire du cheval et de nager. Erik s'amusait des remarques de ses amis. Ils trouvaient la mer froide, l'été inclément. Ils appelaient la chaleur, les plages ensoleillées. Lui, avait grandi au Danemark et ce qu'il disait faisait rire les autres ! Il aimait la légèreté de ces jeunes américains, si prompts à se mettre en short, à jouer avec lui au tennis et à faire le soir des dîners à la guitare sur la plage. Rieur, bavard, il était de tous les projets. Il allait avoir vingt-six ans et se sentait, après des mois difficiles, redevenir jeune. Ce fut une belle période brève. Il revint apaisé à New York. Ne voulant pas encombrer Barbara et David, il se lança dans la recherche d'un logement. Ses trois amis l'accompagnèrent et donnèrent leur avis. Un beau studio fut trouvé « parfait comme garçonnière pour un danois sexy émigré aux États -Unis » mais il l'écarta. Un petit appartement jouxtant la partie la plus calme d'Harlem lui valut des conseils enthousiastes car il était « joli et lumineux » mais il ne le retint pas. Enfin, après de multiples recherches, il trouva ce qu'il voulait dans le sud de Manhattan. C'était un grand local au dernier étage d'un immeuble et en fait il ne s'agissait que d'une seule pièce, il est vrai, très grande.  Personne ne comprit. Cuisine et salle d'eau étaient à part mais Erik voyait un bon œil de rattacher la cuisine à la grande pièce. En fait, dans un même espace, tout serait intégré. Il pourrait dormir, recevoir et travailler, sans qu'aucune cloison ne délimite divers espaces de vie.  Tout était très lumineux, de grandes baies vitrées ouvrant sur la rue. Les lofts, qui devaient être prisés plusieurs années après, ne l'étaient pas encore, si bien que l'idée d'Erik surprit. Il tint bon cependant et s'installa dans son grand « couloir désert » comme lui fit remarquer Barbara. Il se plut à dire qu'il ne vivrait pas loin de Times Square mais ses amis plaisantèrent en disant qu'en fait, il était en réalité plus près de Penn Station. Son ami David se moqua gentiment de lui.

-Bon, c'est la 31° rue et tu peux aller à pied à Madison Square Garden. Tu n'es pas en effet pas très loin de Times Square mais l'ambiance est, on va dire, différente. En termes clairs, tu n'es pas chez les Riches !

Jennifer trouva l'idée magnifique et décida d'aider Erik. Très bonne danseuse, étoile, la jeune femme venait du Maine et était une travailleuse hors pair. Erik aimait qu'elle fût amicale et directe. Brune, jolie, elle avait des yeux bruns pailletés de vert. Elle évoquait en riant l’ahurissement de ses parents face à son goût de la danse classique. Ils ne comprenaient toujours pas comment elle avait pu devenir étoile !

-Je vais t'aider à décorer ton « chez toi » Erik, si tu veux.

Il voulait bien, oui. Jennifer était la seule à ne pas se laisser décourager par l'endroit : ce grand hall avec des murs immenses !

-Tu vas laisser comme ça ?

-Oui.

-Avec ces grandes poutrelles métalliques ?

-Oui !

-On va t'aider à peindre ce qui peut l'être ! Et peut-être pour le sol...

-C'est gentil ; ne t'inquiète pas pour le sol. J'ai des idées.

Erik avait de l'argent. Il fit ce qu'il fallait pour payer les travaux et racheta des meubles à des particuliers désireux de vendre à bas prix pour meubler son logement. Au final, il créa un bel espace. Les briques étaient restées mais il avait mis en valeur les grandes baies vitrées sans rideaux. Un faux parquet était posé et les espaces avaient été définis. Grand lit et tables basses ; la chambre ; longue table et chaises, buffet et vitrines, le tout d'inspiration scandinave : le salon. Il y avait de grandes étagères pleines de livres, un canapé, de grands fauteuils. Le plus surprenant était la présence de miroirs et d'une barre. La cuisine était basique et la salle de bain aussi. Il y avait des tapis au sol, tous brun et orangé. Près du coin chambre, il avait créé un mur d'images avec des photos des siens, du Danemark, de danseurs et de spectacles qu'il aimait. Dans les vases, il y avait de vraies fleurs, toujours renouvelées et comme il avait trouvé une chatte errante, il lui consacra un espace près d'un grand canapé. Cette chatte, toute blanche, avait autour de son œil droit une vaste tache rousse. Il l'appela Isabel. David fut curieux :

-« Isabel » mais pourquoi ? »

-« Isabel got red hair. Isabel's a red hair ». Dans mon livre d'anglais, quand j'étais petit, il y avait ces phrases. Elles me sont restées, donc elle s'appelle comme ça. Dans mon livre, il y avait des dessins de chat.

17 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2. Un beau loft pour Erik.

 

Quand ses amis ou connaissances vinrent, ils furent impressionnés. C'était un beau lieu. Comme il manquait à Erik, de la vaisselle, du linge, quelques objets surprenants et du mobilier, ils chinèrent avec lui. Erik ne s'était jamais préoccupé de brocanteurs possibles à New York mais il apprit qu'il en existait beaucoup, notamment dans Manhattan. Il se le tint pour dit et fit avec la fête avec beaucoup de danseurs quand son beau logement fut prêt. L'été était fini et une nouvelle saison commença.  Il était toujours sous contrat et Jerome Robbins l'avait programmé dans des œuvres qu'il avait créées lui-même. Il voulait le faire travailler sur les Variations Golberg, ballet qu'il avait mis en scène en 1971, Moother Goose qui datait de 1975, The Dreamer qu'il avait montré au public en 1979 ainsi que dans Gershwin concerto qui datait de 1982. Enfin, il le voulait dans un ballet qu'il avait créé avec Twyla Tharp et dont il souhaitait la reprise : Brahms/Haendel. Ceci ne pouvait constituer toute la saison du corps de ballet mais quand il se vit ainsi programmé, Erik fut joyeux. Cette seconde année s'annonçait bien. Il voulait rester aux USA et entama les démarches qui lui permettaient de le faire. Il projetait d'acheter le grand « domaine » qu'il s'était inventé à New York et il lui fallait, pour cela, stabiliser sa situation. Il s'y employa. En attendant, il investit totalement son appartement. Il s’y entraînait. Il avait un miroir, une barre et une lumière magnifique. Que pouvait-il vouloir d'autre ? Quand il dansait, Isabel souvent surprise d'avoir été réveillée, s'étirait et ronronnait en le regardant. Il riait aussi. Dans l'air gris-bleu des journées new-yorkaises, il se sentait bien. Seul. Seul. Si bien ! En septembre, il revit le public et jusqu'à juillet, cela ne cessa pas. Il dansait. La mer bouge, le vent souffle, la flamme d'une bougie ne s'éteint pas. Il dansait. Quelquefois, il dînait avec Emilie, sa jolie interlocutrice de l'hôtel à Saratoga. D'autres fois, il courait ou nageait dans des piscines d'hiver avec David et Barbara mais il aimait surtout passer du temps avec Jennifer. Ils continuaient. Ils faisaient du patin à glace, de la marche et même de l'escalade avec lui ; ils allaient au cinéma. Ils essayaient de cuisiner japonais et riaient de leur défaite et quand ils cuisinaient danois, le poisson étant à l'honneur, Isabel sortait de sa retraite et les observait en ronronnant. Délivré, content, Erik était apaisé. Cependant, le Danemark lui manquait beaucoup et il fut heureux, une nuit, de recevoir, à une heure invraisemblable, un appel d'Irina.

-Jeune danseur, je n'ai pas été courtoise un temps mais vous connaissez mon admiration non conditionnelle ...

-Madame, mais le temps passe. Ne vous inquiétez pas.

-Vous avez compris ce qui doit l'être.

-J'ai compris ? Je l'espère. Je suis à New-York mais le reste est incertain.

-Incertain ? Non. Vous les voulez les ballets qui vous tentent et vous les aurez ! Et puis, vous les inventerez !

-Je voudrais les ballets de Nijinsky. Je veux le Faune.

- Évidemment. Mais vous voulez bien d'autres choses. Insistez, Erik !

-Je m'installe ici. Je suis étranger. Seul.

- Non. Laissez ces inquiétudes-là. Vous êtes un danseur.

- « Un » ou « Le » Danseur ? Je veux dire, pour vous...

-Pour moi, vous êtes « Le ». Restez-le. Pour les autres, vous pouvez le devenir. C'est important. Et pour les Ballets russes, ne lâchez-pas !

- Non, madame.

-Prenez-soin de vous, je suis sincère !

Il fut heureux. Puis sa mère s’annonça. Elle lui manquait infiniment, celle qu'il voyait encore comme la jeune femme de son enfance, jolie et têtue. Elle n'aimait pas mentir, il adorait cela chez elle et elle était tendre, avisée, bavarde souvent et observatrice. On était mai 1986. Il alla la chercher à l'aéroport Kennedy et quand il la vit apparaître, en jeans, avec une belle veste de demi-saison prune et rose, des bottines au pied, il la trouva si blonde et si heureuse qu’il ne put s'empêcher de rire tendrement.

-Maman !

-Tu es venu me chercher en voiture, j'espère !

-Non, en taxi.

-Magnifique, Erik ! Les taxis new-yorkais et la télévision danoise, tu connais le problème. Moi, je voulais arriver dans un feuilleton. On était dans un taxi et il y avait une poursuite...Je m'amuse !

-Je ne pense pas qu’on nous poursuive mais si tu aimes les taxis newyorkais, le rêve américain commence !

-Oui !

Le chauffeur conduisait prudemment et elle regardait autour d'elle. Elle était venue plusieurs fois aux États-Unis quand elle était plus jeune mais tout semblait la surprendre. Elle parlait vite et en français. Il débordait d'amour pour elle. Elle était la jeune mère du premier appartement, la maquilleuse, la lectrice des autres temps. Il était toujours étonné de lire des témoignages de jeunes hommes ayant eu des problèmes avec leur mère. Avec la sienne, c'était facile. Elle parla de Kirsten qui voulait le voir aux USA, d'Else qui était mannequin en Allemagne et gagnait bien sa vie et de Marianne qui qui ne s'en sortait pas très bien comme comédienne. Elle parla de Svend aussi. D'Erik, il était fier. Elle fut admirative.

-Tout le monde t'écrit !

-Je réponds ! Je réponds toujours !

17 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Claire et son fils Erik.

 

Quand elle vit son loft, Claire fut surprise puis charmée : au fond, en utilisant les meubles en bois clair et en jouant sur la lumière, son fils n'était pas loin du Danemark. Elle adora la partie chambre, la partie living, la barre et les miroirs. Dans toutes les maisons, on mettait des cloisons et on créait des compartiments. Dans un espace comme celui-ci que créait Erik, on pouvait aller et venir et la lumière était là toujours, c'était bien. Des séparations factuelles étaient créées par des étagères, une draperie. On pouvait donc dormir et rêver sans crainte d'être observés. La ville, trépidante, s'entendait peu et le ciel, à cette hauteur, prenait le pouvoir.

- Il y a un ascenseur, normalement ?

-Oui et il fonctionne ! Sinon, ce serait le Royaume des cieux, ma chère maman !

Il lui dit de lui parler en danois tout autant qu'en français et elle le fit. Les inflexions du danois lui manquaient et sa nostalgie, qu'il ne définit pas vraiment, émut sa mère.

-Tu te souviens, ta méthode pour apprendre le danois quand tu es arrivée à Copenhague. Tu m'as lu les phrases... » Han er glad » pour « je suis content » et « han er amerikansk » pour « je suis américain ». C'est moi, maintenant : je vais devenir américain. Parle-moi, comme là-bas ! Je regrette le Danemark. Je voudrais être là-bas mais ici ma carrière, ici, est en plein essor !

-C’est très bien ! Tu as eu un tel acharnement !

-Tu viendras me voir. C'est une très belle salle. Y danser est un privilège !

-Oui, je viendrai et on ira partout !

Et ils furent contents. Claire, pendant les quatre semaines qu'elle resta, ne fut jamais pesante. Elle avait établi la liste de ce qu'elle voulait faire et s'y tint. Les amis d'Erik la trouvèrent charmante et ils la prirent en charge quand ils le purent. Erik visita Manhattan à pied avec elle et elle sembla curieuse de tout. Elle était saine, pensait Erik, saine et forte. En même temps, elle était directe. Un soir qu'il dînait ensemble dans l'appartement, un des soirs où il n'était pas sur scène, elle lui dit.

-Erik, tu sais, je n'ai jamais abordé avec toi ce genre de sujet mais je t'observe et je fais attention dans la rue où au restaurant à qui te regarde le plus. Tu attires les femmes mais je crois que tu aimes mieux les garçons, tu veux qu'on en parle ?

-Je ne suis pas sûr. Je veux dire : on peut en parler mais je ne te dirai rien de décisif.

-Tu peux être très amoureux d'une femme ?

-Oui, assurément. Tu sais bien, Sonia.

-Sonia n’est pas un bon exemple : elle t’utilisait. Mais tu as évoqué une femme anglaise ? Tu y as fait allusion.

-Jane Hopkins !  C'était très beau. C’est la femme idéale pour moi.

-Erik, ce genre de femmes ne permettent guère de construire une vraie relation.

-J’en construirai une plus tard avec une femme encore inconnue de moi !

-Excuse-moi d’être directe, mais les femmes t’attirent bien physiquement ?  Tu sais que ça compte…

-Mais oui ! Quelle est ta vraie question ?

-Les hommes t'attirent-ils plus que les femmes ?

-En ce moment, personne ne m'attire.

-Tu ne réponds pas.

-Si. Les hommes. Physiquement.

-Et les femmes ?

-J'aime tellement leur compagnie. Elles peuvent être douces et fortes en même temps. Elles sont préférables, en fait.

-C'est une belle façon de dire les choses. Dis-moi, ici, il y a eu beaucoup de « physiquement » ?

-J'ai arrêté.

-Ici, un homme t’a donné de l'affection ?

-Oui, il m'en a donné mais il n'y a pas de suite.

- Tu ne le vois plus ?

-Non.

-Tu voudrais quoi ?

-Mais tout !

-Oh, simplifie-toi ! On ne peut pas avoir tout le monde !

-Dans mon rêve, je rencontre une danseuse ici et je me marie. On a des enfants blonds.

-Et ta femme est américaine ?

-Pas forcément.

-La femme charmante et les enfants blonds te feraient-ils tirer un trait sur les garçons ?

-Oui, ce serait mieux.

-Ce serait mieux, en effet, mais tu n'en es pas sûr.

Claire regarda attentivement le beau visage de son fils puis elle dit :

-Tu sais, quand tu étais petit, tu rêvais tant et même quand la danse t'a pris et que tu as tant travaillé, tu as gardé cette part de rêve. Je ne devrais pas te dire ça mais c'est un côté de toi qui m'inquiète. Je ne sais si tu prends bien en compte les dangers qui peuvent t'entourer et les difficultés qui peuvent naître du fait qu'on n'affirme pas ses choix. Là, je ne te parle pas de tes choix professionnels mais de ta vie intime. Tu ne pourras vivre sans souffrir beaucoup dans une sorte d'entre-deux et quoi que tu en dises, Erik, tu louvoies. Il te faudra choisir. Quand bien même ta souffrance irait diminuant dans ce type de situation, parce que, malgré tout, tu t'en accommodes, ce sera l'autre qui sera accablé. Le comprends-tu ?

-Oui, certainement...

-Je t'en prie, ne te referme pas.

-Maman, on arrête cette discussion.

-Oui mais tiens compte de ce que je t'ai dit. Je ne parle pas en l'air. Maintenant, on va au Modern Art et à la Fondation Guggenheim. Je sens que je vais adorer et y retourner plusieurs fois avant de partir.

 

17 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2. New York. Erik reçoit sa mère.

 

Les jours filèrent et il se débrouilla pour qu'elle vît les villes voisines. Elle alla à Philadelphie, à Washington et plus au nord à Boston et à Portland. Elle vit les petites villes côtières et acheta des vêtements, des objets et des produits alimentaires. Charmée, rieuse, elle ne logeait pas toujours dans le loft, ayant été adoptée par les amis d'Erik. Jennifer prenait grand soin d'elle. Elle recula son départ avec son assentiment et quand celui-ci se profila, la troupe se préparait à partir pour le festival d'été à Saratoga. Elle demanda à son fils de la conduire dans un restaurant élégant qui venait d'ouvrir près de Central Park. Il acquiesça. C'était un lieu très chic, avec des boiseries, de grandes baies vitrées, des banquettes en cuir et des tables de bois. L'ensemble était sobre, nappes et serviettes étant blanches. Il y avait des éclairages d'angle et des bougies sur les tables. Pour créer une atmosphère inattendue qui laissait penser que malgré un style très urbain on était loin de la ville, on avait placé devant les baies vitrées, de grandes haies vertes qui créaient une illusion de jardin. C'était un beau lieu et Claire fut admirative.

-Oh, ça me plaît ici ! Tu vois, Erik, j'avais raison !

-C'est un des lieux où il faut se montrer à New York !

-Et tu te montres dans ce genre d'endroit, j'espère ?

-Oui, ça m'arrive.

-Aussi bien vêtu que maintenant ? Tu as changé de type de vêtements. Maintenant, tu fais dans l'élégance discrète. Tu as raison car ça te donne beaucoup de classe. On t'a influencé ?

-Oui mais revenons aux endroits chics où je me montre de temps en temps. Ce restaurant vient d'ouvrir et je le découvre avec toi !  Jusque-là, c'est vrai, je t'ai montré des lieux plus classiques.

-Mais dis-moi, qui vient ici ?

-Ici, des acteurs, des metteurs en scène, des gens de télé, des journalistes déjà lancés, des chanteurs à la mode...

-Ah, c'est bien ! Oh, mais je reconnais des acteurs !

-Oui, et des chanteurs ! Maman, tu es si drôle !

Un maître d'hôtel immense les installa à une table pour deux. Comme il s'installait, Il fut traversé par l'inquiétude. Était-ce une bonne idée de dîner là ? L'instant d'après, il avait oublié ses craintes et devisait avec sa mère qui disait avoir en effet reconnu plusieurs acteurs de séries américaines diffusées au Danemark. Erik se leva pour saluer le chef d'orchestre du théâtre et son épouse puis adressa un sourire déférent à un homme maigre et âgé qui n'avait pas l'air commode.

-Il est critique d'art. La danse classique est sa spécialité.

-Il a l'air un peu snob.

-Il est horrible.

-Il dit du mal de toi.

Erik se mit à rire.

-Non, plus maintenant. Ça fait deux ans et demi que je suis là. Il s'est habitué.

-Tu es magnifique.

Erik prit le menu qu'un serveur lui adressait. Claire fit de même. Il ne vit pas tout de suite qu'elle avait les larmes aux yeux :

-Maman, ça ne va pas ?

-Quel danseur ! Quel merveilleux danseur, si aérien, si habité !

-Il y a beaucoup de danseurs étoiles. Der er mange dansere lærred!

-Oh, Erik, tu vois à qui ils te comparent et tu sais ce que tu es ! Comme ils t'admirent ou te jalousent, comme la critique parle de toi ! Comment Peter Martins te tient en estime et Jerome Robbins aussi !

-La saison prochaine, je danse Le Sacre du printemps et Le Spectre de la rose. J'essaie de faire programmer L'Après-midi d'une faune. Si je peux danser tout cela, tu as vraiment raison...

-Alors, tu vois que je ne suis pas dans l’erreur !

-Quand même un peu...

Et il lui sourit malicieusement.

Le repas fut délicieux et ils burent du champagne. Erik était fier de sa mère. Sobre dans une belle robe noire, ses belles jambes voilées de collants gris fumé, elle avait des escarpins aux pieds et portait de simples boucles d'oreille en guise de bijoux. Elle était allée chez le coiffeur et ses cheveux blonds joliment ondulés brillaient. Ses paupières étaient fardées de gris et ses lèvres d'un rouge un peu fort. Aucune faute de goût. Elle avait cinquante-six ans et restait belle, rayonnante. D'humeur joyeuse, elle lui dit :

-Eh bien, Erik, ça me fait plaisir de te voir manger ainsi : du foie gras, une viande et un dessert qui n'est pas une pomme ! Une vraie révolution.

Tu m'as fait des plats danois et français ! J'ai tout mangé, vilaine !

-Oui, mais tu es frugal. Remarque, quand on te contemple, on se dit que tu as raison !

 

17 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Restaurant chic. Erik et sa mère. Réapparition de Barney.

 

 

A la fin du repas, Pierre Gagnier, le français qui essayait de lancer son restaurant vint saluer quelques personnes et s'approcha de la table d'Erik. Avec Claire, il parla français. Elle était radieuse d'autant que son fils recevait des compliments et celui-ci se dit qu'il était bon que la visite de sa mère se terminât ainsi. Cependant, alors que le chef changeait de table, Claire vit Erik pâlir et se retournant, elle vit s'avancer vers eux un homme assez grand, vêtu avec recherche et dont l'attitude était imposante. L'homme avait aux lèvres un léger sourire. Erik, manifestement pris de court, prit sur lui et tenta de rester calme tandis que l'homme prenait son temps pour observer sa mise et son attitude pleine de gêne. Il reconnaissait l'un des costumes qu'il avait offerts à son danseur et semblait apprécier qu'il le portât. Quand il parla, son ton fut mondain.

-Bonsoir, Erik, quelle bonne surprise ! Ça faisait un moment ! Je te vois sur scène très régulièrement mais il semble que nous n'allions plus aux mêmes soirées !

Erik réussit tout de même à rencontrer brièvement le regard de Julian et celui-ci le transperça. Il était mis à nu avec méthode. S'efforçant de rester calme, il sourit à sa mère :

-Maman, je te présente Julian Barney qui est un ami et aussi le décorateur attitré du Metropolitan.

-Ah, bonsoir, monsieur Barney. Nous avons tout de même eu des places pour Cosi Fan Tutte. J'ai adoré voir un tel spectacle dans une salle d'une telle réputation ! C'était excellent et vos décors sont gracieux !

-Madame, bonsoir. Je vois qu'Erik a une mère ravissante et pleine de classe et qui de plus parle un anglais parfait !  Vous êtes venue le voir ?

-Oui mais mon séjour s'achève. J'ai beaucoup aimé New York ! Il y a si longtemps que je n'y étais venue ! Et Erik habite tout en haut d'un immeuble ! C'est si singulier, toutes ces grandes baies vitrées ! On dirait qu'on habite dans le ciel !

-Merci pour vos compliments et pour cette ville. Quant au nouveau logement de votre fils, je ne le connais pas mais la description que vous en faites est intéressante !

-Mais vous êtes en relation. Certainement, vous aurez l'occasion de le voir !

-Espérons ! En tout cas, je suis enchanté de vous avoir rencontrée. Bonne fin de soirée et bien évidemment, de séjour. Je ne peux rester davantage. Je suis ici avec des amis et je dois les rejoindre. Au revoir madame.

Et regardant fixement le danseur, il ajouta sur le même ton mondain, un sourire de commande aux lèvres :

-Erik, à bientôt.

Le danseur avait détourné les yeux ne réussissant pas cette fois à soutenir le regard de Julian. Trop scruté, trop mis à nu, il n'en était pas capable. Quand ils burent leur café, le décorateur s'était éloigné. Erik vit bien que sa mère était embarrassée. Cet homme imposant, son fils. Il était des évidences... Elle eut cependant le tact de ne rien demander et le dîner se finit joyeusement. Julian avait eu le bon goût de choisir une table très éloignée de la leur et la disposition du restaurant était telle qu'ils ne se virent plus une fois installés. Quand Ils rentrèrent en voiture, sa mère parla des cadeaux qu'elle avait achetés pour sa famille et ses amis. Erik resta un interlocuteur bienveillant et tenta de donner le change mais une fois chez lui, alors que sa mère s'endormait, il ressentit une grande crainte. Il savait que derrière le masque mondain que leur avait présenté Julian, se cachait un désir de vengeance qui ne demandait qu'à se concrétiser.

Tôt ou tard, il serait convoqué et tôt ou tard, il serait contraint de quitter l'isolement heureux dans lequel il avait réussi à vivre pendant près d'un an. Son cœur se serra d'autant plus que, face à cette suite inéluctable, l’ambiguïté de ses attentes le terrassait. Allons, serait-il uniquement désagréable d'être humilié en retour par celui qu'il avait mis à terre ? A cette question, Il aurait aimé avoir la force de répondre oui, mais, il en était conscient, la réponse était en fait : « non, ce sera déroutant certainement, mais malgré la douleur, ce sera bon... »

Comme il était allé la chercher, il l'emmena à l'aéroport et, comme un clin d’œil, ils prirent un taxi. Sa mère se voulait gaie et encourageante et elle n'aborda aucun sujet fâcheux le dernier jour. Elle avait bien tenté de questionner sur Julian Barney mais il s'était contenté de dire que celui-ci l'ayant hébergé au départ s'était montré trop avide d'en faire son compagnon attitré. Cela ne suffisait pas, elle le sentait d'autant plus que cet Américain nanti et imposant avait déjà côtoyé son fils à Londres et qu'à l'époque, il le lui avait décrit comme un décorateur très brillant, venant d'une famille riche, soucieux de faire une pause en Angleterre mais surtout, la fête. Quelque chose ne collait pas...

Alors qu'elle se dirigeait vers la salle d'embarquement après l'avoir saluée, elle sembla prise de crainte et revenant rapidement vers son fils, elle l'enlaça.

-Erik, tu me promets que tu feras attention à toi ?

-Je te le promets.

-L'homme du restaurant et toi...

-C'est une histoire ancienne.

Il voyait bien qu'elle en était moins sûre que lui et qu'elle était frustrée qu'il ne lui ait rien dit de plus sur cet homme qui l'inquiétait. Comme il restait fermé, elle lui dit avec tendresse :

-Tu pourrais retravailler pour le Ballet Royal du Danemark, tu sais ?

-Je le sais, maman.

-Oh, je t'en prie. Souviens-toi de ce que je t'ai dit.

-Je me souviens, tout ira bien, maman. Bon voyage.

-Erik, attention à l'ombre. Elle peut être comme les vagues...

-Je suis résident ici et en règle. L'appartement sera à moi ; je prends soin de moi-même. Pas d'ombre ! Maman, bon voyage. Mor, god tur !

Elle le quitta.

Il partit à Saratoga pour la deuxième année consécutive et il y fut bien. Ensuite, il alla en Louisiane et au Mexique avec Jennifer. C'était une fille saine, active et qui parlait de tout. L'été fut beau.

 

15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Julian. Se Venger d'Erik.

 

6. Solitude, intermède, vengeance et larmes

Erik a quitté son compagnon Julian Barney mais il a malmené celui-ci et s'attend à une vengeance de sa part. Celle-ci prend une forme inattendue. Parallèlement, le jeune homme poursuit, à New York, une belle carrière de danseur.

En septembre 1986, il reçut avant que la saison ne reprenne, un court message de Julian. Depuis quelques jours, il pensait à celui dont jusqu'ici il avait écarté le souvenir et une inquiétude sourde s'était installée en lui. La lettre lui parvint chez lui, preuve que le décorateur avait son adresse. C'était un message bref et manuscrit, écrit sur un très beau papier blanc. L'enveloppe était doublée de rouge.

«Erik, le temps des choix est venu. Tu n'as pas oublié et moi non plus la façon dont tu m'as traité et tu ne seras pas étonné que, de façon apparemment tardive, je n'accepte pas ton attitude. Tu commettrais une grave erreur si tu considérais que je suis être plein de faiblesse et de mansuétude. Je peux t'atteindre, bien plus directement et violemment que tu ne peux l'imaginer d'autant que ton contrat, comme je le pressentais, a été reconduit. J'ai d'ailleurs failli le faire sans t'avoir prévenu. Je suis un homme influent. Ma famille est riche, respectée et je suis sur mon territoire.  Face à cela, ta belle réputation de danseur ne tiendrait pas longtemps... Souhaitant cependant que ce soit toi qui tranches dans le vif, je te poserai donc une question simple : préfères-tu une humiliation publique ou une humiliation privée ? Je te laisse quinze jours. Réfléchis bien. Ton toujours dévoué, Julian. »

PS : 1 917 25 21 47

Il rappela le décorateur juste avant la fin de la période et celui-ci commença par bavarder :

-Julian, c'est Erik.

-Bonjour, Erik. Bravo pour ta programmation, cette année ! Tu commences par le « Sacre » ! Eh, bien, ça n'avait pas été programmé depuis longtemps ! Je serai à la première. 26 septembre, c'est cela ?

-Oui

-Stravinsky, tu fais bien.

-En effet.

La voix de Julian changea. Elle devint autoritaire.

-Tu as fait ton choix ?

-Oui. Je préfère la seconde proposition. Privée.

-A la bonne heure !

-Que dois-je faire ?

-Attendre. Tu verras, tu ne seras pas déçu. En attendant, surpasse-toi sur scène.

Il raccrocha sans qu'Erik ait répondu quoi que ce soit.

15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Répéter Le Sacre du Printemps.

Les répétitions du Sacre étaient en cours ; c'était un ballet emblématique, célèbre qui restait entouré d'une réputation de scandale. Stravinski en avait conçu l'idée en 1910 et l’œuvre avait été présentée à Paris en mai 1913. Le compositeur expliquait ainsi son travail : « J'entrevis dans mon imagination le spectacle d'un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, et observant la danse à la mort d'une jeune fille, qu'ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. » On savait que les premières représentations du Sacre avaient été houleuses mais on oubliait de dire que les spectateurs horrifiés qui avaient insulté le compositeur, le chef d'orchestre et le travail de Nijinsky avaient vite été rattrapés par ceux qui adoraient le spectacle. Jacques Rivière n'avait-il pas écrit : « Si l'on veut bien cesser de confondre la grâce avec la symétrie ou l'arabesque, on la retrouvera à chaque pas du Sacre du Printemps, dans ces visages de profil sur les épaules de face, dans ce tremblement qui descend comme une onde de la tête aux pieds des danseurs... ».  Et tant d'autres avaient adoré ce ballet ! Erik ne l'avait jamais dansé mais il en aimait le thème. C'était d'abord l'Adoration de la terre, Printemps. La terre est couverte de fleurs. La terre est couverte d'herbe. Une grande joie règne sur la terre. Les hommes se livrent à la danse et interrogent l'avenir selon les rites. L’aïeul de tous les sages prend part lui-même à la glorification du Printemps. On l'amène pour l'unir à la terre abondante et superbe. Chacun piétine la terre avec extase. Puis, c'était Le Sacrifice. Après le jour, après minuit. Sur les collines sont les pierres consacrées. Les adolescentes mènent les jeux mythiques et cherchent la grande voie. On glorifie, on acclame Celle qui fut désignée pour être livrée aux Dieux. On appelle les Aïeux, témoins vénérés. Et les sages aïeux des hommes contemplent le sacrifice. C'est ainsi qu'on sacrifie à Larilo, le magnifique, le flamboyant dieu de la nature. Si le rôle de l’Élue revenait à une magnifique danseuse, Dorothée Langner, le ballet conviait beaucoup de danseurs pour des rôles brefs. Jennifer était de ceux-là. Depuis l'été, il la sentait soucieuse, moins amicale et il craignait qu'elle n’ait trop d'attachement pour lui. Elle tenta de lui dire qu'il était crispé, changé. Elle savait sa liaison avec Barney. Elle avait vécu à Boston, Des gens comme les Barney n'aimaient pas qu'on leur dise non. Elle devait sentir que la relation tourmentée des deux hommes n’était pas terminée. Elle cherchait le moyen d'aborder le sujet mais il l'en empêcha à chaque fois et elle lâcha prise. De toute évidence, elle ne l'atteignait pas. Quand les répétitions se firent en costumes et avec les maquillages, elle vit Erik en collant et justaucorps chair, comme elle, le visage marqué de traces rouges et jaunes. Tous les danseurs avaient des peintures de visage, les hommes comme les femmes. Certains costumes étaient vert pâle ou vieil or, d'autres rouges ; certains danseurs étaient torse nus. Le nombre des danseurs étaient important. Dans plusieurs scènes, il dansait avec elle et il s'imposait à elle au milieu des rythmes toujours frénétiques de la musique de Stravinsky. Elle se sentait défaillir et l'émotion l'envahissait. Quelle cruauté de saisir sur le visage du danseur les expressions de désir presque triviales mais flatteuses que, dans la vie, il ne lui accorderait jamais !  Quelle fougue, quelle insolence il y avait chez lui ! Apparemment, le jeune chorégraphe qui mettait en scène ce ballet avait repéré quelques danseurs qu'il poussait dans leurs retranchements. Erik en faisait partie avec trois autres garçons et quelques filles. C'est à eux qu'ils revenaient de communiquer au reste de la troupe cette sève, cet épanchement, cet extraordinaire appel de la chair, cette montée du désir qui caractérisent le Sacre. Christopher Wegwood, trente-trois ans, cherchait à réussir un tour de force et tentait de revisiter le ballet. Unis, les danseurs faisaient des mouvements saccadés. Séparés les uns des autres, ils tournaient sur eux-mêmes, ou s'allongeaient. Les danseuses aussi en groupes ou seules avaient des mouvements brusques et répétitifs puis d’élans : le désir les traversait. C'était un spectacle qui s'avérait fort et le soir de la générale, la pression était si intense que Wegwood et ses danseurs se demandèrent si l'entreprise allait réussir. Le Sacre avait été présenté auparavant de manière plus formelle. Les prises de position du chorégraphe, si elles passèrent pour audacieuses, reçurent un accueil d’abord froid. Pourtant dans un balancement de scènes de groupe et de danses de couples, tout paraissait traversé par un vent de folie. Les danseurs et leur chorégraphe sentirent qu'ils n'emportaient pas totalement la mise mais, fiers d'être là et d'avoir tenté l'expérience, ils firent bloc autour de Wegwood qu'une partie de la critique défendit. En quelques jours, il fut évident que le bouche à oreille fonctionnait et qu'en dépit du mécontentement, les billets pour le spectacle se vendaient très bien. Ils virent là un bon signe. Erik n'alla pas à la réception qui suivit la première, préférant pour des raisons variées, dîner avec une partie de la troupe et Christopher dans un restaurant proche. Quand il avait salué à la fin du spectacle, il avait senti comme d'ailleurs à plusieurs moments auparavant, la présence invisible de Julian parmi les spectateurs et il avait été sûr que celui-ci avait adoré le spectacle et l'avait adoré lui. Il lui semblait entendre sa voix :

-Oui Erik, oui, sois animal, sois pulsionnel ; c'est cela, mon beau, c'est exactement cela. Tu as compris. Cette cambrure des reins, ses tremblements, cette attente ! Tu es prêt pour un autre rite mon magnifique danseur fardé ! Mais bien sûr, ce ne sera pas si « chorégraphique ».

Et cette voix l'effrayait. Restait l’attente et elle lui fut bientôt intolérable. Comment serait-il frappé ? Il brûlait de le savoir. Il en devint si tendu qu’il en devint irritable sans motif puis, au moment où il finissait par se dire que Julian avait parlé dans le vide, il les rencontra l’un après l’autre.

15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Clive, une rencontre de hasard?

 

C'était un dix octobre, il s’en souvint longtemps et il déjeunait dans le Bronx loin des beaux quartiers dans une cafétéria bondée, proche d’une exposition qu’il voulait voir. Clive avait la quarantaine bien entamée et l’allure d’un cadre moyen fatigué.

-Il n’y a plus de place et je voudrais déjeuner. Je peux m’assoir en face de vous ?

-Bien sûr.

Il était volubile et sympathique et se retrouvant face à Erik, il fut bavard. Lui-aussi voulait voir l’exposition.

-Ce n’est pas que l’art contemporain me passionne mais j’ai une fille de quinze ans qui me reproche mon ignorance !

-Alors c’est pour cette raison que vous voulez voir toutes ces sculptures et ces tableaux !

 J’adore ma fille. Elle me rend fou, vous savez. Elle fait de la danse classique depuis trois ans. Il paraît qu’elle est douée. Ça la rend exigeante avec moi ! Vous comprenez ça, vous ?

-Je n’ai pas d’enfant.

-J’imagine bien ! Vous êtes jeune ! Vraiment ma fille et la danse classique ! Je me demande vraiment comment ça a pu germer dans sa tête !

Erik se mit à rire mais son interlocuteur parut désappointé :

-Vous vous amusez ! Vous savez, ça ne m’aide pas beaucoup !

-En fait, je suis danseur classique. C’est ma seule raison de vivre.

-Non, oh ça alors ! Vous dansez ici, à New York ?

-Oui.

-Je peux vous demander où ?

-Au New York city ballet.

-Ah mais ce n’est pas vrai ! Elle va être folle de joie ! Et vous, enfin, votre position …Je veux dire…

-Je suis étoile ; danseur soliste, si vous préférez.

-Incroyable !  Il faut qu’on parle !

-Oui mais je veux voir l’exposition…

-Ah mais bien sûr ! On peut discuter en même temps, non ?

Ils s’y rendirent. Erik fut peu sensible à ce qu’il vit, tout lui paraissant bien trop intellectuel. De toute évidence, Clive, ayant des comptes à rendre en rentrant chez lui, était très attentif à ce qu’il voyait mais en même temps, il semblait dépassé. Il regardait beaucoup Erik, avec lequel il plaisantait sur ses difficultés à appréhender l’art moderne.

-Franchement, je n’y comprends rien. Quel est le message ?

-Tout sera vendu très vite, ce sont de jeunes artistes lancés. Comprendre ? Pas vraiment.

Parallèlement, il lui lançait des appels muets qui n’étaient pas difficile à interpréter mais, restant prudent, le danseur resta très circonspect. Comme il se dirigeait vers la station de métro la plus proche, il ne fut pas surpris que Clive insistât pour qu’ils se parlent de nouveau.

-Elle s’appelle Laura. Il faudrait vraiment m’en dire plus. Par exemple, vous n’êtes pas américain, à l’origine…

-Je viens du Danemark.

-Ce qui serait bien, c’est qu’on s’appelle. Elle aura des questions quand elle saura ça.

Souriant, maladroit, Clive n’avait rien d’un homme inquiétant. Il était marié, père de famille et ne ressemblait à tous ces hommes « normaux » en milieu de vie, que l’on rencontre partout, et qui, de temps à autre, ont une aventure avec un homme jeune. Erik n’avait jamais vu Julian qu’entouré de snobs, qu’ils fussent ou non jeunes. Il ne lui vint donc aucun soupçon. Il nota le numéro de téléphone de ce vendeur de polices d’assurance et le revit quelques jours plus tard dans un restaurant chinois en compagnie d’une adolescente longiligne aux grands yeux bruns. Père et fille se ressemblaient peu physiquement mais avaient la même façon d’être paradoxale : ils pouvaient être timides à certains moments puis totalement intrusifs à d’autres.

-Dès qu’il m’a parlé de vous, j’ai compris ! J’ai su que vous étiez Erik Anderson. Je connais le nom des danseurs qui ont les rôles importants au New City ballet et vous, je vous ai vu danser une fois ! Vous êtes magnifique et les critiques sur vous sont toujours élogieuses !  Qu’est- ce que je suis contente ! Ma mère va être folle car j’étais avec elle quand je vous ai vu sur scène…

Elle était intarissable :

-Vous maîtrisez l’entrechat-huit ! J’aimerais tellement…Et vos arabesques, vos pirouettes…Vous savez, je…

Son père dut la calmer. Erik promit de leur faire avoir des places et l’euphorie régna. Quand ils se séparèrent, Erik eut la légèreté de donner à ce père de famille américain, son numéro de téléphone. Celui-ci ne tarda pas à l’appeler :

-Ecoute, dès que je t’ai vu au restaurant, ça a commencé et dans ces salles pleines de toiles et de dispositifs sonores, j’essayais de penser à l’art mais il n’y avait que le désir. Tu comprends ?

-Oui.

-Je pense à toi, moi qui suis si banal. C’est pareil pour toi, hein, tu penses à moi ?

-Un peu…

-Tu vis seul, à ce que j’ai compris et…

-Non, on ne peut pas se voir chez moi.

-Tu es méfiant, je peux comprendre mais moi, je suis marié !

-Je sais mais tu ne peux venir chez moi.

-Tu es très désirable, Erik. Laisse-moi trouver une solution…

15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Une liaison secrète et inquiétante...

 

Depuis qu’il avait quitté Julian, Erik faisait preuve d’une extrême prudence et se maudissait d’avoir été aussi inconscient quand il était encore dans son appartement. Sain dans ses attitudes, régulier dans son mode de vie, il ne s’autorisait pas grand-chose mais, rieur et direct, Clive ne lui semblait pas dangereux. C’était un homme banal. Erik tergiversa encore quand il lui proposa une rencontre dans un lieu discret puis accepta.  Le studio appartenait à l’ami d’un ami et situé dans une rue perdue du Bronx, il n’attirait pas l’attention. Ils s’y déshabillèrent et s’étreignirent en silence, gémissant de temps en temps et soupirant. Quand ils eurent fait l’amour deux fois, Erik se laissa envahir par une sorte d’apaisement. Il n’avait pour intention d’avoir une liaison avec quelqu’un d’aussi terne et loin de son univers que ce Clive mais il savourait le fait de se laisser aller, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Le décor du studio était triste à force d’être banal, des affiches évoquant des stars américaines des années cinquante jouxtant de frêles étagères remplis de livres quelconques et des bouquets de fausses fleurs, mais en en ces instants-là, il lui plaisait. Toutefois, dans le temps même où, détendu, il restait allongé près de cet être sur lequel il savait très peu, il y eut une première anicroche.

-Tu fais comment ?

-Pour quoi ?

-Pour vivre ce que tu vis là. Tu as une femme et une fille.

-Ah oui…

-Comment ça, ah oui ?

-Enfin, je veux dire que je prends mes précautions et je suis sélectif aussi. Toi, tu me plais même si la réciproque n’est pas vraie.

-Qu’est-ce que tu en sais ?  Je ne me suis pas forcé pour venir ici.

Clive se leva brusquement du lit et se mit à rire vulgairement.

-Ce que j’en sais ? Bien plus que toi…

Déconcerté, Erik fut pour la première fois traversé par un soupçon. Et si ce Clive ne s’était trouvé sur sa route par hasard ? Troublé, il se leva lui-aussi et chercha ses vêtements.

-Qu’est-ce qui t’arrive ?

-Il faut que je passe chez moi avant d’aller au théâtre.

L’homme cependant secoua la tête.

-Non, tu ne sais pas qui je suis et tu n’as pas confiance. Je suis sûr que tu peux rester encore…

Il voyait juste car Erik resta, retrouvant son calme. Ils parlaient l’un avec l’autre quand le téléphone sonna dans le studio. Il fut surpris que son amant allât répondre. Ce fut une brève conversation. Quand ils se parlèrent de nouveau, Clive évoqua le propriétaire du studio.

-Tu lui plairais.

-Quoi ?

-Oui. C’est un bon copain et il a le sang chaud.

-En quoi, ça me concerne ?

-Tu prends mal une remarque de rien du tout ! Je me tais et on refait l’amour.

A la rencontre suivante, Erik se trouva face à face avec Tom, un italo-américain d’une quarantaine d’années, peu séduisant et peu souriant. Clive, qui n’avait plus du tout la même réserve, se montra direct :

-Tu sais, ne pas le remercier serait indélicat puisqu’il nous a laissé le champ libre.

 Erik eut un rire hautain. Il refusait encore de comprendre et argumenta. Il n’était pas d’accord.

-Il n’est pas question que je…

Clive eut ce même rire vulgaire qu’il avait eu, lors de leur première rencontre et Tom le regarda crûment, lui adressant une invite si crue et si directe qu’Erik tressaillit. Comme il se dirigeait vers la porte, la voix de l’italo-américain le rattrapa :

-C’est fermé. Tu ne pars pas. On va passer du bon temps.

Alors, tout devint clair. Il n’y avait aucun hasard. Sans qu’il sache comment il avait procédé, Julian s’était arrangé avec l’un et avec l’autre. Ils avaient dû se rencontrer. Stupéfait et meurtri, Erik lutta un moment contre lui-même.

-Ouvrez cette porte. On en reste là.

-Ne rends pas les choses difficiles. On a tout ce qu’il faut pour te satisfaire.

Le danseur ne sut pas pourquoi il abdiqua si vite mais il céda, sans qu’aucune violence ne fût nécessaire. Il laissa les deux hommes lui retirer ses vêtements, le caresser et l’exciter avant d’atteindre le plaisir. Ce fut long et assez vil. Puis, sans qu’aucune parole ne fût échangée, chacun se rhabilla. Tom partit le premier et Erik resta avec Clive.

-Tu connais un décorateur d’opéra, c’est cela…

-Qui te connaît aussi, oui.

-Dis-moi son nom.

Clive le lui donna.

-Pourquoi avoir accepté ce rôle ?

Clive lui jeta un regard ambigu mais ne dit rien.

-Et l’autre, le studio est à lui ?

-Non.

-Vous avez reçu une compensation ?

-Oui, c’était toi. Mais écoute…

-J’écoute quoi ?

-Je ne suis pas un mauvais type ; ton ancien ami, il m’a baratiné et donné de l’argent. Ce n’est pas reluisant, c’est clair mais quand je t’ai vu…

-Romantique en plus !

-Non, je me sens nul.

Erik eut un soupir irrité. L’instant d’après, ils étaient dans la rue et Erik se retrouva seul, son compagnon étant resté seul à l’étage.

15 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2. Se sentir vide.

 

Une image lui revint : il venait d’arriver à New York et il était allongé nu auprès de son ami, qui lui, était vêtu. Le sourire de Julian était léger mais le désir entre eux était d’une force immense. Ils se guettaient et s’attendaient. Erik pensa à un texte qu’il aimait : « Dire qu'il est beau décide qu'il le sera. Reste à le prouver. S'en chargent les images, c'est-à-dire les correspondances avec les magnificences du monde physique. L'acte est beau s'il provoque et dans notre gorge fait découvrir le chant. Quelquefois la conscience avec laquelle nous aurons pensé un acte réputé vil, la puissance d'expression qui doit le signifier, force au chant. » C'était Jean Genet. Julian connaissait ces phrases lui-aussi.

Les jours suivants, il se sentit totalement vide. Il ne pouvait parler à quiconque : qui aurait compris ? Le silence peut être assourdissant et pendant cette période, il le fut. Le jour, il travaillait plus que de mesure pour ne pas penser.  Le soir, il se préparait pour aller la représentation qu’il devait assurer et entrait en scène. La nuit, il se réveillait en sursaut et vomissait.

Il commençait à moins souffrir de cette vengeance cynique quand, sortant du théâtre un soir, quelques semaines après l’écœurant dénouement de sa rapide liaison, il appela Julian.

-Il faut qu’on parle.

-Pas maintenant.

-Quand ?

-Après-demain. Central Park. Cet endroit que nous aimions…Quinze heures. Tu peux ?

-Je viendrai.

Julian était déjà assis sur un banc à l’endroit indiqué quand il le rejoignit.

-Bonjour Erik.

-Bonjour.

-On ne va perdre de temps, n’est-ce pas ? Clive et Tom ! Tu as dû aimer le scénario ! La rencontre fortuite qui n’en est pas une, c’est bien trouvé, non ?  Et eux, ils t’ont convenu ? Avoue que ces deux types-là, ça vaut la peine !

Comme Erik ne disait rien, Julian éprouva une joie secrète car son jeune amant avait l’air abattu, et poursuivit :

-Rien à dire ?

-Si, c’était bien trouvé. Tu les connais depuis longtemps ?

-Je connais surtout Clive.

-Comment m’a-t-il reconnu ? Tu lui as montré des photos de moi ? Tu lui as donné des renseignements ?

-Oui.

-Il est réellement marié ? Il a réellement une fille ?

-Oui, ça c’est vrai ; et sa fille qui fait de la danse classique, c’est vrai aussi.

-Le studio est à toi ?

-Bien sûr que non !

-A qui est-il ?

-Là, je ne te répondrai pas.

-Tu les as vus ensuite et ils t’ont raconté…

-Oui mais sans entrer dans les détails.

-Je ne te crois pas. Clive a dû être très bavard.

-Il l’a été mais pas tant que cela. C’est un drôle de type, un profiteur.

15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Explications orageuses. Erik tourmenté. Mads.

 

Erik eut un soupir lassé.

-Au moins, tu auras compris que ta belle liberté a de sérieuses limites. Tu vois, on croit qu’on peut faire ce qu’on veut et puis non. Pas vraiment de prise de distance, mon bel Erik ! Tu es bien le seul à penser que tu as pu humilier celui qui t’aime sans avoir un retour.

Erik se tut et Julian se méprit.

-Tu n’es pas timide et tu m’as manipulé, alors, arrête ça, ce mutisme.

Le danseur se tourna vers lui et parla sans détour. Il semblait triste et refoulait ses larmes. Sa défaite était bien plus forte que ce que Julian avait imaginé.

-Je voulais te dire que je regrettais, je voulais te présenter mes excuses mais je reculais toujours le moment de le faire : et puis ton ultimatum est arrivé. Je n’avais plus le choix et je suis resté perplexe, ne sachant pas comment tu ferais. Et puis tout est arrivé d’une manière confondante. J’ai eu un doute à un moment, puis non.

-Je ne t’ai pas menti sur la marchandise ! Hein, toi qui aimes le sexe un peu brutal…

-J’ai bien aimé car c’était Clive. Il n’est pas sans morale. Comment se sent-il maintenant ?

-Tu l’appelles, il arrive ! Ce n’est pas ce que tu veux, j’imagine.

-Non.

-Mais je sais que tu vas relier tout cela à ce pilote de ligne qui t’a fait du mal, jadis ! Comme ça, tu plaideras ta cause.

Erik n’esquiva rien : il parla. Il restait triste et défait mais il faisait face.

-Il y a eu un lien, oui. Mads, je l’ai rencontré avant Sonia mais pendant un moment, je les ai vus conjointement, très peu de temps en fait. Tu te souviens de Cristiana ?  Maintenant, c'est un quartier très refait, plus à la mode. Il ne l'était pas tant que cela quand je me suis mis à y aller beaucoup. Il y avait beaucoup d'hôtels et de restaurants bon marché. J'avais dix-huit ans et pour la première fois de ma vie, je vivais seul. Ça me grisait. J'avais tout un tas d'amis et on allait toujours dans le même café. C'est là que j'ai commencé à le voir. On se croisait. J'ai appris qu’il était commandant de bord. Entre deux voyages, il venait avec des amis à lui. Ils ne buvaient pas beaucoup, semblaient bien s'entendre. Ils dînaient et riaient. J'ai commencé à sentir ses regards et ça m'a troublé. Il avait une façon de faire…Il semblait avoir oublié ma présence puis tout d'un coup il me regardait droit dans les yeux et m'envoyait des messages. Ce n’était pas vulgaire.  On s'est observés pendant deux mois. Et puis une fois, il a fait très mauvais. Une journée d'hiver particulièrement neigeuse. J'avais rendez-vous au café mais mes deux copains se sont décommandés. J’ai eu comme un pressentiment : il fallait que j’y aille. Vu les intempéries, ça s'est révélé compliqué mais il était là, seul lui-aussi. J'ai été comme électrisé. Il m'a fait signe de venir m'asseoir à sa table et j'y suis allé.  On a parlé un peu et il m'a dit qu'il habitait à côté. C'était une invite claire mais ça m'a plu. Il m'a embrassé dès que la porte a été refermée et m'a pris presque tout de suite. J'ai beaucoup aimé. Il a très bien fait les choses. Je l'ai revu souvent. Je me suis senti amoureux. Peut-être que je l’étais. Il était polyglotte, et grand voyageur et il avait beaucoup lu. Il était à la fois tendre et intransigeant et j'aimais cela. Dans l’amour physique, il était très directif. Et puis, il a montré un autre visage et j’ai eu envie qu’il meure.

15 avril 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 2. Evoquer Mads, l'homme qui a fait du mal.

 

 

Julian, qui l’écoutait, le contempla avec surprise.

-Il avait divorcé, sa femme l’avait trouvé au lit avec un type, sa fille ne lui parlait plus. Il avait des problèmes d’argent. Son ex-femme le harcelait. Il m’a raconté tout cela et je ne savais pas quoi faire, quoi dire…Je le voyais beaucoup. Physiquement, c’était très fort et ça me suffisait. Ses déclarations d’amour, ses vœux pour l’avenir, je ne savais ce que je devais en faire. Elles me tétanisaient. Il devenait véhément…Sonia n’était pas encore arrivée dans le corps de ballet. Je ne savais pas qu’elle me repérerait très vite, que je serais pour elle l’objet d’un enjeu. Si je l’avais su, j’aurais été moins véhément avec lui !

Il secoua la tête.

-Il m’a poursuivi à la fin, il était tout le temps après moi. Il m’attendait devant le théâtre, devant chez moi. Il commençait à comprendre pour elle, oui, c’est ça, il se rendait compte et ça lui était insupportable. Il le disait d’ailleurs que ça et le reste, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Si j’avais su, si j’avais su ce qu’il ferait, je n’aurais pas…non, je n’aurais pas fait comme ça…

C’était une longue confession mais Julian ne faisait rien pour l’interrompre, rendant plus vive la souffrance d’Erik.

-Il est resté seul chez lui plusieurs jours de suite, puis il s’est pendu. On ne l’a pas trouvé tout de suite. Quand je l’ai appris, j’ai été terrifié. Il avait dit qu'il se tuerait car je le rejetais et il l’avait fait ! Comme ça me poursuivait, j’ai vu un psychologue, un médecin. Il n’en est pas sorti grand-chose. Plus tard, j’ai appris qu’il avait des dettes, qu’il n’avait plus de travail car il buvait et qu’il était déréglé mentalement. C’était peut-être de simples menaces ! Il s’était tué pour un autre motif. Mais tu vois, même si a bien des moments, c’est à cette version que je souscris, la première continue de m’interpeller…

-Tu pensais que tu risquais de m’insupporter à un tel point que j’en perde le goût de vivre ?

-Il me voulait beaucoup et tout le temps et toi, tu t’es mis à faire pareil. Je le redoutais mais tu l’as fait. Il y avait cette violence invisible qui sortait sans cesse de lui et qui me donnait envie de frapper. Toi, c’était plus insidieux mais tout aussi insupportable. Il fallait créer le désordre.

Erik tourna son visage vers le décorateur qui le trouva tourmenté mais douloureusement beau.

-Tu es un enfant ! Tu l’as exaspéré mais pas poussé à mourir ! Et je doute d’avoir été aussi véhément ! Qu’est-ce qui te rendait si enragé ?

-Tu prenais possession de moi, je viens de le dire.

-Je m’occupais de toi, c’est différent. Enfin Erik ! Tu n’étais pas indifférent à ce que j’étais. Cette ingratitude soudain !

-Tu allais trop loin. Je ne suis pas à toi.

-Et quand bien même, ta réaction ! Quelle violence !

-Oui, Julian. Je sais.

Leurs visages étaient désormais proches et Julian sentait plus encore la dérive de son jeune compagnon. Quand celui-ci planta ses yeux bleus dans les siens, il retrouva son trouble ancien et le cacha. Cette qualité de bleu, si pâle et si belle, ces cils blonds…Il n’était plus si facile de haïr…Erik commença à parler d’une voix peu sûre et un peu feutrée.

-Donc maintenant, je peux m’excuser ?

-Oui.

-Alors, je le fais.

Comme Julian restait interdit, plus parce que la sincérité du danseur l’atteignait de plein fouet que parce qu’il le croyait double, Erik fut décontenancé. Ses excuses tombaient-elles dans le vide ? Il se mit à pleurer et cacha son visage dans ses mains. Le décorateur se sentit bouleversé :  la cruauté appliquée à l’être aimé n'engendre que la désolation. Il regrettait d'avoir puni Erik de cette façon, et d'avoir pris de plaisir à le faire.

-J’accepte tes excuses mais elles ne résolvent pas tout. Tu as tenté de toucher à mon image publique et ça, c’est une absence de respect ! Nous nous connaissions. Ta violence me restera en mémoire. Et ta duplicité aussi. Tu m’as dit que tu m’aimais…

-Je ne t’ai pas menti. J’ai eu tort.

-Soit. Cette fois, je te crois, Erik.

Le jeune homme s’apaisa.

-Que vas-tu faire ?

-Je me perds un peu ici : tout ce travail, cette pression, le fait qu’il est interdit de décevoir sur scène. Mais j’ai perdu mes axes : il me faut les retrouver et ça ne passe pas forcément à New York.

-Tu as un projet précis ?

-Non mais il faut qu’il y en ait un ; tu te souviens des deux personnes qui m’ont formé au Danemark ?  Irina et Oleg. Ils me parlaient de Nijinsky, des Ballets russes. Lui qui avait été un de mes formateurs, je l’ai perdu de vue mais elle, elle me parle. Si on monte les ballets du grand danseur russe, cela se fait sans moi ; on ne m’y programme pas ou pas assez. Il y a quelque chose qui ne va pas.

 

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Tensions et apaisement. Julian et Erik.

 

Toute dureté disparut du visage de Julian. Le danseur, son danseur, était un homme à la fois très seul et redoutablement fort.  Posant sur le jeune homme défait un étrange regard non dénué de compassion, il dit :

-Et il faut y remédier ?

-Oui. Il faut le faire.

-Tu as dû être tourmenté, mon Erik mais on dirait que tu n’es plus dans la confusion.

-Je n’y suis pas sur scène. Je vis !

-Alors, c’est sur cette terre… Il va bien falloir que des réponses t’apparaissent car là, il y a beaucoup de questions...

-J’attends ; quelque chose va arriver.

-Tu penses ?

-Oui.

Erik, qui s’était apaisé, se leva.

-Je regrette, Julian. Je n’arrivais pas à avoir avec toi une relation normale et j’étais excédé.

-Il ne faut pas confondre la normalité qu'on tente d'ériger en modèle et ce que nous sommes. Tu crois que ce qui vient de nous arriver rien à voir avec l'amour ? Pour beaucoup de monde, non mais pour moi, si.

-Franchement, je ne sais pas.

-Ta carrière est très belle. Et tout en toi est beau. Si beau. Ne l'oublie pas. Je t'admire. Au revoir bel Erik.

-Au revoir Julian.

Erik mit longtemps à rentrer chez lui. La circulation n’était pas si dense mais il ne dansait pas ce soir-là et voulait errer sans but. Quelques semaines plus tard, il était dans une belle librairie new-yorkaise et il lut dans un roman dont il fit l'achat une phrase qui le troubla profondément :

« La honte n'a pas pour fondement une faute que nous aurions commise mais l’humiliation que nous éprouvons à être ce que nous sommes sans l'avoir choisi, et la sensation insupportable que cette humiliation est visible de partout. » 

C'était une journée d'octobre assez belle, avec un arrière-goût d'été indien. Renversant la tête en arrière pour que le soleil caresse son visage, il pensa à Julian et à lui-même et il dit : « oui, bien sûr que oui ! ».

Dans le même temps, il lui sembla entendre le Bostonien au visage dur. Il ne prononçait qu'une seule phrase, toujours la même et il disait : « Je t'aime ». Et, chaque fois qu'il la prononçait, tout le monde se retournait. Ce devait être aussi parce que lui, Erik, disait, de gré ou de force, « Je t'aime aussi ».

 

Après cette entrevue, Erik fut triste d'emblée et cela se vit. Il alla aux entraînements et aux répétitions et évita de penser. Il fit de même des jours durant. Le midi, il prenait un en-cas avec des danseurs, et le soir, il rentrait en bus, car c'était plus long et qu'il appréhendait de se retrouver seul. L'automne semblait déjà fini, à croire que l'hiver voulait prendre très tôt le pouvoir. Il buvait du thé très chaud sous sa couette en regardant des émissions dont il ne savait pas le nom et quelquefois, il acheta du vin et des alcools forts et but beaucoup. Longiligne, blanche, avec son œil gauche auréolé d'une grande tâche rousse, Isabel le rappelait à l'ordre. Le voyant boire dans l'obscurité, elle miaulait et se frottait à lui avant de le mordre. Comme elle enfonçait davantage ses crocs dans son poignet, il la tapa. Elle gémit et il eut mal. Il alla la chercher sous le fauteuil où elle s'était réfugiée et il la câlina en retenant ses larmes.

-Tu vois, lui dit-il, quand tu vis ce que je viens de vivre, ça veut dire que tu es mauvais au dedans de toi !

La chatte posait sur lui sur lui ses yeux jaunes ;

-Il y avait des choses en moi, tu sais, je pensais qu'elles seraient bien cachées. Mais il y a des gens qui sont patients, ils creusent longtemps et ils trouvent, ils trouvent ce que tu ne voulais pas montrer.

La chatte, blottie contre lui, ronronnait :

-Toi, tu es tout d'une pièce ! Moi, plusieurs pièces !

Il caressait la tête de sa chatte :

-On me dit d'être bon danseur, très bon danseur même. On me dit d'être beau. On me demande d'aimer les femmes car c'est plus normal mais d'assumer mon attirance pour les hommes car je ne dois pas mentir. Je suis atteint quand on est cruel mais je ne dois pas le montrer parce qu'ils attendent de moi que je sois un danseur inaccessible à tout sentiment négatif. Je dois être l'ange qui garde un des temples de l'Art. Ta vie est simple, Isabel, on change ?

Elle dormait près de lui en boule qu'il parlait encore. Il perdit le sommeil mais était prêt à la bonne heure pour partir et il prenait le métro.

-Personne ne doit plus prêter attention à moi et de toute façon, je suis devenu transparent !

Il continuait de travailler, d’enchaîner les exercices puisqu'on le lui demandait et au moment des pauses, il restait seul.

-Transparent.

Pendant les répétitions, il se concentrait. Pendant les représentations, il était ce qu'on voulait de lui : parfait. C'était les dernières du Sacre et il fut soulagé que les représentations s'arrêtent, non parce que le succès n'était pas au rendez-vous mais parce qu’hors de lui-même, il craignait de décevoir. Le soir de la dernière, il se dit fatigué et rentra chez lui. Il ne dormit pas cinq minutes. Le lendemain, il était en pause.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Temps difficiles.

 

Une bonne nouvelle lui était parvenue portant. Alors qu’il se plaignait de ne pas danser de rôle de Nijinsky, voilà qu’on lui attribuait le Spectre de la Rose !  Ragaillardi de façon momentanée, il continua de tenir son rôle : celui d'un des meilleurs danseurs de la troupe mais il s'effritait, tombait. Il le sentait. Lui, le sentait. Les autres voyaient le travail acharné, la technique impressionnante et la grâce et bien sûr, la réputation. Mais il savait qu'on ne tarderait pas à parler...Nuit, jour. Jour, nuit. Tu ne vas pas bien, pas bien. Chez toi, tu es seul. Tu es tout de même bon un danseur ! Difficile de trouver à redire contre toi mais déjà, tu n'es plus si... Quand on est membre d'un des corps de ballet les plus prestigieux du monde, on n'a droit à rien. Alors, les signes arrivent...

-Aujourd'hui, pas bon.

Isabel ronronnait.

-Mais écoute-moi ! J'étais mauvais !

Elle posait sur lui ses yeux tendres, miaulait :

-Ah ? Tu es hypocrite, tu ronronnes !

-Ne me console pas pour rien !

-Isabel...Mon petit livre d'anglais.

Il restait silencieux. Rien. Rien. Puis, ne dormant plus, il fut tenté. Julian devait avoir raison. Animal. Aimer la boue, chercher la nuit ?  Le rappeler son ancien amant pour lui dire où il en était ? Non, il ne pouvait le faire. Trouver des doubles de Tom et Clive ? Il l’avait fait des semaines durant. Ce ne serait pas difficile de recommencer même si c’était vain.  Je m'appelle, je ne m'appelle pas. Je sais, je ne sais pas. Je suis beau, jeune, viens. Aucune importance. De l'importance d'être transparent. Toi, lui, viens. Ou encore lui et lui. Pas sommeil. Pas froid. Endurant, tant mieux. Précaution ? Quelle précaution ? Brun, oui, blond, oui, petit, oui, grand, oui. Quel Erik ? Ah, Danois ? C'est où exactement ? Pas en Amérique ? Rien, transparent. Aucune importance. Non, derrière n’importe quel visage, il sentirait la présence de Julian.

-Tu as une âme de poète et eux-non ! Isabel, je ne dors plus ; la couleur blanche de la nuit ! Je ne connaissais pas. Au Danemark, je dormais, je voulais toujours dormir. Tu sais, un jeune danseur qui veut réussir un concours, il dort ! En Angleterre, je m'endormais si facilement et ici aussi !  Je deviens comme toi, la nuit je regarde mais je n'y vois rien. Isabel ?

La nuit, la chatte dormait peu ; blottie contre lui, elle le regardait, ronronnait souvent, lui léchait le visage et les mains.

Un jour, lors d'un entraînement, Il s'arrêta au milieu d'un exercice. Il allait tomber. Il fit signe qu'il quittait la salle. Les répétitions du « Spectre » allaient commencer. Wegwood le dirigerait comme dans le Sacre. Il était sûr du chorégraphe et de son talent et, quand il avait su qu'il danserait l'un des rôles phare de Nijinsky sous sa houlette, il avait été heureux. Il y avait des semaines de cela. C'était avant le Bronx...Il rentra chez lui et prit des médicaments pour dormir. Il n'avait plus le choix. En fin de journée, il partit se promener dans Central Park et se sentit étrangement heureux. Il dîna seul dans une brasserie chic et se prépara à rentrer seul à pied. Il n'était pas très tard, à peu près vingt et une heures.  Un homme d'une cinquantaine d’années dînait dans le même lieu et Erik dut se retenir pour ne pas rire. Cet homme, c'était Julian dans vingt ans, portant encore beau malgré un corps alourdi et un visage ridé, les cheveux soigneusement ondulés par un coiffeur chic et les mains manucurées ne suffisant pas à cacher le désastre. S’il attirait son attention, il était sûr qu’il lui ferait des grâces. Il dut se retenir pour ne pas le faire et se sentit plus malheureux encore.

7 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2. Jennifer, la danseuse qui condamne Julian.

 

 

Jennifer, qui avait souvent été sa partenaire sur scène, se rendit compte du désastre imminent et vint le voir.

-Il faut que tu arrêtes.

-Que j’arrête quoi ?

-De ne pas dormir, de t’en vouloir.

-De quoi tu parles ?

-De Julian Barney, de qui d’autre ! Ecoute, on est plusieurs à s’inquiéter. Arrête quand il est temps.

-Qu’est-ce que Julian a à voir là-dedans ?

Jennifer hocha la tête. Elle était consternée.

-Sais-tu qui sont les Barney ?  A priori, non mais moi, je le sais. J'aurais dû t'en parler bien avant. Ils sont malades. J'ai vécu à Boston et quand je n'avais pas d'argent, j'ai eu des petits boulots ; tu sais, j'ai fait la bonniche pour une Miss Barney qui doit être une de ses tantes ! Rien que d'y penser ! Beacon Hill. Ils ont des maisons superbes, très Nouvelle-Angleterre. Ils sont riches, brillants. Au début, je pensais que les parents de Julian n'étaient pas les pires car eux, ils ont des galeries d'art, des boutiques d'art ! Seigneur ! Tu n'as pas idée. Bien-pensants et mesquins, racistes, orduriers ! Il n'a pas dû s'amuser ton « Julian » entre son père snob, adultère et humiliant et cette cinglée qui ne manque pas une occasion de vanter les Préraphaélites et décore tout en rose bonbon ! Son choix c'était l'Art bien sûr d'où sa brillante présence au Met. Et pour les options obligatoires, il avait le nombrilisme, pardon, le narcissisme et la pédérastie. En option facultative, il a suivi la famille, il a pris la cruauté ; déjà, ça donne la tendance.

-Je ne le vois plus.

A nouveau, elle fit un signe de tête négatif :

-Il te dévore ! Julian Barney ! Il t'a humilié, Je ne suis pas la seule à l’avoir compris. Ça n'a rien à voir avec toi, Erik, rien. Ce ne sont pas tes préférences affectives ou sexuelles qui sont en cause. Tu fais tes choix et ils te regardent. Mais quelqu'un comme lui ! Il est tellement pervers !  Tu arrives dans sa vie, tu n'es pas américain, tu es si blond, si exotique !  Tu le trouves gentil mais qu'est-ce que tu veux qu'il fasse ? Jamais il ne sera comme toi, jamais ! Tu es un danseur et un grand danseur ! Enfin, il n'est pas idiot, ce que tu es capable de faire, ta technique, ce don que tu as, ces émotions qui te traversent, ça le dépasse, tout intellectuel et snob qu'il soit ! Erik, regarde ce que les critiques disent, ce que Martins dit, ce que nous te disons ! Quand tu es programmé, la salle est comble. On se lève pour t’applaudir : tu es absolument magnifique. Je t'assure. On en tombe à la renverse ! Et lui, qui ne sait que flatter les divas, il se raccroche au fait que tu es venu vers lui, que tu as été tendre. Il est radieux. Mais si tu lui tournes le dos, il sait qu'il est un Barney : il t'atteint, dans le dos si possible et il te met à terre. Et le pire est qu'il est capable de verser une larme tout en se persuadant dès le lendemain que si quelqu'un est en cause, c'est toi !

Erik savait qu'elle avait raison.

-Il y a des choses sur ma sexualité, sur lui, sur moi ; enfin, tu ne sais pas. J'ai un lien spécial avec lui...

Elle cria presque.

-Ne le laisse pas t'atteindre ! Un lien spécial ! Écoute Erik, tu me peux me prendre pour une jeune femme jalouse et franchement quand on est sur scène avec toi, que l'on donne le meilleur et qu'on te regarde, il y a de quoi te jalouser. Je n'ai ni ta beauté, ni ton charisme. Je n'ai pas de dons particuliers dans la vie et je ne passe ni à la radio, ni à la télé ; ma carrière de danseuse ne sera pas si longue. Tu peux retenir tout cela contre moi et je le comprendrais mais je serais contente si j'ai atteint un objectif : te convaincre que ce type est foncièrement détraqué. Remplis ton contrat ici et fais-toi inviter ailleurs ; avec ta carte de visite, de toute façon, ce ne sera pas compliqué. Barney, il sait faire Boston- New-York et vice-versa ; les capitales européennes, il n'y tient pas longtemps. Prends du champ !

-Jennifer, tu es avisée, je pense ; cette ville m'étouffe maintenant.

Il n'en dit pas plus et elle l’enlaça doucement, il l'embrassa sur le front. Plus tard, il pensa que si, sur de nombreux points, elle avait vu juste, sur d'autres, elle avait frappé dans le vide. Il est des mises en garde inutiles. Barney était certes un grand-bourgeois au caractère affirmé mais il ne voyait pas en lui un monstre. Il se montra distant et elle comprit le message.

<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 > >>
Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
Archives
Derniers commentaires