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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
17 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2.

 

5. Erik face à lui-même. Retrouver une vie libre.

Après une violente dispute avec son compagnon, Julian Barney, Erik se retrouve seul. C'est le moment de participer à un festival de danse, d'emménager dans un loft et d'y recevoir Claire, sa mère qui arrive du Danemark. Libéré, Erik est malgré tout angoissé. Celui qu'il a malmené se vengera.

Il rejoignit David et Barbara, des danseurs du ballet qui acceptaient de l'accepter de le loger quelques temps et tout fut facile. Ils vivaient dans le Queens, quartier qu'Erik ne connaissait pas et qui lui permet de changer d'atmosphère et il découvrit le côté pénible des transports en commun. Toutefois, ces trajets longs et répétitifs, ne durèrent pas.  La saison du corps de ballet prenait fin à New York et toute la troupe allait au festival d'été à Saratoga.

Ce festival, d’une brève durée, était une tradition et les représentations du NYCB y étaient très suivies. Beaucoup de danseurs logeaient ensemble, partageant un hôtel une maison qu'ils louaient. Certains faisaient la navette. Erik choisit de rester dans la ville. Celle-ci n'était pas immense pour qui faisait référence aux standards américains ; elle était prospère et assez paisible. C'était un joli lieu de villégiature. Il trouva un hôtel amusant, une de ces grandes bâtisses qui fleurissent en Nouvelle-Angleterre et évoquent tout à la fois le château médiéval, sa réplique hasardeuse et une vaste maison de maîtres qu’Edgar Poe aurait pu évoquer et y élit domicile. Les chambres y étaient immenses et coquettes et leur décoration un peu ancienne le ravissait. Pendant plusieurs mois, il avait vécu dans une des parties les plus chics de Manhattan. L'appartement de Julian était superbe et tous les lieux qu'il avait pu voir, résidences, maisons, appartements, salons de beaux hôtels, quand ils sortaient tous deux ou répondaient à une invitation, étaient de la même veine élégante et pleine de classe. Aussi, cette petite ville résidentielle avec son centre-ville cossu, son beau parc, sa belle salle de spectacle et ses vestiges historiques le ravit-il. Émilie, une danseuse de la troupe, descendit dans le même hôtel que lui et lui tint compagnie. Il ne la connaissait pas vraiment mais elle était d'un contact agréable. Parler de tout et de rien avec elle était plaisant d’autant qu’ainsi, il évitait de penser. La façon dont il avait rejeté Julian avait été violente et le décorateur, il le savait au fond de lui, ne méritait pas un tel affront. Il n'y avait qu'à regarder la façon dont celui-ci l’avait reçu à son arrivée et ce tact dont il avait fait preuve en lui laissant son appartement pour aller vivre ailleurs. Même quand il l’avait outragé, cet homme l’avait soigné. Il n’avait aucune raison logique de le rejeter ainsi. Et il le savait. Il admirait toujours autant sa culture et son élégance et s’en voulait. Cet homme hautain que le malheur cassait et qui retenait ses larmes…Mais non, il ne fallait pas se retourner !

17 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Festival de danse, solitude et contentement. Erik.

 

 

Pendant le festival, il put constater que sa réputation, sans être totalement établie, lui valait une certaine reconnaissance et des applaudissements nourris. Ainsi, les choses avançaient-elles...Quand les représentations furent terminées, les vacances prirent leurs droits ! Le jeune homme qui s'était trouvée brusquement dans une situation nouvelle, n'avait rien prévu. David et Barbara le décidèrent à rester avec eux et Jennifer, sa partenaire dans Roméo et Juliette, se joignit à la troupe. Des États-Unis, Erik n'avait vu que New York, qu'il connaissait assez bien, Boston, que Julian lui avait fait découvrir Cape Code où il était allé plusieurs fois avec lui. La campagne et les villes moyennes, qu'elles fussent ou non portuaires, lui étaient inconnues. Il trouva donc plaisant, après avoir goûté le calme d'une petite ville du nord de l'état de New York, de rejoindre Portland et ses environs. Deux semaines durant, il fit des randonnées à vélo, de la marche, et des photos dans les petites villes de la côte est où ils s'installaient. Il fit du bateau, il cuisina. La campagne américaine, quand l'été la prenait en charge, pouvait être radieuse et, loin de New York, il était agréable de courir, de marcher dans les forêts, de faire du cheval et de nager. Erik s'amusait des remarques de ses amis. Ils trouvaient la mer froide, l'été inclément. Ils appelaient la chaleur, les plages ensoleillées. Lui, avait grandi au Danemark et ce qu'il disait faisait rire les autres ! Il aimait la légèreté de ces jeunes américains, si prompts à se mettre en short, à jouer avec lui au tennis et à faire le soir des dîners à la guitare sur la plage. Rieur, bavard, il était de tous les projets. Il allait avoir vingt-six ans et se sentait, après des mois difficiles, redevenir jeune. Ce fut une belle période brève. Il revint apaisé à New York. Ne voulant pas encombrer Barbara et David, il se lança dans la recherche d'un logement. Ses trois amis l'accompagnèrent et donnèrent leur avis. Un beau studio fut trouvé « parfait comme garçonnière pour un danois sexy émigré aux États -Unis » mais il l'écarta. Un petit appartement jouxtant la partie la plus calme d'Harlem lui valut des conseils enthousiastes car il était « joli et lumineux » mais il ne le retint pas. Enfin, après de multiples recherches, il trouva ce qu'il voulait dans le sud de Manhattan. C'était un grand local au dernier étage d'un immeuble et en fait il ne s'agissait que d'une seule pièce, il est vrai, très grande.  Personne ne comprit. Cuisine et salle d'eau étaient à part mais Erik voyait un bon œil de rattacher la cuisine à la grande pièce. En fait, dans un même espace, tout serait intégré. Il pourrait dormir, recevoir et travailler, sans qu'aucune cloison ne délimite divers espaces de vie.  Tout était très lumineux, de grandes baies vitrées ouvrant sur la rue. Les lofts, qui devaient être prisés plusieurs années après, ne l'étaient pas encore, si bien que l'idée d'Erik surprit. Il tint bon cependant et s'installa dans son grand « couloir désert » comme lui fit remarquer Barbara. Il se plut à dire qu'il ne vivrait pas loin de Times Square mais ses amis plaisantèrent en disant qu'en fait, il était en réalité plus près de Penn Station. Son ami David se moqua gentiment de lui.

-Bon, c'est la 31° rue et tu peux aller à pied à Madison Square Garden. Tu n'es pas en effet pas très loin de Times Square mais l'ambiance est, on va dire, différente. En termes clairs, tu n'es pas chez les Riches !

Jennifer trouva l'idée magnifique et décida d'aider Erik. Très bonne danseuse, étoile, la jeune femme venait du Maine et était une travailleuse hors pair. Erik aimait qu'elle fût amicale et directe. Brune, jolie, elle avait des yeux bruns pailletés de vert. Elle évoquait en riant l’ahurissement de ses parents face à son goût de la danse classique. Ils ne comprenaient toujours pas comment elle avait pu devenir étoile !

-Je vais t'aider à décorer ton « chez toi » Erik, si tu veux.

Il voulait bien, oui. Jennifer était la seule à ne pas se laisser décourager par l'endroit : ce grand hall avec des murs immenses !

-Tu vas laisser comme ça ?

-Oui.

-Avec ces grandes poutrelles métalliques ?

-Oui !

-On va t'aider à peindre ce qui peut l'être ! Et peut-être pour le sol...

-C'est gentil ; ne t'inquiète pas pour le sol. J'ai des idées.

Erik avait de l'argent. Il fit ce qu'il fallait pour payer les travaux et racheta des meubles à des particuliers désireux de vendre à bas prix pour meubler son logement. Au final, il créa un bel espace. Les briques étaient restées mais il avait mis en valeur les grandes baies vitrées sans rideaux. Un faux parquet était posé et les espaces avaient été définis. Grand lit et tables basses ; la chambre ; longue table et chaises, buffet et vitrines, le tout d'inspiration scandinave : le salon. Il y avait de grandes étagères pleines de livres, un canapé, de grands fauteuils. Le plus surprenant était la présence de miroirs et d'une barre. La cuisine était basique et la salle de bain aussi. Il y avait des tapis au sol, tous brun et orangé. Près du coin chambre, il avait créé un mur d'images avec des photos des siens, du Danemark, de danseurs et de spectacles qu'il aimait. Dans les vases, il y avait de vraies fleurs, toujours renouvelées et comme il avait trouvé une chatte errante, il lui consacra un espace près d'un grand canapé. Cette chatte, toute blanche, avait autour de son œil droit une vaste tache rousse. Il l'appela Isabel. David fut curieux :

-« Isabel » mais pourquoi ? »

-« Isabel got red hair. Isabel's a red hair ». Dans mon livre d'anglais, quand j'étais petit, il y avait ces phrases. Elles me sont restées, donc elle s'appelle comme ça. Dans mon livre, il y avait des dessins de chat.

17 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2. Un beau loft pour Erik.

 

Quand ses amis ou connaissances vinrent, ils furent impressionnés. C'était un beau lieu. Comme il manquait à Erik, de la vaisselle, du linge, quelques objets surprenants et du mobilier, ils chinèrent avec lui. Erik ne s'était jamais préoccupé de brocanteurs possibles à New York mais il apprit qu'il en existait beaucoup, notamment dans Manhattan. Il se le tint pour dit et fit avec la fête avec beaucoup de danseurs quand son beau logement fut prêt. L'été était fini et une nouvelle saison commença.  Il était toujours sous contrat et Jerome Robbins l'avait programmé dans des œuvres qu'il avait créées lui-même. Il voulait le faire travailler sur les Variations Golberg, ballet qu'il avait mis en scène en 1971, Moother Goose qui datait de 1975, The Dreamer qu'il avait montré au public en 1979 ainsi que dans Gershwin concerto qui datait de 1982. Enfin, il le voulait dans un ballet qu'il avait créé avec Twyla Tharp et dont il souhaitait la reprise : Brahms/Haendel. Ceci ne pouvait constituer toute la saison du corps de ballet mais quand il se vit ainsi programmé, Erik fut joyeux. Cette seconde année s'annonçait bien. Il voulait rester aux USA et entama les démarches qui lui permettaient de le faire. Il projetait d'acheter le grand « domaine » qu'il s'était inventé à New York et il lui fallait, pour cela, stabiliser sa situation. Il s'y employa. En attendant, il investit totalement son appartement. Il s’y entraînait. Il avait un miroir, une barre et une lumière magnifique. Que pouvait-il vouloir d'autre ? Quand il dansait, Isabel souvent surprise d'avoir été réveillée, s'étirait et ronronnait en le regardant. Il riait aussi. Dans l'air gris-bleu des journées new-yorkaises, il se sentait bien. Seul. Seul. Si bien ! En septembre, il revit le public et jusqu'à juillet, cela ne cessa pas. Il dansait. La mer bouge, le vent souffle, la flamme d'une bougie ne s'éteint pas. Il dansait. Quelquefois, il dînait avec Emilie, sa jolie interlocutrice de l'hôtel à Saratoga. D'autres fois, il courait ou nageait dans des piscines d'hiver avec David et Barbara mais il aimait surtout passer du temps avec Jennifer. Ils continuaient. Ils faisaient du patin à glace, de la marche et même de l'escalade avec lui ; ils allaient au cinéma. Ils essayaient de cuisiner japonais et riaient de leur défaite et quand ils cuisinaient danois, le poisson étant à l'honneur, Isabel sortait de sa retraite et les observait en ronronnant. Délivré, content, Erik était apaisé. Cependant, le Danemark lui manquait beaucoup et il fut heureux, une nuit, de recevoir, à une heure invraisemblable, un appel d'Irina.

-Jeune danseur, je n'ai pas été courtoise un temps mais vous connaissez mon admiration non conditionnelle ...

-Madame, mais le temps passe. Ne vous inquiétez pas.

-Vous avez compris ce qui doit l'être.

-J'ai compris ? Je l'espère. Je suis à New-York mais le reste est incertain.

-Incertain ? Non. Vous les voulez les ballets qui vous tentent et vous les aurez ! Et puis, vous les inventerez !

-Je voudrais les ballets de Nijinsky. Je veux le Faune.

- Évidemment. Mais vous voulez bien d'autres choses. Insistez, Erik !

-Je m'installe ici. Je suis étranger. Seul.

- Non. Laissez ces inquiétudes-là. Vous êtes un danseur.

- « Un » ou « Le » Danseur ? Je veux dire, pour vous...

-Pour moi, vous êtes « Le ». Restez-le. Pour les autres, vous pouvez le devenir. C'est important. Et pour les Ballets russes, ne lâchez-pas !

- Non, madame.

-Prenez-soin de vous, je suis sincère !

Il fut heureux. Puis sa mère s’annonça. Elle lui manquait infiniment, celle qu'il voyait encore comme la jeune femme de son enfance, jolie et têtue. Elle n'aimait pas mentir, il adorait cela chez elle et elle était tendre, avisée, bavarde souvent et observatrice. On était mai 1986. Il alla la chercher à l'aéroport Kennedy et quand il la vit apparaître, en jeans, avec une belle veste de demi-saison prune et rose, des bottines au pied, il la trouva si blonde et si heureuse qu’il ne put s'empêcher de rire tendrement.

-Maman !

-Tu es venu me chercher en voiture, j'espère !

-Non, en taxi.

-Magnifique, Erik ! Les taxis new-yorkais et la télévision danoise, tu connais le problème. Moi, je voulais arriver dans un feuilleton. On était dans un taxi et il y avait une poursuite...Je m'amuse !

-Je ne pense pas qu’on nous poursuive mais si tu aimes les taxis newyorkais, le rêve américain commence !

-Oui !

Le chauffeur conduisait prudemment et elle regardait autour d'elle. Elle était venue plusieurs fois aux États-Unis quand elle était plus jeune mais tout semblait la surprendre. Elle parlait vite et en français. Il débordait d'amour pour elle. Elle était la jeune mère du premier appartement, la maquilleuse, la lectrice des autres temps. Il était toujours étonné de lire des témoignages de jeunes hommes ayant eu des problèmes avec leur mère. Avec la sienne, c'était facile. Elle parla de Kirsten qui voulait le voir aux USA, d'Else qui était mannequin en Allemagne et gagnait bien sa vie et de Marianne qui qui ne s'en sortait pas très bien comme comédienne. Elle parla de Svend aussi. D'Erik, il était fier. Elle fut admirative.

-Tout le monde t'écrit !

-Je réponds ! Je réponds toujours !

17 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Claire et son fils Erik.

 

Quand elle vit son loft, Claire fut surprise puis charmée : au fond, en utilisant les meubles en bois clair et en jouant sur la lumière, son fils n'était pas loin du Danemark. Elle adora la partie chambre, la partie living, la barre et les miroirs. Dans toutes les maisons, on mettait des cloisons et on créait des compartiments. Dans un espace comme celui-ci que créait Erik, on pouvait aller et venir et la lumière était là toujours, c'était bien. Des séparations factuelles étaient créées par des étagères, une draperie. On pouvait donc dormir et rêver sans crainte d'être observés. La ville, trépidante, s'entendait peu et le ciel, à cette hauteur, prenait le pouvoir.

- Il y a un ascenseur, normalement ?

-Oui et il fonctionne ! Sinon, ce serait le Royaume des cieux, ma chère maman !

Il lui dit de lui parler en danois tout autant qu'en français et elle le fit. Les inflexions du danois lui manquaient et sa nostalgie, qu'il ne définit pas vraiment, émut sa mère.

-Tu te souviens, ta méthode pour apprendre le danois quand tu es arrivée à Copenhague. Tu m'as lu les phrases... » Han er glad » pour « je suis content » et « han er amerikansk » pour « je suis américain ». C'est moi, maintenant : je vais devenir américain. Parle-moi, comme là-bas ! Je regrette le Danemark. Je voudrais être là-bas mais ici ma carrière, ici, est en plein essor !

-C’est très bien ! Tu as eu un tel acharnement !

-Tu viendras me voir. C'est une très belle salle. Y danser est un privilège !

-Oui, je viendrai et on ira partout !

Et ils furent contents. Claire, pendant les quatre semaines qu'elle resta, ne fut jamais pesante. Elle avait établi la liste de ce qu'elle voulait faire et s'y tint. Les amis d'Erik la trouvèrent charmante et ils la prirent en charge quand ils le purent. Erik visita Manhattan à pied avec elle et elle sembla curieuse de tout. Elle était saine, pensait Erik, saine et forte. En même temps, elle était directe. Un soir qu'il dînait ensemble dans l'appartement, un des soirs où il n'était pas sur scène, elle lui dit.

-Erik, tu sais, je n'ai jamais abordé avec toi ce genre de sujet mais je t'observe et je fais attention dans la rue où au restaurant à qui te regarde le plus. Tu attires les femmes mais je crois que tu aimes mieux les garçons, tu veux qu'on en parle ?

-Je ne suis pas sûr. Je veux dire : on peut en parler mais je ne te dirai rien de décisif.

-Tu peux être très amoureux d'une femme ?

-Oui, assurément. Tu sais bien, Sonia.

-Sonia n’est pas un bon exemple : elle t’utilisait. Mais tu as évoqué une femme anglaise ? Tu y as fait allusion.

-Jane Hopkins !  C'était très beau. C’est la femme idéale pour moi.

-Erik, ce genre de femmes ne permettent guère de construire une vraie relation.

-J’en construirai une plus tard avec une femme encore inconnue de moi !

-Excuse-moi d’être directe, mais les femmes t’attirent bien physiquement ?  Tu sais que ça compte…

-Mais oui ! Quelle est ta vraie question ?

-Les hommes t'attirent-ils plus que les femmes ?

-En ce moment, personne ne m'attire.

-Tu ne réponds pas.

-Si. Les hommes. Physiquement.

-Et les femmes ?

-J'aime tellement leur compagnie. Elles peuvent être douces et fortes en même temps. Elles sont préférables, en fait.

-C'est une belle façon de dire les choses. Dis-moi, ici, il y a eu beaucoup de « physiquement » ?

-J'ai arrêté.

-Ici, un homme t’a donné de l'affection ?

-Oui, il m'en a donné mais il n'y a pas de suite.

- Tu ne le vois plus ?

-Non.

-Tu voudrais quoi ?

-Mais tout !

-Oh, simplifie-toi ! On ne peut pas avoir tout le monde !

-Dans mon rêve, je rencontre une danseuse ici et je me marie. On a des enfants blonds.

-Et ta femme est américaine ?

-Pas forcément.

-La femme charmante et les enfants blonds te feraient-ils tirer un trait sur les garçons ?

-Oui, ce serait mieux.

-Ce serait mieux, en effet, mais tu n'en es pas sûr.

Claire regarda attentivement le beau visage de son fils puis elle dit :

-Tu sais, quand tu étais petit, tu rêvais tant et même quand la danse t'a pris et que tu as tant travaillé, tu as gardé cette part de rêve. Je ne devrais pas te dire ça mais c'est un côté de toi qui m'inquiète. Je ne sais si tu prends bien en compte les dangers qui peuvent t'entourer et les difficultés qui peuvent naître du fait qu'on n'affirme pas ses choix. Là, je ne te parle pas de tes choix professionnels mais de ta vie intime. Tu ne pourras vivre sans souffrir beaucoup dans une sorte d'entre-deux et quoi que tu en dises, Erik, tu louvoies. Il te faudra choisir. Quand bien même ta souffrance irait diminuant dans ce type de situation, parce que, malgré tout, tu t'en accommodes, ce sera l'autre qui sera accablé. Le comprends-tu ?

-Oui, certainement...

-Je t'en prie, ne te referme pas.

-Maman, on arrête cette discussion.

-Oui mais tiens compte de ce que je t'ai dit. Je ne parle pas en l'air. Maintenant, on va au Modern Art et à la Fondation Guggenheim. Je sens que je vais adorer et y retourner plusieurs fois avant de partir.

 

17 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2. New York. Erik reçoit sa mère.

 

Les jours filèrent et il se débrouilla pour qu'elle vît les villes voisines. Elle alla à Philadelphie, à Washington et plus au nord à Boston et à Portland. Elle vit les petites villes côtières et acheta des vêtements, des objets et des produits alimentaires. Charmée, rieuse, elle ne logeait pas toujours dans le loft, ayant été adoptée par les amis d'Erik. Jennifer prenait grand soin d'elle. Elle recula son départ avec son assentiment et quand celui-ci se profila, la troupe se préparait à partir pour le festival d'été à Saratoga. Elle demanda à son fils de la conduire dans un restaurant élégant qui venait d'ouvrir près de Central Park. Il acquiesça. C'était un lieu très chic, avec des boiseries, de grandes baies vitrées, des banquettes en cuir et des tables de bois. L'ensemble était sobre, nappes et serviettes étant blanches. Il y avait des éclairages d'angle et des bougies sur les tables. Pour créer une atmosphère inattendue qui laissait penser que malgré un style très urbain on était loin de la ville, on avait placé devant les baies vitrées, de grandes haies vertes qui créaient une illusion de jardin. C'était un beau lieu et Claire fut admirative.

-Oh, ça me plaît ici ! Tu vois, Erik, j'avais raison !

-C'est un des lieux où il faut se montrer à New York !

-Et tu te montres dans ce genre d'endroit, j'espère ?

-Oui, ça m'arrive.

-Aussi bien vêtu que maintenant ? Tu as changé de type de vêtements. Maintenant, tu fais dans l'élégance discrète. Tu as raison car ça te donne beaucoup de classe. On t'a influencé ?

-Oui mais revenons aux endroits chics où je me montre de temps en temps. Ce restaurant vient d'ouvrir et je le découvre avec toi !  Jusque-là, c'est vrai, je t'ai montré des lieux plus classiques.

-Mais dis-moi, qui vient ici ?

-Ici, des acteurs, des metteurs en scène, des gens de télé, des journalistes déjà lancés, des chanteurs à la mode...

-Ah, c'est bien ! Oh, mais je reconnais des acteurs !

-Oui, et des chanteurs ! Maman, tu es si drôle !

Un maître d'hôtel immense les installa à une table pour deux. Comme il s'installait, Il fut traversé par l'inquiétude. Était-ce une bonne idée de dîner là ? L'instant d'après, il avait oublié ses craintes et devisait avec sa mère qui disait avoir en effet reconnu plusieurs acteurs de séries américaines diffusées au Danemark. Erik se leva pour saluer le chef d'orchestre du théâtre et son épouse puis adressa un sourire déférent à un homme maigre et âgé qui n'avait pas l'air commode.

-Il est critique d'art. La danse classique est sa spécialité.

-Il a l'air un peu snob.

-Il est horrible.

-Il dit du mal de toi.

Erik se mit à rire.

-Non, plus maintenant. Ça fait deux ans et demi que je suis là. Il s'est habitué.

-Tu es magnifique.

Erik prit le menu qu'un serveur lui adressait. Claire fit de même. Il ne vit pas tout de suite qu'elle avait les larmes aux yeux :

-Maman, ça ne va pas ?

-Quel danseur ! Quel merveilleux danseur, si aérien, si habité !

-Il y a beaucoup de danseurs étoiles. Der er mange dansere lærred!

-Oh, Erik, tu vois à qui ils te comparent et tu sais ce que tu es ! Comme ils t'admirent ou te jalousent, comme la critique parle de toi ! Comment Peter Martins te tient en estime et Jerome Robbins aussi !

-La saison prochaine, je danse Le Sacre du printemps et Le Spectre de la rose. J'essaie de faire programmer L'Après-midi d'une faune. Si je peux danser tout cela, tu as vraiment raison...

-Alors, tu vois que je ne suis pas dans l’erreur !

-Quand même un peu...

Et il lui sourit malicieusement.

Le repas fut délicieux et ils burent du champagne. Erik était fier de sa mère. Sobre dans une belle robe noire, ses belles jambes voilées de collants gris fumé, elle avait des escarpins aux pieds et portait de simples boucles d'oreille en guise de bijoux. Elle était allée chez le coiffeur et ses cheveux blonds joliment ondulés brillaient. Ses paupières étaient fardées de gris et ses lèvres d'un rouge un peu fort. Aucune faute de goût. Elle avait cinquante-six ans et restait belle, rayonnante. D'humeur joyeuse, elle lui dit :

-Eh bien, Erik, ça me fait plaisir de te voir manger ainsi : du foie gras, une viande et un dessert qui n'est pas une pomme ! Une vraie révolution.

Tu m'as fait des plats danois et français ! J'ai tout mangé, vilaine !

-Oui, mais tu es frugal. Remarque, quand on te contemple, on se dit que tu as raison !

 

17 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Restaurant chic. Erik et sa mère. Réapparition de Barney.

 

 

A la fin du repas, Pierre Gagnier, le français qui essayait de lancer son restaurant vint saluer quelques personnes et s'approcha de la table d'Erik. Avec Claire, il parla français. Elle était radieuse d'autant que son fils recevait des compliments et celui-ci se dit qu'il était bon que la visite de sa mère se terminât ainsi. Cependant, alors que le chef changeait de table, Claire vit Erik pâlir et se retournant, elle vit s'avancer vers eux un homme assez grand, vêtu avec recherche et dont l'attitude était imposante. L'homme avait aux lèvres un léger sourire. Erik, manifestement pris de court, prit sur lui et tenta de rester calme tandis que l'homme prenait son temps pour observer sa mise et son attitude pleine de gêne. Il reconnaissait l'un des costumes qu'il avait offerts à son danseur et semblait apprécier qu'il le portât. Quand il parla, son ton fut mondain.

-Bonsoir, Erik, quelle bonne surprise ! Ça faisait un moment ! Je te vois sur scène très régulièrement mais il semble que nous n'allions plus aux mêmes soirées !

Erik réussit tout de même à rencontrer brièvement le regard de Julian et celui-ci le transperça. Il était mis à nu avec méthode. S'efforçant de rester calme, il sourit à sa mère :

-Maman, je te présente Julian Barney qui est un ami et aussi le décorateur attitré du Metropolitan.

-Ah, bonsoir, monsieur Barney. Nous avons tout de même eu des places pour Cosi Fan Tutte. J'ai adoré voir un tel spectacle dans une salle d'une telle réputation ! C'était excellent et vos décors sont gracieux !

-Madame, bonsoir. Je vois qu'Erik a une mère ravissante et pleine de classe et qui de plus parle un anglais parfait !  Vous êtes venue le voir ?

-Oui mais mon séjour s'achève. J'ai beaucoup aimé New York ! Il y a si longtemps que je n'y étais venue ! Et Erik habite tout en haut d'un immeuble ! C'est si singulier, toutes ces grandes baies vitrées ! On dirait qu'on habite dans le ciel !

-Merci pour vos compliments et pour cette ville. Quant au nouveau logement de votre fils, je ne le connais pas mais la description que vous en faites est intéressante !

-Mais vous êtes en relation. Certainement, vous aurez l'occasion de le voir !

-Espérons ! En tout cas, je suis enchanté de vous avoir rencontrée. Bonne fin de soirée et bien évidemment, de séjour. Je ne peux rester davantage. Je suis ici avec des amis et je dois les rejoindre. Au revoir madame.

Et regardant fixement le danseur, il ajouta sur le même ton mondain, un sourire de commande aux lèvres :

-Erik, à bientôt.

Le danseur avait détourné les yeux ne réussissant pas cette fois à soutenir le regard de Julian. Trop scruté, trop mis à nu, il n'en était pas capable. Quand ils burent leur café, le décorateur s'était éloigné. Erik vit bien que sa mère était embarrassée. Cet homme imposant, son fils. Il était des évidences... Elle eut cependant le tact de ne rien demander et le dîner se finit joyeusement. Julian avait eu le bon goût de choisir une table très éloignée de la leur et la disposition du restaurant était telle qu'ils ne se virent plus une fois installés. Quand Ils rentrèrent en voiture, sa mère parla des cadeaux qu'elle avait achetés pour sa famille et ses amis. Erik resta un interlocuteur bienveillant et tenta de donner le change mais une fois chez lui, alors que sa mère s'endormait, il ressentit une grande crainte. Il savait que derrière le masque mondain que leur avait présenté Julian, se cachait un désir de vengeance qui ne demandait qu'à se concrétiser.

Tôt ou tard, il serait convoqué et tôt ou tard, il serait contraint de quitter l'isolement heureux dans lequel il avait réussi à vivre pendant près d'un an. Son cœur se serra d'autant plus que, face à cette suite inéluctable, l’ambiguïté de ses attentes le terrassait. Allons, serait-il uniquement désagréable d'être humilié en retour par celui qu'il avait mis à terre ? A cette question, Il aurait aimé avoir la force de répondre oui, mais, il en était conscient, la réponse était en fait : « non, ce sera déroutant certainement, mais malgré la douleur, ce sera bon... »

Comme il était allé la chercher, il l'emmena à l'aéroport et, comme un clin d’œil, ils prirent un taxi. Sa mère se voulait gaie et encourageante et elle n'aborda aucun sujet fâcheux le dernier jour. Elle avait bien tenté de questionner sur Julian Barney mais il s'était contenté de dire que celui-ci l'ayant hébergé au départ s'était montré trop avide d'en faire son compagnon attitré. Cela ne suffisait pas, elle le sentait d'autant plus que cet Américain nanti et imposant avait déjà côtoyé son fils à Londres et qu'à l'époque, il le lui avait décrit comme un décorateur très brillant, venant d'une famille riche, soucieux de faire une pause en Angleterre mais surtout, la fête. Quelque chose ne collait pas...

Alors qu'elle se dirigeait vers la salle d'embarquement après l'avoir saluée, elle sembla prise de crainte et revenant rapidement vers son fils, elle l'enlaça.

-Erik, tu me promets que tu feras attention à toi ?

-Je te le promets.

-L'homme du restaurant et toi...

-C'est une histoire ancienne.

Il voyait bien qu'elle en était moins sûre que lui et qu'elle était frustrée qu'il ne lui ait rien dit de plus sur cet homme qui l'inquiétait. Comme il restait fermé, elle lui dit avec tendresse :

-Tu pourrais retravailler pour le Ballet Royal du Danemark, tu sais ?

-Je le sais, maman.

-Oh, je t'en prie. Souviens-toi de ce que je t'ai dit.

-Je me souviens, tout ira bien, maman. Bon voyage.

-Erik, attention à l'ombre. Elle peut être comme les vagues...

-Je suis résident ici et en règle. L'appartement sera à moi ; je prends soin de moi-même. Pas d'ombre ! Maman, bon voyage. Mor, god tur !

Elle le quitta.

Il partit à Saratoga pour la deuxième année consécutive et il y fut bien. Ensuite, il alla en Louisiane et au Mexique avec Jennifer. C'était une fille saine, active et qui parlait de tout. L'été fut beau.

 

15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Julian. Se Venger d'Erik.

 

6. Solitude, intermède, vengeance et larmes

Erik a quitté son compagnon Julian Barney mais il a malmené celui-ci et s'attend à une vengeance de sa part. Celle-ci prend une forme inattendue. Parallèlement, le jeune homme poursuit, à New York, une belle carrière de danseur.

En septembre 1986, il reçut avant que la saison ne reprenne, un court message de Julian. Depuis quelques jours, il pensait à celui dont jusqu'ici il avait écarté le souvenir et une inquiétude sourde s'était installée en lui. La lettre lui parvint chez lui, preuve que le décorateur avait son adresse. C'était un message bref et manuscrit, écrit sur un très beau papier blanc. L'enveloppe était doublée de rouge.

«Erik, le temps des choix est venu. Tu n'as pas oublié et moi non plus la façon dont tu m'as traité et tu ne seras pas étonné que, de façon apparemment tardive, je n'accepte pas ton attitude. Tu commettrais une grave erreur si tu considérais que je suis être plein de faiblesse et de mansuétude. Je peux t'atteindre, bien plus directement et violemment que tu ne peux l'imaginer d'autant que ton contrat, comme je le pressentais, a été reconduit. J'ai d'ailleurs failli le faire sans t'avoir prévenu. Je suis un homme influent. Ma famille est riche, respectée et je suis sur mon territoire.  Face à cela, ta belle réputation de danseur ne tiendrait pas longtemps... Souhaitant cependant que ce soit toi qui tranches dans le vif, je te poserai donc une question simple : préfères-tu une humiliation publique ou une humiliation privée ? Je te laisse quinze jours. Réfléchis bien. Ton toujours dévoué, Julian. »

PS : 1 917 25 21 47

Il rappela le décorateur juste avant la fin de la période et celui-ci commença par bavarder :

-Julian, c'est Erik.

-Bonjour, Erik. Bravo pour ta programmation, cette année ! Tu commences par le « Sacre » ! Eh, bien, ça n'avait pas été programmé depuis longtemps ! Je serai à la première. 26 septembre, c'est cela ?

-Oui

-Stravinsky, tu fais bien.

-En effet.

La voix de Julian changea. Elle devint autoritaire.

-Tu as fait ton choix ?

-Oui. Je préfère la seconde proposition. Privée.

-A la bonne heure !

-Que dois-je faire ?

-Attendre. Tu verras, tu ne seras pas déçu. En attendant, surpasse-toi sur scène.

Il raccrocha sans qu'Erik ait répondu quoi que ce soit.

15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Répéter Le Sacre du Printemps.

Les répétitions du Sacre étaient en cours ; c'était un ballet emblématique, célèbre qui restait entouré d'une réputation de scandale. Stravinski en avait conçu l'idée en 1910 et l’œuvre avait été présentée à Paris en mai 1913. Le compositeur expliquait ainsi son travail : « J'entrevis dans mon imagination le spectacle d'un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, et observant la danse à la mort d'une jeune fille, qu'ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. » On savait que les premières représentations du Sacre avaient été houleuses mais on oubliait de dire que les spectateurs horrifiés qui avaient insulté le compositeur, le chef d'orchestre et le travail de Nijinsky avaient vite été rattrapés par ceux qui adoraient le spectacle. Jacques Rivière n'avait-il pas écrit : « Si l'on veut bien cesser de confondre la grâce avec la symétrie ou l'arabesque, on la retrouvera à chaque pas du Sacre du Printemps, dans ces visages de profil sur les épaules de face, dans ce tremblement qui descend comme une onde de la tête aux pieds des danseurs... ».  Et tant d'autres avaient adoré ce ballet ! Erik ne l'avait jamais dansé mais il en aimait le thème. C'était d'abord l'Adoration de la terre, Printemps. La terre est couverte de fleurs. La terre est couverte d'herbe. Une grande joie règne sur la terre. Les hommes se livrent à la danse et interrogent l'avenir selon les rites. L’aïeul de tous les sages prend part lui-même à la glorification du Printemps. On l'amène pour l'unir à la terre abondante et superbe. Chacun piétine la terre avec extase. Puis, c'était Le Sacrifice. Après le jour, après minuit. Sur les collines sont les pierres consacrées. Les adolescentes mènent les jeux mythiques et cherchent la grande voie. On glorifie, on acclame Celle qui fut désignée pour être livrée aux Dieux. On appelle les Aïeux, témoins vénérés. Et les sages aïeux des hommes contemplent le sacrifice. C'est ainsi qu'on sacrifie à Larilo, le magnifique, le flamboyant dieu de la nature. Si le rôle de l’Élue revenait à une magnifique danseuse, Dorothée Langner, le ballet conviait beaucoup de danseurs pour des rôles brefs. Jennifer était de ceux-là. Depuis l'été, il la sentait soucieuse, moins amicale et il craignait qu'elle n’ait trop d'attachement pour lui. Elle tenta de lui dire qu'il était crispé, changé. Elle savait sa liaison avec Barney. Elle avait vécu à Boston, Des gens comme les Barney n'aimaient pas qu'on leur dise non. Elle devait sentir que la relation tourmentée des deux hommes n’était pas terminée. Elle cherchait le moyen d'aborder le sujet mais il l'en empêcha à chaque fois et elle lâcha prise. De toute évidence, elle ne l'atteignait pas. Quand les répétitions se firent en costumes et avec les maquillages, elle vit Erik en collant et justaucorps chair, comme elle, le visage marqué de traces rouges et jaunes. Tous les danseurs avaient des peintures de visage, les hommes comme les femmes. Certains costumes étaient vert pâle ou vieil or, d'autres rouges ; certains danseurs étaient torse nus. Le nombre des danseurs étaient important. Dans plusieurs scènes, il dansait avec elle et il s'imposait à elle au milieu des rythmes toujours frénétiques de la musique de Stravinsky. Elle se sentait défaillir et l'émotion l'envahissait. Quelle cruauté de saisir sur le visage du danseur les expressions de désir presque triviales mais flatteuses que, dans la vie, il ne lui accorderait jamais !  Quelle fougue, quelle insolence il y avait chez lui ! Apparemment, le jeune chorégraphe qui mettait en scène ce ballet avait repéré quelques danseurs qu'il poussait dans leurs retranchements. Erik en faisait partie avec trois autres garçons et quelques filles. C'est à eux qu'ils revenaient de communiquer au reste de la troupe cette sève, cet épanchement, cet extraordinaire appel de la chair, cette montée du désir qui caractérisent le Sacre. Christopher Wegwood, trente-trois ans, cherchait à réussir un tour de force et tentait de revisiter le ballet. Unis, les danseurs faisaient des mouvements saccadés. Séparés les uns des autres, ils tournaient sur eux-mêmes, ou s'allongeaient. Les danseuses aussi en groupes ou seules avaient des mouvements brusques et répétitifs puis d’élans : le désir les traversait. C'était un spectacle qui s'avérait fort et le soir de la générale, la pression était si intense que Wegwood et ses danseurs se demandèrent si l'entreprise allait réussir. Le Sacre avait été présenté auparavant de manière plus formelle. Les prises de position du chorégraphe, si elles passèrent pour audacieuses, reçurent un accueil d’abord froid. Pourtant dans un balancement de scènes de groupe et de danses de couples, tout paraissait traversé par un vent de folie. Les danseurs et leur chorégraphe sentirent qu'ils n'emportaient pas totalement la mise mais, fiers d'être là et d'avoir tenté l'expérience, ils firent bloc autour de Wegwood qu'une partie de la critique défendit. En quelques jours, il fut évident que le bouche à oreille fonctionnait et qu'en dépit du mécontentement, les billets pour le spectacle se vendaient très bien. Ils virent là un bon signe. Erik n'alla pas à la réception qui suivit la première, préférant pour des raisons variées, dîner avec une partie de la troupe et Christopher dans un restaurant proche. Quand il avait salué à la fin du spectacle, il avait senti comme d'ailleurs à plusieurs moments auparavant, la présence invisible de Julian parmi les spectateurs et il avait été sûr que celui-ci avait adoré le spectacle et l'avait adoré lui. Il lui semblait entendre sa voix :

-Oui Erik, oui, sois animal, sois pulsionnel ; c'est cela, mon beau, c'est exactement cela. Tu as compris. Cette cambrure des reins, ses tremblements, cette attente ! Tu es prêt pour un autre rite mon magnifique danseur fardé ! Mais bien sûr, ce ne sera pas si « chorégraphique ».

Et cette voix l'effrayait. Restait l’attente et elle lui fut bientôt intolérable. Comment serait-il frappé ? Il brûlait de le savoir. Il en devint si tendu qu’il en devint irritable sans motif puis, au moment où il finissait par se dire que Julian avait parlé dans le vide, il les rencontra l’un après l’autre.

15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Clive, une rencontre de hasard?

 

C'était un dix octobre, il s’en souvint longtemps et il déjeunait dans le Bronx loin des beaux quartiers dans une cafétéria bondée, proche d’une exposition qu’il voulait voir. Clive avait la quarantaine bien entamée et l’allure d’un cadre moyen fatigué.

-Il n’y a plus de place et je voudrais déjeuner. Je peux m’assoir en face de vous ?

-Bien sûr.

Il était volubile et sympathique et se retrouvant face à Erik, il fut bavard. Lui-aussi voulait voir l’exposition.

-Ce n’est pas que l’art contemporain me passionne mais j’ai une fille de quinze ans qui me reproche mon ignorance !

-Alors c’est pour cette raison que vous voulez voir toutes ces sculptures et ces tableaux !

 J’adore ma fille. Elle me rend fou, vous savez. Elle fait de la danse classique depuis trois ans. Il paraît qu’elle est douée. Ça la rend exigeante avec moi ! Vous comprenez ça, vous ?

-Je n’ai pas d’enfant.

-J’imagine bien ! Vous êtes jeune ! Vraiment ma fille et la danse classique ! Je me demande vraiment comment ça a pu germer dans sa tête !

Erik se mit à rire mais son interlocuteur parut désappointé :

-Vous vous amusez ! Vous savez, ça ne m’aide pas beaucoup !

-En fait, je suis danseur classique. C’est ma seule raison de vivre.

-Non, oh ça alors ! Vous dansez ici, à New York ?

-Oui.

-Je peux vous demander où ?

-Au New York city ballet.

-Ah mais ce n’est pas vrai ! Elle va être folle de joie ! Et vous, enfin, votre position …Je veux dire…

-Je suis étoile ; danseur soliste, si vous préférez.

-Incroyable !  Il faut qu’on parle !

-Oui mais je veux voir l’exposition…

-Ah mais bien sûr ! On peut discuter en même temps, non ?

Ils s’y rendirent. Erik fut peu sensible à ce qu’il vit, tout lui paraissant bien trop intellectuel. De toute évidence, Clive, ayant des comptes à rendre en rentrant chez lui, était très attentif à ce qu’il voyait mais en même temps, il semblait dépassé. Il regardait beaucoup Erik, avec lequel il plaisantait sur ses difficultés à appréhender l’art moderne.

-Franchement, je n’y comprends rien. Quel est le message ?

-Tout sera vendu très vite, ce sont de jeunes artistes lancés. Comprendre ? Pas vraiment.

Parallèlement, il lui lançait des appels muets qui n’étaient pas difficile à interpréter mais, restant prudent, le danseur resta très circonspect. Comme il se dirigeait vers la station de métro la plus proche, il ne fut pas surpris que Clive insistât pour qu’ils se parlent de nouveau.

-Elle s’appelle Laura. Il faudrait vraiment m’en dire plus. Par exemple, vous n’êtes pas américain, à l’origine…

-Je viens du Danemark.

-Ce qui serait bien, c’est qu’on s’appelle. Elle aura des questions quand elle saura ça.

Souriant, maladroit, Clive n’avait rien d’un homme inquiétant. Il était marié, père de famille et ne ressemblait à tous ces hommes « normaux » en milieu de vie, que l’on rencontre partout, et qui, de temps à autre, ont une aventure avec un homme jeune. Erik n’avait jamais vu Julian qu’entouré de snobs, qu’ils fussent ou non jeunes. Il ne lui vint donc aucun soupçon. Il nota le numéro de téléphone de ce vendeur de polices d’assurance et le revit quelques jours plus tard dans un restaurant chinois en compagnie d’une adolescente longiligne aux grands yeux bruns. Père et fille se ressemblaient peu physiquement mais avaient la même façon d’être paradoxale : ils pouvaient être timides à certains moments puis totalement intrusifs à d’autres.

-Dès qu’il m’a parlé de vous, j’ai compris ! J’ai su que vous étiez Erik Anderson. Je connais le nom des danseurs qui ont les rôles importants au New City ballet et vous, je vous ai vu danser une fois ! Vous êtes magnifique et les critiques sur vous sont toujours élogieuses !  Qu’est- ce que je suis contente ! Ma mère va être folle car j’étais avec elle quand je vous ai vu sur scène…

Elle était intarissable :

-Vous maîtrisez l’entrechat-huit ! J’aimerais tellement…Et vos arabesques, vos pirouettes…Vous savez, je…

Son père dut la calmer. Erik promit de leur faire avoir des places et l’euphorie régna. Quand ils se séparèrent, Erik eut la légèreté de donner à ce père de famille américain, son numéro de téléphone. Celui-ci ne tarda pas à l’appeler :

-Ecoute, dès que je t’ai vu au restaurant, ça a commencé et dans ces salles pleines de toiles et de dispositifs sonores, j’essayais de penser à l’art mais il n’y avait que le désir. Tu comprends ?

-Oui.

-Je pense à toi, moi qui suis si banal. C’est pareil pour toi, hein, tu penses à moi ?

-Un peu…

-Tu vis seul, à ce que j’ai compris et…

-Non, on ne peut pas se voir chez moi.

-Tu es méfiant, je peux comprendre mais moi, je suis marié !

-Je sais mais tu ne peux venir chez moi.

-Tu es très désirable, Erik. Laisse-moi trouver une solution…

15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Une liaison secrète et inquiétante...

 

Depuis qu’il avait quitté Julian, Erik faisait preuve d’une extrême prudence et se maudissait d’avoir été aussi inconscient quand il était encore dans son appartement. Sain dans ses attitudes, régulier dans son mode de vie, il ne s’autorisait pas grand-chose mais, rieur et direct, Clive ne lui semblait pas dangereux. C’était un homme banal. Erik tergiversa encore quand il lui proposa une rencontre dans un lieu discret puis accepta.  Le studio appartenait à l’ami d’un ami et situé dans une rue perdue du Bronx, il n’attirait pas l’attention. Ils s’y déshabillèrent et s’étreignirent en silence, gémissant de temps en temps et soupirant. Quand ils eurent fait l’amour deux fois, Erik se laissa envahir par une sorte d’apaisement. Il n’avait pour intention d’avoir une liaison avec quelqu’un d’aussi terne et loin de son univers que ce Clive mais il savourait le fait de se laisser aller, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Le décor du studio était triste à force d’être banal, des affiches évoquant des stars américaines des années cinquante jouxtant de frêles étagères remplis de livres quelconques et des bouquets de fausses fleurs, mais en en ces instants-là, il lui plaisait. Toutefois, dans le temps même où, détendu, il restait allongé près de cet être sur lequel il savait très peu, il y eut une première anicroche.

-Tu fais comment ?

-Pour quoi ?

-Pour vivre ce que tu vis là. Tu as une femme et une fille.

-Ah oui…

-Comment ça, ah oui ?

-Enfin, je veux dire que je prends mes précautions et je suis sélectif aussi. Toi, tu me plais même si la réciproque n’est pas vraie.

-Qu’est-ce que tu en sais ?  Je ne me suis pas forcé pour venir ici.

Clive se leva brusquement du lit et se mit à rire vulgairement.

-Ce que j’en sais ? Bien plus que toi…

Déconcerté, Erik fut pour la première fois traversé par un soupçon. Et si ce Clive ne s’était trouvé sur sa route par hasard ? Troublé, il se leva lui-aussi et chercha ses vêtements.

-Qu’est-ce qui t’arrive ?

-Il faut que je passe chez moi avant d’aller au théâtre.

L’homme cependant secoua la tête.

-Non, tu ne sais pas qui je suis et tu n’as pas confiance. Je suis sûr que tu peux rester encore…

Il voyait juste car Erik resta, retrouvant son calme. Ils parlaient l’un avec l’autre quand le téléphone sonna dans le studio. Il fut surpris que son amant allât répondre. Ce fut une brève conversation. Quand ils se parlèrent de nouveau, Clive évoqua le propriétaire du studio.

-Tu lui plairais.

-Quoi ?

-Oui. C’est un bon copain et il a le sang chaud.

-En quoi, ça me concerne ?

-Tu prends mal une remarque de rien du tout ! Je me tais et on refait l’amour.

A la rencontre suivante, Erik se trouva face à face avec Tom, un italo-américain d’une quarantaine d’années, peu séduisant et peu souriant. Clive, qui n’avait plus du tout la même réserve, se montra direct :

-Tu sais, ne pas le remercier serait indélicat puisqu’il nous a laissé le champ libre.

 Erik eut un rire hautain. Il refusait encore de comprendre et argumenta. Il n’était pas d’accord.

-Il n’est pas question que je…

Clive eut ce même rire vulgaire qu’il avait eu, lors de leur première rencontre et Tom le regarda crûment, lui adressant une invite si crue et si directe qu’Erik tressaillit. Comme il se dirigeait vers la porte, la voix de l’italo-américain le rattrapa :

-C’est fermé. Tu ne pars pas. On va passer du bon temps.

Alors, tout devint clair. Il n’y avait aucun hasard. Sans qu’il sache comment il avait procédé, Julian s’était arrangé avec l’un et avec l’autre. Ils avaient dû se rencontrer. Stupéfait et meurtri, Erik lutta un moment contre lui-même.

-Ouvrez cette porte. On en reste là.

-Ne rends pas les choses difficiles. On a tout ce qu’il faut pour te satisfaire.

Le danseur ne sut pas pourquoi il abdiqua si vite mais il céda, sans qu’aucune violence ne fût nécessaire. Il laissa les deux hommes lui retirer ses vêtements, le caresser et l’exciter avant d’atteindre le plaisir. Ce fut long et assez vil. Puis, sans qu’aucune parole ne fût échangée, chacun se rhabilla. Tom partit le premier et Erik resta avec Clive.

-Tu connais un décorateur d’opéra, c’est cela…

-Qui te connaît aussi, oui.

-Dis-moi son nom.

Clive le lui donna.

-Pourquoi avoir accepté ce rôle ?

Clive lui jeta un regard ambigu mais ne dit rien.

-Et l’autre, le studio est à lui ?

-Non.

-Vous avez reçu une compensation ?

-Oui, c’était toi. Mais écoute…

-J’écoute quoi ?

-Je ne suis pas un mauvais type ; ton ancien ami, il m’a baratiné et donné de l’argent. Ce n’est pas reluisant, c’est clair mais quand je t’ai vu…

-Romantique en plus !

-Non, je me sens nul.

Erik eut un soupir irrité. L’instant d’après, ils étaient dans la rue et Erik se retrouva seul, son compagnon étant resté seul à l’étage.

15 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2. Se sentir vide.

 

Une image lui revint : il venait d’arriver à New York et il était allongé nu auprès de son ami, qui lui, était vêtu. Le sourire de Julian était léger mais le désir entre eux était d’une force immense. Ils se guettaient et s’attendaient. Erik pensa à un texte qu’il aimait : « Dire qu'il est beau décide qu'il le sera. Reste à le prouver. S'en chargent les images, c'est-à-dire les correspondances avec les magnificences du monde physique. L'acte est beau s'il provoque et dans notre gorge fait découvrir le chant. Quelquefois la conscience avec laquelle nous aurons pensé un acte réputé vil, la puissance d'expression qui doit le signifier, force au chant. » C'était Jean Genet. Julian connaissait ces phrases lui-aussi.

Les jours suivants, il se sentit totalement vide. Il ne pouvait parler à quiconque : qui aurait compris ? Le silence peut être assourdissant et pendant cette période, il le fut. Le jour, il travaillait plus que de mesure pour ne pas penser.  Le soir, il se préparait pour aller la représentation qu’il devait assurer et entrait en scène. La nuit, il se réveillait en sursaut et vomissait.

Il commençait à moins souffrir de cette vengeance cynique quand, sortant du théâtre un soir, quelques semaines après l’écœurant dénouement de sa rapide liaison, il appela Julian.

-Il faut qu’on parle.

-Pas maintenant.

-Quand ?

-Après-demain. Central Park. Cet endroit que nous aimions…Quinze heures. Tu peux ?

-Je viendrai.

Julian était déjà assis sur un banc à l’endroit indiqué quand il le rejoignit.

-Bonjour Erik.

-Bonjour.

-On ne va perdre de temps, n’est-ce pas ? Clive et Tom ! Tu as dû aimer le scénario ! La rencontre fortuite qui n’en est pas une, c’est bien trouvé, non ?  Et eux, ils t’ont convenu ? Avoue que ces deux types-là, ça vaut la peine !

Comme Erik ne disait rien, Julian éprouva une joie secrète car son jeune amant avait l’air abattu, et poursuivit :

-Rien à dire ?

-Si, c’était bien trouvé. Tu les connais depuis longtemps ?

-Je connais surtout Clive.

-Comment m’a-t-il reconnu ? Tu lui as montré des photos de moi ? Tu lui as donné des renseignements ?

-Oui.

-Il est réellement marié ? Il a réellement une fille ?

-Oui, ça c’est vrai ; et sa fille qui fait de la danse classique, c’est vrai aussi.

-Le studio est à toi ?

-Bien sûr que non !

-A qui est-il ?

-Là, je ne te répondrai pas.

-Tu les as vus ensuite et ils t’ont raconté…

-Oui mais sans entrer dans les détails.

-Je ne te crois pas. Clive a dû être très bavard.

-Il l’a été mais pas tant que cela. C’est un drôle de type, un profiteur.

15 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Explications orageuses. Erik tourmenté. Mads.

 

Erik eut un soupir lassé.

-Au moins, tu auras compris que ta belle liberté a de sérieuses limites. Tu vois, on croit qu’on peut faire ce qu’on veut et puis non. Pas vraiment de prise de distance, mon bel Erik ! Tu es bien le seul à penser que tu as pu humilier celui qui t’aime sans avoir un retour.

Erik se tut et Julian se méprit.

-Tu n’es pas timide et tu m’as manipulé, alors, arrête ça, ce mutisme.

Le danseur se tourna vers lui et parla sans détour. Il semblait triste et refoulait ses larmes. Sa défaite était bien plus forte que ce que Julian avait imaginé.

-Je voulais te dire que je regrettais, je voulais te présenter mes excuses mais je reculais toujours le moment de le faire : et puis ton ultimatum est arrivé. Je n’avais plus le choix et je suis resté perplexe, ne sachant pas comment tu ferais. Et puis tout est arrivé d’une manière confondante. J’ai eu un doute à un moment, puis non.

-Je ne t’ai pas menti sur la marchandise ! Hein, toi qui aimes le sexe un peu brutal…

-J’ai bien aimé car c’était Clive. Il n’est pas sans morale. Comment se sent-il maintenant ?

-Tu l’appelles, il arrive ! Ce n’est pas ce que tu veux, j’imagine.

-Non.

-Mais je sais que tu vas relier tout cela à ce pilote de ligne qui t’a fait du mal, jadis ! Comme ça, tu plaideras ta cause.

Erik n’esquiva rien : il parla. Il restait triste et défait mais il faisait face.

-Il y a eu un lien, oui. Mads, je l’ai rencontré avant Sonia mais pendant un moment, je les ai vus conjointement, très peu de temps en fait. Tu te souviens de Cristiana ?  Maintenant, c'est un quartier très refait, plus à la mode. Il ne l'était pas tant que cela quand je me suis mis à y aller beaucoup. Il y avait beaucoup d'hôtels et de restaurants bon marché. J'avais dix-huit ans et pour la première fois de ma vie, je vivais seul. Ça me grisait. J'avais tout un tas d'amis et on allait toujours dans le même café. C'est là que j'ai commencé à le voir. On se croisait. J'ai appris qu’il était commandant de bord. Entre deux voyages, il venait avec des amis à lui. Ils ne buvaient pas beaucoup, semblaient bien s'entendre. Ils dînaient et riaient. J'ai commencé à sentir ses regards et ça m'a troublé. Il avait une façon de faire…Il semblait avoir oublié ma présence puis tout d'un coup il me regardait droit dans les yeux et m'envoyait des messages. Ce n’était pas vulgaire.  On s'est observés pendant deux mois. Et puis une fois, il a fait très mauvais. Une journée d'hiver particulièrement neigeuse. J'avais rendez-vous au café mais mes deux copains se sont décommandés. J’ai eu comme un pressentiment : il fallait que j’y aille. Vu les intempéries, ça s'est révélé compliqué mais il était là, seul lui-aussi. J'ai été comme électrisé. Il m'a fait signe de venir m'asseoir à sa table et j'y suis allé.  On a parlé un peu et il m'a dit qu'il habitait à côté. C'était une invite claire mais ça m'a plu. Il m'a embrassé dès que la porte a été refermée et m'a pris presque tout de suite. J'ai beaucoup aimé. Il a très bien fait les choses. Je l'ai revu souvent. Je me suis senti amoureux. Peut-être que je l’étais. Il était polyglotte, et grand voyageur et il avait beaucoup lu. Il était à la fois tendre et intransigeant et j'aimais cela. Dans l’amour physique, il était très directif. Et puis, il a montré un autre visage et j’ai eu envie qu’il meure.

15 avril 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 2. Evoquer Mads, l'homme qui a fait du mal.

 

 

Julian, qui l’écoutait, le contempla avec surprise.

-Il avait divorcé, sa femme l’avait trouvé au lit avec un type, sa fille ne lui parlait plus. Il avait des problèmes d’argent. Son ex-femme le harcelait. Il m’a raconté tout cela et je ne savais pas quoi faire, quoi dire…Je le voyais beaucoup. Physiquement, c’était très fort et ça me suffisait. Ses déclarations d’amour, ses vœux pour l’avenir, je ne savais ce que je devais en faire. Elles me tétanisaient. Il devenait véhément…Sonia n’était pas encore arrivée dans le corps de ballet. Je ne savais pas qu’elle me repérerait très vite, que je serais pour elle l’objet d’un enjeu. Si je l’avais su, j’aurais été moins véhément avec lui !

Il secoua la tête.

-Il m’a poursuivi à la fin, il était tout le temps après moi. Il m’attendait devant le théâtre, devant chez moi. Il commençait à comprendre pour elle, oui, c’est ça, il se rendait compte et ça lui était insupportable. Il le disait d’ailleurs que ça et le reste, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Si j’avais su, si j’avais su ce qu’il ferait, je n’aurais pas…non, je n’aurais pas fait comme ça…

C’était une longue confession mais Julian ne faisait rien pour l’interrompre, rendant plus vive la souffrance d’Erik.

-Il est resté seul chez lui plusieurs jours de suite, puis il s’est pendu. On ne l’a pas trouvé tout de suite. Quand je l’ai appris, j’ai été terrifié. Il avait dit qu'il se tuerait car je le rejetais et il l’avait fait ! Comme ça me poursuivait, j’ai vu un psychologue, un médecin. Il n’en est pas sorti grand-chose. Plus tard, j’ai appris qu’il avait des dettes, qu’il n’avait plus de travail car il buvait et qu’il était déréglé mentalement. C’était peut-être de simples menaces ! Il s’était tué pour un autre motif. Mais tu vois, même si a bien des moments, c’est à cette version que je souscris, la première continue de m’interpeller…

-Tu pensais que tu risquais de m’insupporter à un tel point que j’en perde le goût de vivre ?

-Il me voulait beaucoup et tout le temps et toi, tu t’es mis à faire pareil. Je le redoutais mais tu l’as fait. Il y avait cette violence invisible qui sortait sans cesse de lui et qui me donnait envie de frapper. Toi, c’était plus insidieux mais tout aussi insupportable. Il fallait créer le désordre.

Erik tourna son visage vers le décorateur qui le trouva tourmenté mais douloureusement beau.

-Tu es un enfant ! Tu l’as exaspéré mais pas poussé à mourir ! Et je doute d’avoir été aussi véhément ! Qu’est-ce qui te rendait si enragé ?

-Tu prenais possession de moi, je viens de le dire.

-Je m’occupais de toi, c’est différent. Enfin Erik ! Tu n’étais pas indifférent à ce que j’étais. Cette ingratitude soudain !

-Tu allais trop loin. Je ne suis pas à toi.

-Et quand bien même, ta réaction ! Quelle violence !

-Oui, Julian. Je sais.

Leurs visages étaient désormais proches et Julian sentait plus encore la dérive de son jeune compagnon. Quand celui-ci planta ses yeux bleus dans les siens, il retrouva son trouble ancien et le cacha. Cette qualité de bleu, si pâle et si belle, ces cils blonds…Il n’était plus si facile de haïr…Erik commença à parler d’une voix peu sûre et un peu feutrée.

-Donc maintenant, je peux m’excuser ?

-Oui.

-Alors, je le fais.

Comme Julian restait interdit, plus parce que la sincérité du danseur l’atteignait de plein fouet que parce qu’il le croyait double, Erik fut décontenancé. Ses excuses tombaient-elles dans le vide ? Il se mit à pleurer et cacha son visage dans ses mains. Le décorateur se sentit bouleversé :  la cruauté appliquée à l’être aimé n'engendre que la désolation. Il regrettait d'avoir puni Erik de cette façon, et d'avoir pris de plaisir à le faire.

-J’accepte tes excuses mais elles ne résolvent pas tout. Tu as tenté de toucher à mon image publique et ça, c’est une absence de respect ! Nous nous connaissions. Ta violence me restera en mémoire. Et ta duplicité aussi. Tu m’as dit que tu m’aimais…

-Je ne t’ai pas menti. J’ai eu tort.

-Soit. Cette fois, je te crois, Erik.

Le jeune homme s’apaisa.

-Que vas-tu faire ?

-Je me perds un peu ici : tout ce travail, cette pression, le fait qu’il est interdit de décevoir sur scène. Mais j’ai perdu mes axes : il me faut les retrouver et ça ne passe pas forcément à New York.

-Tu as un projet précis ?

-Non mais il faut qu’il y en ait un ; tu te souviens des deux personnes qui m’ont formé au Danemark ?  Irina et Oleg. Ils me parlaient de Nijinsky, des Ballets russes. Lui qui avait été un de mes formateurs, je l’ai perdu de vue mais elle, elle me parle. Si on monte les ballets du grand danseur russe, cela se fait sans moi ; on ne m’y programme pas ou pas assez. Il y a quelque chose qui ne va pas.

 

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Tensions et apaisement. Julian et Erik.

 

Toute dureté disparut du visage de Julian. Le danseur, son danseur, était un homme à la fois très seul et redoutablement fort.  Posant sur le jeune homme défait un étrange regard non dénué de compassion, il dit :

-Et il faut y remédier ?

-Oui. Il faut le faire.

-Tu as dû être tourmenté, mon Erik mais on dirait que tu n’es plus dans la confusion.

-Je n’y suis pas sur scène. Je vis !

-Alors, c’est sur cette terre… Il va bien falloir que des réponses t’apparaissent car là, il y a beaucoup de questions...

-J’attends ; quelque chose va arriver.

-Tu penses ?

-Oui.

Erik, qui s’était apaisé, se leva.

-Je regrette, Julian. Je n’arrivais pas à avoir avec toi une relation normale et j’étais excédé.

-Il ne faut pas confondre la normalité qu'on tente d'ériger en modèle et ce que nous sommes. Tu crois que ce qui vient de nous arriver rien à voir avec l'amour ? Pour beaucoup de monde, non mais pour moi, si.

-Franchement, je ne sais pas.

-Ta carrière est très belle. Et tout en toi est beau. Si beau. Ne l'oublie pas. Je t'admire. Au revoir bel Erik.

-Au revoir Julian.

Erik mit longtemps à rentrer chez lui. La circulation n’était pas si dense mais il ne dansait pas ce soir-là et voulait errer sans but. Quelques semaines plus tard, il était dans une belle librairie new-yorkaise et il lut dans un roman dont il fit l'achat une phrase qui le troubla profondément :

« La honte n'a pas pour fondement une faute que nous aurions commise mais l’humiliation que nous éprouvons à être ce que nous sommes sans l'avoir choisi, et la sensation insupportable que cette humiliation est visible de partout. » 

C'était une journée d'octobre assez belle, avec un arrière-goût d'été indien. Renversant la tête en arrière pour que le soleil caresse son visage, il pensa à Julian et à lui-même et il dit : « oui, bien sûr que oui ! ».

Dans le même temps, il lui sembla entendre le Bostonien au visage dur. Il ne prononçait qu'une seule phrase, toujours la même et il disait : « Je t'aime ». Et, chaque fois qu'il la prononçait, tout le monde se retournait. Ce devait être aussi parce que lui, Erik, disait, de gré ou de force, « Je t'aime aussi ».

 

Après cette entrevue, Erik fut triste d'emblée et cela se vit. Il alla aux entraînements et aux répétitions et évita de penser. Il fit de même des jours durant. Le midi, il prenait un en-cas avec des danseurs, et le soir, il rentrait en bus, car c'était plus long et qu'il appréhendait de se retrouver seul. L'automne semblait déjà fini, à croire que l'hiver voulait prendre très tôt le pouvoir. Il buvait du thé très chaud sous sa couette en regardant des émissions dont il ne savait pas le nom et quelquefois, il acheta du vin et des alcools forts et but beaucoup. Longiligne, blanche, avec son œil gauche auréolé d'une grande tâche rousse, Isabel le rappelait à l'ordre. Le voyant boire dans l'obscurité, elle miaulait et se frottait à lui avant de le mordre. Comme elle enfonçait davantage ses crocs dans son poignet, il la tapa. Elle gémit et il eut mal. Il alla la chercher sous le fauteuil où elle s'était réfugiée et il la câlina en retenant ses larmes.

-Tu vois, lui dit-il, quand tu vis ce que je viens de vivre, ça veut dire que tu es mauvais au dedans de toi !

La chatte posait sur lui sur lui ses yeux jaunes ;

-Il y avait des choses en moi, tu sais, je pensais qu'elles seraient bien cachées. Mais il y a des gens qui sont patients, ils creusent longtemps et ils trouvent, ils trouvent ce que tu ne voulais pas montrer.

La chatte, blottie contre lui, ronronnait :

-Toi, tu es tout d'une pièce ! Moi, plusieurs pièces !

Il caressait la tête de sa chatte :

-On me dit d'être bon danseur, très bon danseur même. On me dit d'être beau. On me demande d'aimer les femmes car c'est plus normal mais d'assumer mon attirance pour les hommes car je ne dois pas mentir. Je suis atteint quand on est cruel mais je ne dois pas le montrer parce qu'ils attendent de moi que je sois un danseur inaccessible à tout sentiment négatif. Je dois être l'ange qui garde un des temples de l'Art. Ta vie est simple, Isabel, on change ?

Elle dormait près de lui en boule qu'il parlait encore. Il perdit le sommeil mais était prêt à la bonne heure pour partir et il prenait le métro.

-Personne ne doit plus prêter attention à moi et de toute façon, je suis devenu transparent !

Il continuait de travailler, d’enchaîner les exercices puisqu'on le lui demandait et au moment des pauses, il restait seul.

-Transparent.

Pendant les répétitions, il se concentrait. Pendant les représentations, il était ce qu'on voulait de lui : parfait. C'était les dernières du Sacre et il fut soulagé que les représentations s'arrêtent, non parce que le succès n'était pas au rendez-vous mais parce qu’hors de lui-même, il craignait de décevoir. Le soir de la dernière, il se dit fatigué et rentra chez lui. Il ne dormit pas cinq minutes. Le lendemain, il était en pause.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Temps difficiles.

 

Une bonne nouvelle lui était parvenue portant. Alors qu’il se plaignait de ne pas danser de rôle de Nijinsky, voilà qu’on lui attribuait le Spectre de la Rose !  Ragaillardi de façon momentanée, il continua de tenir son rôle : celui d'un des meilleurs danseurs de la troupe mais il s'effritait, tombait. Il le sentait. Lui, le sentait. Les autres voyaient le travail acharné, la technique impressionnante et la grâce et bien sûr, la réputation. Mais il savait qu'on ne tarderait pas à parler...Nuit, jour. Jour, nuit. Tu ne vas pas bien, pas bien. Chez toi, tu es seul. Tu es tout de même bon un danseur ! Difficile de trouver à redire contre toi mais déjà, tu n'es plus si... Quand on est membre d'un des corps de ballet les plus prestigieux du monde, on n'a droit à rien. Alors, les signes arrivent...

-Aujourd'hui, pas bon.

Isabel ronronnait.

-Mais écoute-moi ! J'étais mauvais !

Elle posait sur lui ses yeux tendres, miaulait :

-Ah ? Tu es hypocrite, tu ronronnes !

-Ne me console pas pour rien !

-Isabel...Mon petit livre d'anglais.

Il restait silencieux. Rien. Rien. Puis, ne dormant plus, il fut tenté. Julian devait avoir raison. Animal. Aimer la boue, chercher la nuit ?  Le rappeler son ancien amant pour lui dire où il en était ? Non, il ne pouvait le faire. Trouver des doubles de Tom et Clive ? Il l’avait fait des semaines durant. Ce ne serait pas difficile de recommencer même si c’était vain.  Je m'appelle, je ne m'appelle pas. Je sais, je ne sais pas. Je suis beau, jeune, viens. Aucune importance. De l'importance d'être transparent. Toi, lui, viens. Ou encore lui et lui. Pas sommeil. Pas froid. Endurant, tant mieux. Précaution ? Quelle précaution ? Brun, oui, blond, oui, petit, oui, grand, oui. Quel Erik ? Ah, Danois ? C'est où exactement ? Pas en Amérique ? Rien, transparent. Aucune importance. Non, derrière n’importe quel visage, il sentirait la présence de Julian.

-Tu as une âme de poète et eux-non ! Isabel, je ne dors plus ; la couleur blanche de la nuit ! Je ne connaissais pas. Au Danemark, je dormais, je voulais toujours dormir. Tu sais, un jeune danseur qui veut réussir un concours, il dort ! En Angleterre, je m'endormais si facilement et ici aussi !  Je deviens comme toi, la nuit je regarde mais je n'y vois rien. Isabel ?

La nuit, la chatte dormait peu ; blottie contre lui, elle le regardait, ronronnait souvent, lui léchait le visage et les mains.

Un jour, lors d'un entraînement, Il s'arrêta au milieu d'un exercice. Il allait tomber. Il fit signe qu'il quittait la salle. Les répétitions du « Spectre » allaient commencer. Wegwood le dirigerait comme dans le Sacre. Il était sûr du chorégraphe et de son talent et, quand il avait su qu'il danserait l'un des rôles phare de Nijinsky sous sa houlette, il avait été heureux. Il y avait des semaines de cela. C'était avant le Bronx...Il rentra chez lui et prit des médicaments pour dormir. Il n'avait plus le choix. En fin de journée, il partit se promener dans Central Park et se sentit étrangement heureux. Il dîna seul dans une brasserie chic et se prépara à rentrer seul à pied. Il n'était pas très tard, à peu près vingt et une heures.  Un homme d'une cinquantaine d’années dînait dans le même lieu et Erik dut se retenir pour ne pas rire. Cet homme, c'était Julian dans vingt ans, portant encore beau malgré un corps alourdi et un visage ridé, les cheveux soigneusement ondulés par un coiffeur chic et les mains manucurées ne suffisant pas à cacher le désastre. S’il attirait son attention, il était sûr qu’il lui ferait des grâces. Il dut se retenir pour ne pas le faire et se sentit plus malheureux encore.

7 avril 2024

Erik N / Le danseur. Partie 2. Jennifer, la danseuse qui condamne Julian.

 

 

Jennifer, qui avait souvent été sa partenaire sur scène, se rendit compte du désastre imminent et vint le voir.

-Il faut que tu arrêtes.

-Que j’arrête quoi ?

-De ne pas dormir, de t’en vouloir.

-De quoi tu parles ?

-De Julian Barney, de qui d’autre ! Ecoute, on est plusieurs à s’inquiéter. Arrête quand il est temps.

-Qu’est-ce que Julian a à voir là-dedans ?

Jennifer hocha la tête. Elle était consternée.

-Sais-tu qui sont les Barney ?  A priori, non mais moi, je le sais. J'aurais dû t'en parler bien avant. Ils sont malades. J'ai vécu à Boston et quand je n'avais pas d'argent, j'ai eu des petits boulots ; tu sais, j'ai fait la bonniche pour une Miss Barney qui doit être une de ses tantes ! Rien que d'y penser ! Beacon Hill. Ils ont des maisons superbes, très Nouvelle-Angleterre. Ils sont riches, brillants. Au début, je pensais que les parents de Julian n'étaient pas les pires car eux, ils ont des galeries d'art, des boutiques d'art ! Seigneur ! Tu n'as pas idée. Bien-pensants et mesquins, racistes, orduriers ! Il n'a pas dû s'amuser ton « Julian » entre son père snob, adultère et humiliant et cette cinglée qui ne manque pas une occasion de vanter les Préraphaélites et décore tout en rose bonbon ! Son choix c'était l'Art bien sûr d'où sa brillante présence au Met. Et pour les options obligatoires, il avait le nombrilisme, pardon, le narcissisme et la pédérastie. En option facultative, il a suivi la famille, il a pris la cruauté ; déjà, ça donne la tendance.

-Je ne le vois plus.

A nouveau, elle fit un signe de tête négatif :

-Il te dévore ! Julian Barney ! Il t'a humilié, Je ne suis pas la seule à l’avoir compris. Ça n'a rien à voir avec toi, Erik, rien. Ce ne sont pas tes préférences affectives ou sexuelles qui sont en cause. Tu fais tes choix et ils te regardent. Mais quelqu'un comme lui ! Il est tellement pervers !  Tu arrives dans sa vie, tu n'es pas américain, tu es si blond, si exotique !  Tu le trouves gentil mais qu'est-ce que tu veux qu'il fasse ? Jamais il ne sera comme toi, jamais ! Tu es un danseur et un grand danseur ! Enfin, il n'est pas idiot, ce que tu es capable de faire, ta technique, ce don que tu as, ces émotions qui te traversent, ça le dépasse, tout intellectuel et snob qu'il soit ! Erik, regarde ce que les critiques disent, ce que Martins dit, ce que nous te disons ! Quand tu es programmé, la salle est comble. On se lève pour t’applaudir : tu es absolument magnifique. Je t'assure. On en tombe à la renverse ! Et lui, qui ne sait que flatter les divas, il se raccroche au fait que tu es venu vers lui, que tu as été tendre. Il est radieux. Mais si tu lui tournes le dos, il sait qu'il est un Barney : il t'atteint, dans le dos si possible et il te met à terre. Et le pire est qu'il est capable de verser une larme tout en se persuadant dès le lendemain que si quelqu'un est en cause, c'est toi !

Erik savait qu'elle avait raison.

-Il y a des choses sur ma sexualité, sur lui, sur moi ; enfin, tu ne sais pas. J'ai un lien spécial avec lui...

Elle cria presque.

-Ne le laisse pas t'atteindre ! Un lien spécial ! Écoute Erik, tu me peux me prendre pour une jeune femme jalouse et franchement quand on est sur scène avec toi, que l'on donne le meilleur et qu'on te regarde, il y a de quoi te jalouser. Je n'ai ni ta beauté, ni ton charisme. Je n'ai pas de dons particuliers dans la vie et je ne passe ni à la radio, ni à la télé ; ma carrière de danseuse ne sera pas si longue. Tu peux retenir tout cela contre moi et je le comprendrais mais je serais contente si j'ai atteint un objectif : te convaincre que ce type est foncièrement détraqué. Remplis ton contrat ici et fais-toi inviter ailleurs ; avec ta carte de visite, de toute façon, ce ne sera pas compliqué. Barney, il sait faire Boston- New-York et vice-versa ; les capitales européennes, il n'y tient pas longtemps. Prends du champ !

-Jennifer, tu es avisée, je pense ; cette ville m'étouffe maintenant.

Il n'en dit pas plus et elle l’enlaça doucement, il l'embrassa sur le front. Plus tard, il pensa que si, sur de nombreux points, elle avait vu juste, sur d'autres, elle avait frappé dans le vide. Il est des mises en garde inutiles. Barney était certes un grand-bourgeois au caractère affirmé mais il ne voyait pas en lui un monstre. Il se montra distant et elle comprit le message.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Un projet de film.

 

L'autre visite fut celle de Wegwood :

-Erik, je dois te parler de Nijinsky. J'ai un projet de film avec un Californien. Je t’ai apporté tout un dossier. Le projet n'a de sens qu'avec toi.

-Avec moi ?

-Oui, tout à fait.

-C'est un film sur un danseur qui se met dans les pas de Nijinsky et de toute façon, ni Nicolas Mills qui sera le metteur en scène ni moi-même qui serai le chorégraphe ne verrions quoi que ce soit sans toi ; tu es encore souffrant mais d'ici quelques jours, lis ce que je te laisse. On en parlera.

-C'est flatteur.

-Non, c'est réaliste.  On sait que ça fonctionne si c'est toi. On va dire que c'est bien vu. On ne te flatte pas. On sait. En fait, tu es notre caution. Tu vas avoir un appel du metteur en scène. Il veut te rencontrer rapidement.

Ce que lut Erik le troubla profondément. Nijinsky ! Le petit Polonais dont on s'était tant moqué à l'Ecole impériale avait souffert de ne pas être riche, d'avoir été abandonné par son père, d'avoir un frère malade mental. Amant du Prince Lvov, il avait été présenté très jeune à Serge Diaghilev qui lui avait donné les Ballets russes en exigeant tout de lui. Et il avait tout donné à la danse dans ses envols, ses postures, cette incroyable expressivité qui était la sienne et sa grâce. A Copenhague, tout jeune, il avait vu dans l'appartement de Friederisberg un documentaire sur lui où apparaissaient ses multiples visages : celui du beau Spectre, celui du Faune, celui de Petrouchka, celui de Till l'Espiègle...Et Irina lui en avait parlé, Oleg aussi...

-C'est curieux cette proposition qui survient juste au moment où je danse un de ses ballets...

Cette remarque amusa Wegwood.

-Il est difficile de croire à une simple coïncidence, c’est sûr ! Il faut nous répondre, Erik car c'est le moment précis où tu peux le faire.

Ce projet inattendu lui redonna des forces et c'est plus détendu qu'il rencontra dans un café new-yorkais, Christopher Mills, un grand jeune homme trop enrobé au parler difficile. Loin des standards californiens, il surprit le danseur qui s'attendait à rencontrer un réalisateur sûr de lui et soignant autant son corps que sa mise. Il n'en était rien. Mills semblait tout encombré de lui-même et il était maladroit.

-Vous aimez le scénario, vous me l'avez dit au téléphone.

-Oui mais si le monde de la danse me connaît, le grand public ne sait pas que j'existe.

-Ah oui bien sûr, bien sûr ! En même temps, on ne veut pas d'une star de la danse que d'ailleurs on ne pourrait pas payer. On veut un visage comme le vôtre, c'est à dire classique et aussi exotique. C'est très mal dit et bien sûr nous voulons un très bon danseur.

-Vous êtes direct ! Je ne suis pas comédien et il y a beaucoup de textes.

-Vous aurez un mois pour travailler tout ça et un coach.

-Il pourrait y avoir un danseur et un comédien...

-Non, ce serait la mort du film. Vous saurez faire. Vous êtes au New York city ballet. J'ai lu ce qu'on dit de vous. J'ai vu des vidéos. Désolé, la danse classique...

-Vous intéresse peu ? Est mal connue de vous ? Mais si vous faites un film sur Nijinsky …

-Ah oui, bien sûr, bien sûr ! Je ne suis vraiment pas doué pour expliquer. En fait, je veux dire que j’ai vu peu de ballets avant de vouloir faire ce film et j’ai rattrapé le temps perdu mais je ne suis ni un spécialiste, ni un esthète. Avoir une culture dans ce domaine m’intéresse mais je suis du genre acharné : je vais donc rattraper mon retard.  J'ai mis des années à monter de film et ça y est, tout est prêt.  Il manque le danseur. Erik, c'est vous, c'est clair. Vous ne parlez pas beaucoup, votre visage peut être très expressif comme totalement fermé. Ce sont des choses comme cela qui me confirment dans mes choix comme votre formation au Danemark, ce que vous aimez faire...

-Vous savez ce que j'aime faire ?

-Non enfin si bien sûr. Nijinsky, vous l'aimez, je le sais et ça ne date pas d’hier.

-Qui vous a parlé de cela ?

-Je le sais, c’est tout. Vous signez ?

-Oui.

-Vous devez me faire confiance !

-C’est le cas.

-Ne voyez pas ce film comme une récompense ! Vous n'êtes pas une valeur au cinéma. C'est un salaire qui...

-C'est très bien comme ça.

-Je ne suis pas très adroit.

-Si, vous êtes direct et c’est bien. En tout cas, Je fais le film.

-J’en suis ravi. Ils le seront tout autant que moi.

Puis il dansa le Spectre de la rose. Wegwood l’avait fait beaucoup travailler. On l’applaudit à tout rompre. Julian aussi, qui était dans la salle.

Erik avait sa réponse. Il le sut plus encore quand il revit les photos où il posait avec Oleg et Irina et celles, si émouvantes, de Vaslav, avant que la maladie mentale ne le contraigne à quitter le monde de la lumière pour celui de l’ombre.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Erik accueille Else et revoit Julian.

 

7. Des rencontres et un départ.

Erik s'apprête à partir en Californie pour y tourner un film sur Nijinsky. Cette nouvelle perspective l'enchante. Else, sa soeur vient le voir et, contre toute attente, il contacte Julian et le revoit.

Il posa un congé pour l'été qui lui rendit plus facile ses dernières obligations. Les derniers mois à New- York lui parurent moins pesants. Il vivait de nouveau seul mais il reçut sa famille : Kirsten, ses trois enfants et son mari et Else dont la beauté le stupéfia. Kirsten honorait un voyage prévu de longue date mais dès qu'il la vit, il souhaita que son séjour de dix jours puisse être ramené à trois. Il ne la retrouva pas telle qu'elle avait été, encourageante et observatrice. Elle était pesante désormais et son mari et leurs deux enfants ne l’étaient pas moins ; mais Erik, qui constatait avec désolation que la communication entre sa sœur et lui était devenue inexistante, fit son possible pour distraire tout le monde.

Avec Else, ce fut tout le contraire. Elle fut d'emblée admirative et très respectueuse. Il put se promener dans Manhattan avec elle et s'amusa. Lui, en cuir et elle en grand manteau ouvrant sur un short avec corsage ajusté, bas foncés et bottines, offraient un spectacle magnifique et en étaient conscients. Elle était très bien faite, mince, longue. Elle savait se maquiller et s'habiller et elle était jeune, fraîche, curieuse de tout. Il l'avait emmenée en boite où on les prenait pour des amants. Elle y faisait fureur, blonde et scandinave comme elle l'était et, vêtu de noir comme elle et aussi somptueux qu'elle dans sa mise dépouillée, il intriguait et attirait. Elle fit l'amour à droite et à gauche non sans qu’Erik lui ait dit de prendre soin d'elle. Elle était aussi splendide sans maquillage et vêtue d'un grand tee-shirt au petit déjeuner qu'en Chanel dans un restaurant snob ou en minirobe noire et escarpins dans une boite chic. Ils furent pris en photo et on les admira. Else rit et dit :

-Que nous sommes sexy !

-Toi, surtout. Les hommes te dévorent des yeux !

-Les hommes et les femmes, tu veux dire ! Ça fait longtemps que j’ai compris ça, Erik et j’ai fait certaines choses moi-aussi : j’ai aimé les plaisirs variés… mais je préfère les hommes en fin de compte ! Pour toi, c'est pareil, tu attires ces messieurs et ces dames. Je me trompe ?

-Non.

-Ils ont raison : tu es très beau ! Je ne suis pas curieuse. Je ne sais pas quelles réponses tu donnes aux questions que tu te poses en ce domaine et elles te regardent ! Et après tout, l’important est qu’ils nous trouvent à leur goût mais qu'ils ne nous dévorent pas !

Il ne put s’empêcher de rire : elle était très directe.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Else, belle et directe.

 

Une autre fois, elle lui dit :

-Je viens de te voir danser Erik : tu ne peux pas faire moins bien que ce que tu fais car ils ne te le pardonneraient pas !

-Je sais.

-Moi, je ne savais pas que tu leur faisais cet effet ! Le public et toi ! Tu as beaucoup de chances mais tu dois toujours être en équilibre…

-Tu es une magnifique cover-girl. Les grands photographes de mode te recherchent. Je t’ai vu en couverture de Vogue, entre autres…

-Ça n’a rien à voir ! Moi, j’ai un travail qui ne dure pas. J'ai eu de très bons contrats et j’en ai encore quelques- uns mais je suis déjà à l’âge de la reconversion…. Tu sais, Je voudrais acheter une maison dans le nord du Danemark et un appartement à Copenhague. Bientôt, je vendrai de la lingerie fine très chic. Je crée déjà des modèles. C'est un job lucratif. Toi, la donne n'est pas la même ! C'est une vraie discipline et la compétition est permanente. Et ces compositeurs, ces musiciens, ces chorégraphes, ces décorateurs !  Combien de ballets déjà montrés, combien d'artistes déjà encensés...On vous demande tant !

-C'est beaucoup de travail mais je gagne aussi de l'argent.

-C'est bien, petit frère ! Fais comme moi : achète des biens !

Else ne demanda rien sur sa vie et ses amours. Il lui en fut gré. Elle était insouciante, belle. Quand il la voyait boire un thé chaud, Isabel la regardant avec adoration, lui aussi l'admirait. Elle était légère dans sa vie. Il demanda des nouvelles de Marianne mais elles ne furent pas bonnes. Sa carrière de comédienne ne décollait pas. Elle s'était fâchée avec Kirsten et leur père, n'était pas très agréable avec leur mère, restait courtoise avec elle et évitait de parler de lui, Erik car la réussite de ce jeune frère si doué la complexait. Il ne commenta pas. Il connaissait mal Marianne. Il préférait Else, de toute façon. Quand elle quitta les USA, elle dit :

-Je pense travailler en Allemagne et si tout se passe comme je le souhaite, je le ferai sous peu. En fait, je suis amoureuse d’un berlinois et c’est peut-être là-bas que j’aurai mes maisons ! Toi, tu ne sais pas trop si tu vas encore passer années ici ou si tu vas revenir au Danemark. En tout cas, viens à Berlin car c’est vers cette ville que je me dirige !

-Je te le promets.

En dehors de ces deux visites, il trouva que le temps s’étirait. Son réalisateur lui ayant affirmé que le film était réellement financé et que le producteur avait chair et os, il rongea son frein. Puis, il fut libre. Il avait dansé le Spectre de la Rose, Jeux et était programmé dans d'autres spectacles. Tout était bien. Quand il le salua, Peter Martins eut l'air surpris :

-Un film aux USA ? Vous ne seriez pas le premier danseur classique, ceci dit.

-Nijinsky. Disons que ce sera la base.

-Un film sur Nijinsky ? Herbert Ross en a tourné un en 1980. Vous l'avez vu, sans doute ?

 -Oui, je l'ai vu.

 -Un travail de maître et une belle reconstitution avec pour ce qui est du monde de la danse, quelques réserves. C'était très esthétique mais, pour ce qui est de la vie de Nijinsky, assez elliptique et parfois faux. C'est un remake ?

 -Non, pas du tout. Il y aurait un film dans le film. Un danseur qui est amené à tourner sur Nijinsky et est comme aspiré.

-Plutôt expérimental, alors ?

-Si vous voulez. Sa fille aînée interviendrait.

-Kyra Nijinsky vit en Californie : le film s'appuiera sur elle ?

-Oui.

Peter Martins parut intéressé :

-Ce sera entre fiction et documentaire. Avec de la danse, beaucoup, j’imagine…  Le projet peut être excellent et vous, ça, je comprends. Vous avez dansé le Sacre et le Spectre de la rose, ici. Christopher Wegwood est sur le navire aussi, à ce que j'entends. Il n'a fait qu'un an ici et je conçois qu'il ait d'autres projets. Il est brillant. Ce que je ne comprends pas, c'est qui fait le film !

-Nicolas Mills.

-Erik, je ne sais pas qui il est !

-Il a fait une école de cinéma en Californie ; il a fait de la pub, beaucoup de télé. C'est son premier film. Il en fera d'autres. Je veux le faire. Il faut vivre ses rêves ! Han skal leve sin ves r!

Pour la première fois en trois ans, le directeur artistique lui adressa un sourire chaleureux et complice avant de lui dire en danois.

-Han skal leve sin ves r!

Puis, il ajouta :

-Ce film est déjà financé, bien sûr ?

-Bien sûr.

-Held og lykke !

-Held og lykke

Il lui souhaitait bonne chance. En obtenant son congé, le danseur était ravi. Il allait prendre l'avion pour Los Angeles, non sans avoir promis à des amis de les loger dans son loft après son départ et avoir confié à une Jennifer maussade une Isabel très turbulente. Dès lors, tout serait différent pour lui…

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Erik : quitter New York pour la Californie.

 

Erik tenait à passer seul ses derniers jours à New-York. L’avant-veille de son départ, Il revint chez lui vers seize heures, lut, regarda un film puis se concocta un petit dîner qu'il comptait accompagner d'un verre de champagne. Une heure plus tard, il avait compris : ça ne servait à rien. Tous ces mois de souffrance silencieuse, cette volonté d'être dans l'oubli n'avaient pas été libératrices. S'il connaissait un certain apaisement, il le devait à la chasteté qu'il avait cultivée ces derniers temps. Elle se révélait bien moins vaine que ces rencontres nocturnes qui avaient rempli son ordinaire peu après le Bronx et continuaient de le marquer. Elle lui permettait de se reconstruire et d’avoir de lui-même une image qui n’était plus dégradée Cependant, s’il s’apprêtait à partir plus serein en Californie, il lui resterait bien des doutes et des questionnements. Seule la confrontation avec Julian pourrait les apaiser, il le savait depuis des semaines mais, pris dans des souvenirs négatifs, il n’avait pris aucune résolution. Depuis quelques jours cependant, la tentation d’appeler son ami était grande et son départ devenant imminent, il ne put s'en empêcher. Le décorateur n'était pas chez lui mais il lui dit son départ proche mais pas la raison de celui-ci. Il l'invita à dîner.  Il crut à vingt heures que l'appel était tombé dans le vide mais au moment où il le pensait, il entendit la sonnerie de l'interphone. C’était Julian.

-Cinquième ?

-Oui.

Quand le décorateur s'avança vers lui, Erik entrevit une silhouette altière mais un peu amaigrie. La voix, qui pouvait être hautaine et cassante se révéla humble :

-Bonsoir, Erik. Le hasard a fait que je suis rentré tardivement chez moi. Ton message m'y attendait. Je suis donc reparti aussitôt. J'arrive sans prévenir...

Et comme le danseur demeurait interdit, la même voix déférente reprit :

-Je n’ai trouvé que des fleurs. Des orchidées. Elles t’attendront…

Il n’était pas si difficile de croiser son regard et Erik le fit bravement, s’étonnant de son absence d’hostilité. La voix s’élevait, toujours, très mesurée.

-Tu aurais dû t'habiller comme moi et mettre des chaussures à lacets. Tu les fais souvent mal. J'aurais fait cela pour toi. Les refaire.

-Pour te mettre à genoux ?

-Je ne m'en relève que mieux. Regarde…

Erik ne répondit pas et Julian refit les mouvements qu’il avait faits à Copenhague, obligeant son ami à le faire se relever. Se trouver ainsi face à face avec cet homme qu'il n'avait plus revu depuis cette pénible discussion à Central Park suffoqua Erik qui continua de ne rien dire, ses yeux clairs rencontrant le regard de Julian. Toujours cruellement observateur, celui-ci recula et le dévisagea

-Toujours beau et plein de classe, Erik. Tu portes des vêtements que je n'ai pas offerts mais c'est très bien. Rien à dire.

Le jeune homme laissa son ami parler pour deux :

-Que de tensions !  Elles se lisent sur ton visage. Comme ça, nul besoin de les commenter.

La voix du décorateur était encourageante.

-Allons, mon danseur, dis-moi un peu les choses.

-Je ne t’ai pas demandé de venir pour parler de ce qu’il y a eu. Je ne crois pas que ça servirait à quelque chose. J’ai pris un peu de recul et toi-aussi, je pense.

-C’est exact, plus ou moins en tout cas. C’est donc ta carrière ? Il y a un problème ?

-Ma carrière ?  Non, il n’y en a pas.

-Quoi d’autre, alors ?

-Je vais te le dire.

-Tu pars, je le sais cela !

Julian parcourut du regard l'espace qui l'avait créé et il parut content. Tous ces meubles clairs, ces éclairages indirects. Un bel espace aérien, serein, mêlant l'intime au ciel qui entrait par les grandes baies vitrées et la danse à l'intime : c'était bien pensé. Avoir mis des barres et des miroirs dans un loft ! C'était si inattendu.

-Un espace pour le rêve. On est au ciel. Ta mère a vu juste.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Julian et Erik. Un film ?

 

Le décorateur portait du brun, un brun luxueux à base de cachemire mais bien que plein de prestance, il semblait plus sobre, comme dépouillé de toute flamboyance. Il s'assit sur la banquette que lui désignait Erik et se montra surpris quand celui-ci lui tendit une coupe de champagne.

-Tu vas tourner un film ? C’est pour cela ?

-Oui, j’ai pris un congé de sept semaines.

-Un film sur Nijinsky.  C'est ambitieux.

-Ils sont très déterminés. Mills et Wegwood.

-Wegwood, je situe. Et l'autre ?

-C'est le metteur en scène. Je ne l’ai vu que deux fois, ici. On a surtout parlé au téléphone. J'ai le scénario. Je ne cesse de le lire.

-Tu leur fais confiance ?

-Oui.

-Tu vas jouer Nijinsky ?

-Non, non, je ne pourrais pas cela, ne serait-ce que pour la ressemblance physique ! Je vais jouer un danseur qui est amené à tourner un film où il danse les rôles de Nijinsky et dit les textes du Journal. D'autres aussi. C'est un scénario ambitieux mais comment dire non ? Ce danseur, Irina Nieminen m'en parlait à Copenhague. Chez elle, il y avait tant de photos ! Il y en avait de lui ! Et puis, j'ai dansé Le Sacre, La Rose, Jeux. Tu sais, j'y pense beaucoup. Ça sera une vision différente. C'est peut-être une chance.

-Une chance ?

-La Danse, c'est lui ! Irina disait cela et chez elle, il y avait des photos des ballets russes partout et elle en parlait beaucoup ! Les premières photos que j'ai vu de lui, c'était chez elle. On n'est pas danseur longtemps. Je veux savoir. Je veux savoir qui il était et comment il dansait. Je veux me rapprocher de lui. Je le voulais depuis longtemps, je crois. Wegwood ne me dirigera pas de la même façon. On va chercher et si on y arrive, on le trouve, lui !

Cette fois, le regard de Julian changea : il scrutait le danseur professionnel.

-Tu es resté très bien sur scène ; mais te voir filmé quand tu danses, ça me rend curieux…

-Tu n'as pas peur ? Ce projet te permet de quitter New York mais ce sont des enjeux forts. Si le film est un four, je te connais, tu t’en voudras. Et s’il a du succès, tu seras sur la sellette et là aussi, ce sera difficile.

Erik eut un sourire indéfinissable et ses yeux brillèrent. Il désarma Julian :

-Si c’est un échec, ce ne sera pas l’Enfer, ou alors, celui de l'Antiquité. Celui d'Orphée, tu sais. On peut en ressortir. Au contraire, si le film marche…

-Tu te rapprocheras du paradis ?

-Je l’espère !

-Avec qui comptes-tu y être ?

-Les Rois et les Reines de la danse !

Cette fois, Julian se mit à rire et finit sa coupe. Erik le resservit et but lui-aussi. Le champagne rendait ses yeux brillants.

-J’ai préparé un dîner.

-Oui, tu m’as dit.

-Ce film est une merveilleuse opportunité pour toi : Nijinsky !

-J’ai hâte d’être en Californie. J’espère ne pas me tromper.

-Non, beau jeune homme, je ne le pense pas.

Le danseur disposa sur la table des assiettes de poisson froid, sobre et raffiné. Son visage, pris dans une lumière indirecte, apparaissait comme une découpure à Julian qui, de l'autre côté de la table, l'observait. Il n'était plus celui qu'il avait connu en Angleterre, beau, jeune et distant et plus non plus le jeune danseur qui vivait à New York, parce qu'il avait rencontré la culpabilité, la violence des désirs contradictoires et la solitude. Il y avait une sorte de distinction qui était apparue, un côté volontaire qui s'était affirmé et moins d'immédiate séduction mais sa beauté, même transformée était impressionnante.

Ils dinèrent et burent encore.

-Délicieux…

-Il y a du gâteau aussi…

-Oh Erik !

Isabel, qui se tenait en retrait, observait Julian depuis son arrivée mais ne s’avançait pas vers lui. Il semblait lui inspirer de la méfiance.

-Que vas-tu en faire ?

-Des amis la prennent en pension.

-Pas moi !

-Trop de choses à griffer. Ton intérieur est si beau…

Julian hocha la tête avec bienveillance.

-Elle t’a aidé ?

-Oui, depuis que je l’ai trouvée, elle m’aide. Elle aime bien quand je travaille à la barre.

De nouveau, Julian se mit à rire. Plus tard, après le dessert, Erik fit une demande : Julian acceptait-il de lire le scénario ? Celui-ci accepta mais montra des réserves.

-Il est volumineux et ça va prendre du temps…

-Prends-ton temps. Tu peux rester.

Comme il se mettait en lecture, le danseur partit ranger les restes du dîner puis alla se doucher. Quand il réapparut, son ami lui dit :

-Il me reste encore à en lire la moitié. Ce que j'ai lu est très bien. Je suis surpris. C'est très travaillé, brillant en fait. Ce départ très réaliste et cette évolution vers l'onirisme...

-Continue de lire.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Revoir Erik , juste avant la Californie.

 

Erik, se tenait de profil. Par les grandes baies vitrées, il contemplait les lumières de Manhattan ; la nuit vibrait. Se sentant observé, il se tourna et adressa un sourire à Julian.

-Oui, je continue.

Julian le contempla un instant puis se remit à lire. Les grandes baies vitrées qui donnaient sur la ville plongeaient le loft dans une délicate pénombre et des lampes brillaient çà et là. Il régnait une étrange atmosphère aussi concrète que poétique. Les contours des meubles, les piliers qui soutenaient l'édifice tout autant que les tapis et les tableaux disposés çà et là créaient une ambiance déroutante.

-C'est très beau, ici. Tu as su créer un décor simple et poétique.

-Oui, ça m'apaise beaucoup.

Julian se remit à lire mais s’arrêta encore et dit :

-Je ne sais quelle envergure ce « Mills » a comme metteur en scène mais il est à l’origine d’un scénario très bien construit, les dialogues se tiennent. Ce sera une belle expérience. Mais malheureusement…

-Malheureusement ?

-Je ne peux pas finir maintenant. Je vais te laisser. Tu es à la veille d’un grand départ.

-Non, non ! C’est important. -Tu peux rester mais sois fraternel.

-Fraternel ? Est-ce à propos ?

-Mais oui, tu peux dormir ici.

-Il n’y a que ton lit.

-Et bien, tu auras sommeil une fois que tu auras fini de lire ce scénario. Et moi, je dormirai déjà.

Julian était stupéfait. Devait-il accepter ? Le champagne l’avait plongé dans une douce langueur ; il refusa d’intellectualiser et accepta spontanément.

-D’accord.

Erik passa dans la salle de bain dont il ressortit les cheveux mouillés. Il se les essuya avec une serviette éponge. Il portait un pantalon de pyjama blanc et un t-shirt à manches longues, blanc également : c'était une belle image simple et le décorateur la trouva belle.

-Il y a ce qu’il faut dans la salle de bain. Cherche dans les placards.

-Tu es plus mince que moi…

-Je t’assure, tu vas trouver.

Cette fois, ils riaient tous deux. Julian revint tout en brun et trouva cette fois Erik allongé sur son lit dans une pose d'enfant sage et rêveuse. Julian fut surpris de le trouver si abandonné, prêt au sommeil.

-Je ne vais pas te déranger ?

-Non, tu vas lire.

-Tu vas vraiment dormir ?

-Mais oui ! Les deux nuits dernières, j’étais agité à cause de ce film. Je ne tenais pas en place.

La douceur d’Erik le surprit. Il s’était mis dans les draps et fermait les yeux. Comme il l’avait dit, Julian termina la lecture du scénario et se dit qu’Erik serait chanceux si le metteur en scène était doué et que le film ne se heurte pas à un problème de distribution. Comme il se faisait ses réflexions, il vit la chatte Isabel venir se lover contre Erik et se mettre à ronronner. Lui-aussi s’allongea. Il n’y avait aucun rideau nulle part et l’éclat de New York entrait dans la chambre : c’était insolite. Comme il peinait à trouver le sommeil,  il dit à mi-voix :

-Je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme toi, si ravissant et si buté, si charmant et si concentré, si créatif et si obstiné. Surtout, je n'ai vu quelqu'un qui ait une telle volonté et une telle passion pour la Danse, une telle humilité face à cette passion, un tel abandon de soi. Maintenant, il est des vérités paradoxales. Je t'ai désiré et je t'ai attiré et je t’ai exaspéré avant de te frapper. La logique serait de te dire que je suis navré, que je me vomis d'être ainsi. Mais c'est faux. C'est parce que tu es ainsi que ma vie a du sens et tu éveilles en moi un amour si fort. Tu comprends ? Je te ne ferai plus de mal, seulement du bien, enfin si j'y arrive...

Mais Erik, il s'en rendit compte, avait une belle respiration régulière. Dans la pénombre, son visage était lisse et calme ; endormi, il avait un léger sourire sibyllin.

-Ah tu ne sais pas ce que j’ai dit !

La chatte, elle, avait entendu. Elle ronronnait plus fort. Julian resta longtemps les yeux ouverts dans ce singulier appartement mais son inquiétude et sa crispation s'en allèrent et il s’endormit, lui-aussi.

7 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 2. Se retrouver et se quitter déjà.

 

La matinée était avancée quand le danseur s'éveilla. Depuis longtemps, Julian était de nouveau éveillé mais il demeurait allongé et muet. Erik parut surpris :

-Il est tard, non ?

-Oui, il est dix heures.

-Ton travail ?

J'ai beaucoup de latitude. J'irai plus tard.

Le danseur ne commenta pas. Rêveur, il semblait avoir déjà changé de monde.

-J'ai toujours eu peur des eaux qui se réconcilient. Skägen. Les deux mers. Il y a longtemps. Ce sont des eaux froides : Baltique et mer du nord. Et le partage se fait, tout se mélange. Mais je suis en train de vaincre cette peur et ce ne sera pas comme avant. Jeg ved nu!

-Traduis !

-Plus comme avant.

-Je ne comprends pas.

Sorti du lit, il cherchait ses vêtements. Sans regarder son ami, il parla avec simplicité.

-C’est vrai, ça ne sera plus pareil.

-Pourquoi ?

-Nous ne sommes plus fâchés, n’est-ce pas ?

Le danseur tourna la tête vers son ami et le regarda sans ciller. Julian, qui retenait son souffle, fut ébloui par tant de sincérité. Il fit un léger signe d'assentiment.

-Malgré toute cette dureté ?

-Oui.

L'instant était magique. Rien de plus ne fut dit. Ils se vêtirent et burent du café.  L'étrange chatte qu'Erik avait recueillie se tenait toujours près du danseur qui lui inspirait une admiration sans borne et elle jetait au décorateur des regards méfiants.

-Elle est assez laide !

Le jeune homme rit.

-Oui. Elle n'est pas bien proportionnée. Elle a de trop grands yeux. En même temps, elle était là pendant ces mois difficiles. Elle m'attendait, me regardait, souvent avec adoration. Elle me guettait et m'attendait. Une fois, je suis rentré ivre : elle a eu beaucoup de réprobation. Une fois, je suis resté deux jours sans rentrer : elle était si inquiète. Elle a une grande rigueur morale. Elle m'a fait de véritables leçons muettes quand j'ai dérivé. Alors, je me suis levé à la bonne heure, suis allé répéter, ai travaillé ici et j'ai commencé à aller mieux. Elle m'a toujours regardé dîner et c'est là qu'elle me parle. Je la respecte.

Le décorateur regarda à nouveau le beau logement d'Erik et s'approcha de la chatte craintive qui sentant son approbation, se mit à ronronner.

-Ton avion ce soir à seize heures ?

-Oui.

-Elle attendra ton retour.

 Le jeune homme eut un rire tendre.

-Tu t’inquiètes pour ma chatte, toi ! Nous sommes très touchés, elle encore plus que moi !

Puis, comme son ami semblait perplexe, il lui dit posant ses yeux bleus sur lui :

-Ce que j'ai dit est vrai.

-Que nous sommes plus fâchés ? Non, mais je ne l’aurais pas dit comme ça. Tu parles comme un enfant.

-Et ce n’est pas crédible ?

-Erik, je t'ai à peine retrouvé que tu pars...

-La Californie, un metteur en scène inconnu et le grand danseur russe ? Ce sera difficile.

-Mais tu feras face. Je te connais. Et puis, je suis quelqu'un de difficile et je suis possessif. Tu t'en es rendu compte, il me semble. Alors, cette période où nous serons très éloignés l’un de l’autre sera révélatrice ; de quoi, je ne sais pas encore et toi non plus.

-D’accord. Je te donnerai des nouvelles.

-Je l’espère.

-Et je ferai face.

Le regard qu'Erik lança à Julian fut si acéré que celui-ci en frémit. Ce danseur à l'audace sidérante savait que ce film était fait pour lui et que les liens qui le reliaient au grand danseur russe allaient se resserrer. Ce serait donc une aventure, une vraie et il ressortirait différent.

-Je te laisse, tu as encore des préparatifs à faire et il faut que tu t’occupes de ta chatte. A bientôt.

-Oui, à bientôt.

Julian se dirigea vers la porte puis s’arrêta. Il ne put faire autrement que de revenir vers Erik qui l’attendait, hiératique. Ils s’entreregardèrent puis le décorateur l’embrassa sur les lèvres ; et cette fois, il s’en alla. Erik ne lui était pas totalement ouvert mais il s’était montré conciliant ; c’était déjà cela.  Mais Julian ne lui dit pas qu’il l’aimait toujours et mentalement, il s’engagea à ne pas aller en Californie, quelles que soient les demandes du danseur. Ce tournage risquait d’être mouvementé, Erik était changeant. Revenir sur des terres instables serait une erreur.

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3.

 

 

 

PARTIE 3

TOURNER UN FILM

LÀ-BAS

 

Je n'étais pas suffisamment mûr pour la vie.

J'avais peur de la vie. Maintenant, je n'ai pas peur de ma vie.

 

Vaslav Nijinsky.

 

Cahiers

2 avril 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Présentation.

 

 

De nouvelles perspectives se présentent : Erik, qui est lassé de New York, part tourner un film en Californie. Il y sera un danseur classique contemporain qui se heurte à l'œuvre de Nijinsky, à sa vie, à son Journal et aussi à l'une de ses filles, l'aînée, Kyra.  Erik aime les défis : ce film en est un. Il se prépare donc puis part pour LOs Angeles. Là, il est confronté à un milieu dont il ignore tout : celui du cinéma. Entre divers jeux d'influences, amours anciennes et amours récentes, danse classique et composition d'acteur, comment fera t'il pour rester solaire face à ceux qui exigent tant de lui ? 

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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
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