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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Nijinsky; Folie. Journal.

 

-Mademoiselle…

-Kyra !

-Entendu ! Kyra, je ne dispose que d’une unique version. Même dans celle-ci, votre père veut de toute façon montrer qu'il n'est pas « fou ». N'est-ce pas ?

-Oui. Vous savez, mon père n'a pas vu ce texte comme la dernière chance qui lui était donnée de montrer qu'il n'était pas malade. Il l'a vu comme une possibilité de démontrer qu'il était passé à un autre plan, une autre dimension. Il avait joint son âme à Dieu. A ma mère, d'ailleurs, il dit : « tu sais, c'est mon mariage avec Dieu ». Il disait que le peuple devait non pas « penser » mais « ressentir ». Quand on n'était plus dans le sentiment, la sensation mais seulement dans la pensée, on allait vers la guerre. Quand il disait cela, il se heurtait bien sûr à ma mère ! Elle essayait de le comprendre à travers son intellect et il demandait à être compris d'après ses ressentis ! Beaucoup ont ri que Nijinsky ait fait des classements parmi les hommes politiques ; il a dit que David Lloyd George, le premier ministre britannique ne se servait que son intellect alors que Woodrow Wilson qui était pacifiste était en relation avec ses ressentis. Mon père avait lu Tolstoï dont on a peine aujourd'hui à mesurer l'influence ! Il était sûr de ce qu'il écrivait. Vous savez, il n'avait pas l'intention de gagner de l'argent avec son journal : une fois publié, il l'aurait distribué à qui voulait le lire. Il voulait qu'on le connaisse comme un pacifiste ! Il n'aimait pas l'idée que son texte soit imprimé, il aurait voulu des fac-similés car, selon lui, on était bien plus près d'un écrit vivant que de sa reproduction. Il pensait vraiment qu'on le comprendrait. Cette humanité en deux catégories : ceux qui pensaient et ceux qui ressentaient. Souvent, il citait Lloyd Georges et Diaghilev. Il disait : « ce sont des aigles. Ils permettent aux petits oiseaux de continuer de vivre ! »

-Donc selon vous, sur ce conflit mondial, il avait des vues justes ?

-Il démontrait son pacifisme et son amour de l'humanité. On oublie aujourd'hui qu'il s'inscrivait dans un courant de pensées, que des intellectuels et des artistes pensaient comme lui. On ne voit que l'incohérence de certaines pages...

-Il a aussi dessiné la guerre…

-On ne sait pas généralement qu'à Saint-Pétersbourg, mon père avait étudié le dessin. Léon Bakst le lui a enseigné. Et savez-vous qui étudiait en même temps que lui ? Marc Chagall ! Celui-ci a dit bien avant que mon père ne tombe malade qu'il dessinait comme un enfant. Vous savez : ces grands yeux bicolores, ces cercles... Vous savez que certains collectionneurs les recherchent avec avidité maintenant ? C'est risible, n'est-ce pas ! Il était terrifié par la guerre, c'était pour lui le passage d'un monde joyeux, celui qu'il avait connu, à un autre si monstrueux et tourmenté... Ce n'était pas un peintre. Il « voulait » dire.

-Alors, il a voulu dire Diaghilev.

-Ah Diaghilev !  L’imprésario russe, Fokine, Massine, Lifar, les danseuses, les musiciens...Et mon père ! Nous ne sortirons jamais si je poursuis sur le sujet ! Et vous m’avez annoncé un bon restaurant !

Il se mit à rire et elle rit elle-aussi.

-Nous partons ?

C’était encore tôt mais il craignait qu’elle ne fâche ; il avait récupéré une voiture, mieux valait faire un tour de ville. Ils quittèrent l’hôtel et commencèrent à rouler. Il y avait beaucoup de monde. Mobilisant ses connaissances, Erik réussit à la conduire çà et là, lui montrant quelques lieux que les touristes adoraient. Elle parut adorer d’abord puis, retrouvant ses idées noires, elle se mit de nouveau à raconter.

-Ma mère a, selon elle, épousé un homme sain mais ses plans ont été déjoués ! Elle a fini par comprendre que son amour et son dévouement ne serviraient à rien si elle ne faisait pas aider. Mon père a alors été envoyé au sanatorium de Bellevue à Kreuzlingen. C'était un établissement dont la publicité était basée sur le confort et le caractère humain. Ludwig Binswanger l'a pris en charge. Il était l'un des théoriciens de la thérapie existentielle. Ne me demandez pas d'expliquer en quoi cela consiste, non que je ne le sache pas mais je ne le veux pas ! Mon père avait des hallucinations. Il s'arrachait les cheveux. Il attaquait ses gardiens et affirmait que ses membres inférieurs ne lui appartenaient plus. J'étais petite, c'est vrai mais je me suis sans cesse demandé si cet état dans lequel je l'ai vu était dû à sa maladie ou aux traitements qu'on lui imposait. Quelquefois, il était lucide. Il disait : « Mais pourquoi m’enferme-ton ? Pourquoi les fenêtres sont-elles condamnées ? Pourquoi ne puis-je aller à Zurich ? Je dois trouver un éditeur ! Et on ne me laisse jamais seul ! Pourquoi ? » Les docteurs établissaient leurs diagnostics à partir des pages de son journal... Vous entendez ! Vous entendez cela !

Erik faisait tout pour garder son calme.

-Oui, Kyra.

-Ma mère a donné le Journal de mon père à des médecins ! Elle a fait ça à cet homme bon qui abordait les gens dans la rue et leur disait d'aller à l'église ! Bien sûr, elle voulait qu'il danse encore ! Mais quelle sotte ! Mais quelle sotte ! Elle a organisé un spectacle pour, j'imagine, qu'il aille mieux. C'était la guerre. Il avait sur celle-ci les idées que je vous ai données ! Il s'est assis en face du public. Il a regardé les spectateurs pendant une demi-heure. Puis il a exécuté un solo. Il avait, avec des étoffes, formé une grande croix sur le sol. C'était une danse magnifique et triste. Le spectacle n'a pas plu et naturellement, ma mère et les médecins ont jugé que décidément son état empirait !

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20 mars 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 3. En route pour le restaurant, avec Kyra Nijinsky.

 

Erik hésitait :

-Mademoiselle Nijinsky, voulez-vous que nous nous arrêtions quelque part ?  

-Non ! Je poursuis : à Saint-Moritz, ils étudiaient son cas. Eugen Bleuler avait inventé le terme « schizophrénie » en 1911 et bien entendu quand mon père, présenté par ma mère, lui a été « soumis », le diagnostic est tombé. Oui, c'est cela.  Le bon docteur a déclaré qu'il était malade mental et incurable. Ma mère était liée à un autre médecin. Un jeune Hans Frenkel. Ils sont devenus très proches, intimes pour tout dire... Il faut bien sûr la comprendre...Son mari malade prônait la chasteté...Si j'avais pu détruire cette « femme », ma mère quand j'étais adolescente, je l'aurais fait, je l'aurais fait ! Et lui qui a répondu quand elle est venue lui dire le diagnostic du grand docteur : « Petite femme, voilà la garantie de ma mort » ...

Cette fois, elle pleurait. Le danseur réussit à se garer.

-Je suis navré. Vous voulez qu’on se rapproche de l’océan !

-Ah oui ?

-Il faudra changer de restaurant.

-Oh mais ça m’est égal.

-Santa Monica : je sais y aller.

Elle sécha ses larmes. Erik pensa à ce qu’Irina lui avait dit : « ne la sous-estimez-pas. Jamais deux fois la même question. »

-Il y a de bons restaurants ?

-Je n’en sais rien ; nous trouverons, Kyra !

Elle se mit à parler russe toute seule et le fit jusqu’à ce qu’Erik arrête la voiture. Ils en sortirent tous deux et s’avancèrent vers l’océan. Maladroite et gênée par sa corpulence, elle restait imposante. Elle parut se reprendre et dit :

-Un petit restaurant avec du poisson frais ou des fruits de mer !

-Pas de problème.

Ils errèrent et trouvèrent. C’était sans prétention et dans ce lieu simple, elle paraissait trop bien habillée. Toutefois, les convives, qui parlaient fort et s’interpellaient, n’y prirent pas garde. Erik, la sentant plus stable, dit :

-Votre père a fait l'objet de deux films. Celui de 1980 était très esthétique et élégant, même si, historiquement parlant, il n’était exact. Par contraste, cet étrange documentaire dans lequel on vous a fait évoluer n'a pas apporté grand-chose. On a été impoli avec vous en vous filmant mal et en vous faisant intervenir de façon incongrue. Je suis un danseur. Pas un acteur. Je n'ai pas de perspectives dans le cinéma. Et je ne suis pas quelqu'un qui peut vous forcer à quoi que ce soit.

Elle le toisa :

-Vous pensez que je vais changer d’avis !

-Peut-être. Vous le pouvez !

-Il vous arrivera quoi ?

-Ils s'en arrangeront et j'aurai un certain nombre d'ennuis....

Il dit ces derniers mots avec humour.  Elle s'apaisa enfin et revint vers lui :

-Comme vous êtes sensible et droit ! Irina ne s'est pas trompée : Vous êtes un jeune homme pur. Que voulez-vous ?

-Nous vous voulons, vous ! Si vous êtes là, tout va s'infléchir...

Son étrange visage s'apaisa et elle lui confia :

-Maintenant, nous pouvons parler de Diaghilev ! Il venait d’une famille riche et cultivée. Son père était colonel de cavalerie et sa mère était une jeune fille de la bonne société, excellente interprète au piano. Sa petite enfance a été celle d'un privilégié et une partie de sa jeunesse aussi encore qu'à un moment, sa famille ayant perdu sa bonne position sociale, il a dû prendre sur lui de l'aider.

Elle sourit légèrement  puis reprit…

20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Kyra évoque le tyrannique Diaghilev.

A Saint-Pétersbourg, il a étudié le droit et la musique. Il aurait aimé être compositeur. Cependant, Rimsky-Korsakov lui ayant dit en personne qu'il n'avait aucun avenir dans ce domaine, il a abandonné ce rêve. Il s'est rapproché à Pétersbourg d'un groupe d'artistes parmi lesquels on trouvait Léon Bakst et Alexandre Benois qui allaient le suivre dans ses aventures. Diaghilev avait beaucoup d'abattage ; il est devenu conseiller du prince Sergei Mikhaïlovitch Volkonsky, qui chapeautait alors tous les théâtres impériaux et il a commencé à s'occuper de la programmation d'opéra et de ballet avant qu'une brouille ne l'éloigne du prince. En 1905, il a organisé à Saint-Pétersbourg une énorme exposition sur le portrait en Russie. Il avait voyagé un an à travers le pays pour découvrir dans des musées lointains d'extraordinaires tableaux inconnus. Un an après, il a présenté au Petit Palais à Paris une partie de cette imposante exposition. En 1906, dans cette même capitale, il a organisé une série de concerts russes qui ont eu beaucoup de succès et l'année d'après il a fait donner à l'Opéra de Paris un Boris Godounov très admiré avec Fédor Chaliapine. En 1909, il a lancé les Ballets russes et là, je pense que je peux vous épargner la liste des ballets qu'il a présentés au public des années durant et celle des artistes qu'il a fait travailler. Vous savez, j'ai à titre personnel, haï Diaghilev et je doute qu'on puisse me le reprocher mais la stature de l'homme était imposante. Tout de même : Debussy, Ravel, Poulenc, Satie...Et ces ballets merveilleux. Ces chorégraphes...C'était un imprésario étonnant et convainquant.

-Mais sa personnalité pouvait être aussi écrasante que blessante...

-Fokine l'a redouté. Ninette de Valois n'arrivait pas à soutenir son regard et le tout jeune Balanchine, quand il travaillait avec lui, a dit que Diaghilev arrivait aux répétitions avec une canne et qu'il s'en est servi pour le frapper, voulant ainsi montrer son mécontentement. Je crois avoir compris qu'il avait giflé mon père à plusieurs reprises et devant témoins. Des dizaines et des dizaines de personnes ont travaillé pour lui. La plupart n'en sortaient pas indemnes…

-Les textes de votre père sont si tristes, le concernant.

-Mon père a eu le sentiment qu'il s'était vendu à Diaghilev. Il était pauvre. Sa monnaie d'échange était son corps et la danse.

-Oui, j'ai compris cela, madame.

-Vous savez ce qu'il a dit. Il s'est senti mal un jour.  Il a écrit : « Je mangeais des oranges. Comme j’avais soif, j’avais demandé des oranges à Diaghilev. Il m’en apporta deux ou trois. Je m’endormis avec une orange dans la main. Quand je me réveillai, l’orange était à terre, tout écrasée.  J’avais dormi longtemps. Je ne comprenais pas ce qui s’était passé. J’avais perdu conscience. J’avais peur de Diaghilev, mais pas de la mort. Je me dis que c'était la fièvre typhoïde. » Vous avez bien entendu : « je ne comprenais pas ce qui s'était passé ... » Vous savez, il vivait un paradoxe. Avoir donné ainsi son corps parce qu'il était pauvre lui semblait terriblement condamnable mais il est devenu le danseur du siècle ! C'était une forme d'Enfer. Il en était une autre qui consistait à épouser ma mère pour sortir de l'adversité, mais il n'y a pas échappé. Diaghilev l'a renvoyé, ma mère est restée son épouse et la maladie l'a terrassé.

-Il l'a assimilé à la Mort. « Je ne veux pas de son sourire que la mort dessine. »

Elle semblait soucieuse maintenant de revenir à la voiture et de reprendre place dans un espace climatisé. Enrico et Erik lui prirent le bras et la réinstallèrent. Elle demanda de l'eau puis poursuivit.

-Son père était parti. Sa mère s'alimentait très peu. Il disait de sa danse que c'était une danse de prostitué puisqu’il devait monnayer le corps qui la dansait. N'oubliez pas qu'avant Diaghilev, il y en avait eu d'autres, comme le prince Lvov. Ces gens-là lui donnaient de l'argent et avaient des exigences en retour. Dans le monde, le corps, le désir, la monnaie sont sans cesse échangés. Il ne pouvait abandonner son idée de gagner une fortune à la Bourse. Par la réalisation de gros bénéfices il voulait détruire la Bourse. Il y a une valeur d’usage et une valeur d’échange de la danse. Le corps dansant est lui aussi pris dans le cycle de la circulation des biens. La singularité absolue qui constitue le corps finit par en être masquée. Par la danse tout autant que par le travail, les corps circulent dans le monde comme quantités homogènes décodées, comme flux. Mon père maudissait cet échange, il voulait conserver la singularité des corps en dehors de l’échange…

20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Evoquer Nijinsky et Diaghilev.

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Evoquer Nijinsky et Diaghilev.
-J'ai été stupéfié qu'il dise souvent dans son journal qu'à cet homme qui lui avait fait du mal, il ne voulait que du bien... - Enfin, ce n'est pas exactement cela. Il s'agit d'un combat spirituel. Mais vous que je n'ai toujours pas vu danser, je verrai...
20 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Kyra, fille de Vaslav. Evocation de son père.

-Vous tournez un film où il est question de Nijinsky ! Souvenez-vous : « Je suis le taureau, le taureau blessé. Je suis Dieu dans le taureau. Je suis Apis. Je suis Indien. Je suis Indien Peau-rouge. Je suis Noir. Je suis Chinois. Je suis Japonais. Je suis l’étranger. Je suis le voyageur. Je suis l’oiseau des mers. Je suis l’arbre de Tolstoï. »  Oui, vous comprenez et vous serez là pour le prix...

-Ce que vous dites...

-Est à prendre comme il doit l'être. Voyez-vous, j'ai mis très longtemps à comprendre. J'étais toute jeune, je voyais mon père si malade ! J'en ai voulu à ceux qui l'avaient entouré : le terrible télégramme de Diaghilev le rayant des Ballets russes dont il avait été l'étoile, ma mère épousant un jeune homme dont elle s'était emparée, alors même qu'il ne communiquait que par signes avant le mariage, ses terribles et souvent cruelles maladresses, l'indifférence de ceux qui avaient connu le danseur à la mode et s'étaient écartés en prenant un air gêné…Une terrible solitude est tombée sur nous ! Et puis, les années ont passé et mon regard a changé. Voyez-vous, Diaghilev a certainement abordé sans ambages un garçon de dix-neuf ans mais il n'était pas stupide : il avait du flair. Il lui a tout de même donné les Ballets russes. On a beaucoup parlé de la cruauté de Diaghilev à l'égard de mon père mais pas de l'attitude de mon père à son égard. Quand Diaghilev a reçu le télégramme du mariage, il s'est senti renié, trahi. Il a été malade quatre mois durant. A l'hôtel, le premier soir, il a tout détruit dans sa chambre. Ensuite, il a pleuré interminablement et de façon incontrôlable. Stravinsky a écrit qu'il ne fallait pas laisser l'imprésario seul, de peur qu'il ne se suicide. Mon père, si souvent décrit comme une victime, a tout de même écrit que, fou de douleur, Diaghilev se soulageait de sa souffrance à Capri avec de jeunes hommes à la sexualité libre. Je n'ai plus la citation exacte en tête. Ah oui, si : « il a enterré sa peine grâce aux talents sexuels des garçons locaux. » Vous ne pourrez dire le contraire : c'était cruel ! Et les représentations que mon père avait de lui pouvaient venir de son état mental pas de ce que Diaghilev avait voulu faire. Mais bref. Ensuite et bien sûr, il y a eu d'autres jeunes gens. Léonid Massine dont j'ai déjà parlé et un jeune homme poète, russe et sensible : Boris Kochno. Il lui était arrivé avec une lettre de recommandation émanant de je ne sais plus qui. Kochno était jeune, il avait dix-sept ans. Il ne connaissait rien au monde la danse. Il est devenu le secrétaire de Serge Diaghilev. Encore une fois, celui-ci a initié un jeune novice au monde de la culture et de la danse. Kochno a créé quelques arguments de ballet et surtout crée une sorte de protection autour de Diaghilev et puis, il est parti. Il y a encore eu un anglais : Patrick Kay. Celui-ci a été rebaptisé Anton Dolin. Il a, lors d'une audition, subjugué le maitre qui l'a vu comme celui qui désormais porterait la compagnie. Mais le bel Anglais est parti au bout d'un an. La suite, vous la connaissez : c'était Serge Lifar. Il avait la beauté brune et stylée de Massine combinée à l'apparence innocence de mon père. Vous savez, Lifar a fait un peu comme tous les autres ; je reste. Je ne reste pas, Je veux mon indépendance. Je vous obéis quand même. Pour finir, il a rencontré, l'année de sa mort Igor Markevitch, qui avait seize ans !  Diaghilev a guidé chacun d'eux et regardez combien sont partis ! Et combien ont profité de sa culture extraordinaire, de son sens évident des affaires de ses nombreuses relations, de sa dure prodigalité ! Il a donné à Massine La légende de Joseph. Au danseur anglais, il a offert le Train bleu et à Lifar la carrière que vous savez ! Markevitch, avec lequel j'ai été mariée, a fait une bonne carrière de chef d'orchestre. Pensez aux contes de fées et aux Ogres. Dévoraient-ils vraiment leurs proies ou en étaient-ils empêchés ? Pensez à la fin de Diaghilev. Il désobéissait à ses médecins, mangeait et buvait trop, ignorant son diabète. Qui est venu, à Venise quand la Mort s'est approchée : Kochno et Lifar ! Beaucoup étaient morts. Beaucoup l'avaient oublié ou gardaient leurs distances. Comprenez-vous ce que je dis sur le prix à payer ? Il ne départage pas. Pensez- à ce que je viens de vous dire...

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20 mars 2024

ErikN/ Le Danseur. Partie 3. Erik avec Kyra Nijinsky. Evoquer le grand danseur.

-Il est donc simple de dire que certains détruisent et d'autres sont détruits ?

- Bien sûr que oui, Erik. Diaghilev a eu avec mon père une relation difficile, certainement écrasante mais il l'a aidé à créer et quelles créations ! Et puis, pour lui venir en aide quand il a basculé, il est intervenu pour lui à plusieurs reprises. Tout d'abord, pour des raisons que je n'expliquerais pas ici, il nous a aidés à sortir de Hongrie où nous étions en résidence surveillée. Cela lui a demandé beaucoup de diplomatie et coûté de l'argent mais le fait est que nous avons pu sortir. Ensuite, il a, en 1921, engagé ma tante, Bronislava et celle-ci l'a ébloui. Personne ne l'obligeait à engager la sœur de son ancien compagnon mais c'était dans les deux cas, il me semble, une façon de montrer que cet amour avait existé. Ensuite, il a tenté, à plusieurs reprises de le remettre en « éveil ». Je ne citerai que la dernière tentative. En 1928, il a décidé d'amener mon père à Paris pour qu'il assiste à une soirée de ballet. Lifar a, parait-il, dansé merveilleusement. Diaghilev avait l'espoir que le spectacle rendrait le goût de vivre à ce danseur qu'il avait admiré d'autant que sur la scène du Châtelet, il s'est promené avec Karsavina et lui. Mais mon père a paru absent. Lorsque le public a appris que Nijinsky était dans le théâtre, un flot d'émotions a parcouru la foule. Mais il n'y a pas eu de miracle. Le spectacle terminé, Diaghilev a aidé mon père à descendre les escaliers, mais le danseur a pris peur. La voiture attendait pour l'emporter, Diaghilev a mis ses mains sur les épaules de cet homme malade et l'a embrassé. Lorsque la voiture est partie, tous les espoirs et les désirs de Diaghilev s'en sont allé avec lui. Oh je ne veux pas dire qu'il voulait que mon père redevienne le danseur incomparable qu'il avait été ! Non, c'était un rêve qui s'en allait !

Erik fut perplexe mais ne dit rien. Les rêves d'autrui sont des objets difficiles qu'il faut manier avec précaution. Peut- être fallait-il laisser à Kyra certains d'entre eux.

-Vous l'avez vu tentant de redonner à votre père le goût de la vie ?

-Oui, en Suisse. J'avais neuf ans. Il est venu voir mon père dans notre villa et nous étions sur la terrasse. Mon père ne le reconnaissait pas et je voyais cet homme devant lequel tous ou presque tremblaient tenter différents stratagèmes pour que revienne à la réalité ce danseur qui avait enflammé les esprits, cette âme vivante de la danse ! Quand il a vu qu'il n'avait aucune prise, il s'est mis à lui parler avec les mots du cœur. Il ne retenait plus ses larmes et moi qui étais une petite fille, je contemplais le visage bouleversé du grand imprésario tandis que s'écoulaient ces phrases en russe. C'était infiniment émouvant. Je me souviens de tout mais ne vous dirai pas ce qu'il lui a dit.

Elle parla encore de la dualité. Son père avait pu être, avec elle, adorable et cruel. Elle se souvenait d'une grande humiliation quand, à quatre ans, il l'avait terrorisée en lui demandant de confesser ses masturbations. Mais il l'avait immensément récompensée par des regards d'amour quand il était lucide et calme. Quant à sa mère, elle n’en avait pas, quoi qu’il pût en paraître, une image aussi dure. Tout le temps de la maladie du danseur, elle avait été là. Il avait eu de l’amour pour cette femme et celui-ci, malgré les épreuves, avait duré…Erik, devant tant de contradictions, ne savait démêler le vrai du faux. Ce qu’elle disait était-il vrai ?  Rêvait-elle ? Il n'avait pas de réponse.

Ils restèrent silencieux après ce long dialogue mais soudain, elle fut espiègle :

-J’ai encore faim ! Je veux des fruits de mer !

Il rit et passa commande.

-Pas vous, Erik ?

-Je n’ai plus faim.

Elle lui caressa soudain la joie en un geste étonnamment sensuel ;

-Vous allez me raccompagner ?

-Mais bien sûr !

-Et demain, vous viendrez me cherchez ?

-Non, je ne pourrai pas. Il faudra que je sois au studio avant vous. Mais un chauffeur viendra.

-Ah oui. Vous savez, mon père aurait été si content ! On le surnommait le Nouveau Vestris, mais ce surnom vous irait bien à vous aussi.

Elle était radieuse quand il la quitta.

 

 

12 mars 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 3. Filmage de JEUX en présence de Kyra Nijinsky.

 

7. Tournage du fil "Le Danseur. Filmage de JEUX.

De la même façon qu'elle a assisté au filmage de deux autres ballets de son père, Kyra Nijinsky assiste à celui de JEUX, ce ballet méconnu que Nijinsky estimé avoir travaillé trop vite. Elle se rapproche d'Erik, le danseur principal.

Le lendemain, elle arriva dans les studios avec un chauffeur de la production et salua le très impressionné Christopher Wegwood. Erik l’attendait en costume de tennis, immobile et calme, entouré des deux danseuses. Il reprenait le rôle de Nijinsky, Adelia celui de Karsavina et Carey celui de Ludmilla Scholler. Le décor était sombre. Un fond gris, des cercles de couleurs sur le mur de fond et le sol. Les éclairages étaient déjà réglés. Wegwood et ses danseurs avaient bien travaillé. Elle était un peu gauche dans sa grande robe dorée mais était discrètement maquillée et bien coiffée. Elle regarda longuement Erik qui figurait son père et celui-ci lui fit un signe de tête avant d'aller en coulisses. Elle s'assit toute seule et attendit. La musique de Debussy retentit. Une balle de tennis traversa la scène. Le jeune homme apparut, blond, aérien, levant sa raquette puis sortit. Les jeunes filles entrèrent par la droite et par la gauche et longtemps dansèrent. Elles étaient ensemble puis séparées, semblaient se séparer pour mieux se retrouver et attendre. Le jeune homme réapparut et voulant répondre à leur attente se mit d'emblée entre elles. Levant sa raquette de tennis, il eut comme un étirement et un déhanchement qui faisaient de lui, plus encore, l'objet de leur désir. Il s'ensuivit une danse de séduction dans laquelle l'une puis l'autre étaient attirées avant que le jeune homme, les départageant de nouveau, ne s'exprimât par une série de sauts merveilleux tout en grâce et tension. Puis, il dansa avec l'une et avec l'autre avant de les faire se rejoindre.

12 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. JEUX, un ballet sur l'échange des corps.

 

 

Ils dansaient tous trois, évoquant un magnifique, interdit et fugace échange des corps ; tout était aérien, rapide, extrêmement gracieux et contrôlé. Car, il s'agissait encore de la recherche du plaisir et de la quête de celui qui pouvait le dispenser. Et puis, comme si le bel amant qu'elles attendaient les laissait pour compte, les jeunes femmes dansèrent de nouveau toutes deux et se séparèrent. L'une d'elle dansa seule et on retrouva les constantes du ballet : les danseurs de profil, pas sur pointes, les bras levés, les poings serrés. Sans doute était-ce celle qui voulait le plus le jeune homme car elle était la plus audacieuse, la plus effrontée. Ses petits poings serrés indiquaient qu'elle restait au combat ! Et il sembla qu'elle le gagnait car le jeune homme revint et dansa en couple avec elle. Ils décrivaient un cercle. Puis l'autre jeune fille, reprenant courage, s'immisça dans cette danse sexuelle et ils furent trois, lui au centre et elles l'entourant, dansant gracieusement et s’entre regardant. Plus tard, de nouveau elles dansaient entre elles et lui à part. Il avait de beaux mouvements contournés, des déhanchements et des étirements sans que rien jamais ne cessa d'être épuré et esthétique. Solaire, il rivait les regards et de fait, comme elles l'attiraient, il revenait entre elles et se montrait à la fois joyeux et implorant. Ne devait-il pas recevoir le salaire de son beau travail de séduction ? Il semblait qu'elles le pouvaient puisque, bondissant, il se remettait entre elles et cette fois, rayonnait et séduisait. Ils dansaient tous trois avant qu'elles ne le fassent ensemble et que reprenant sa raquette, il ne fasse mine de lancer une balle perdue. La balle du reste n'était pas là. Restait la symbolique. Il se laissait aller au sol mais les jeunes filles revenaient et il dansait avec l'une puis l'autre. Ils dansaient tous les trois car il peut en aller ainsi de l'amour et de ses élans. Elles étaient dressées, il se penchait. Elles étaient penchées, il se dressait. Tous se mettaient à battre des bras puis, le danseur se mettant une fois de plus entre elles, elles lui caressaient le visage, entourant rapidement son visage de leurs mains. Ils faisaient mine de s'embrasser et l'instant d'après et lui, s'allongeant, son visage tourné vers le public, ils embrassaient à tour de rôle les danseuses qui se penchaient vers lui ; Une balle de tennis traversait de nouveau la scène. Le jeune homme se redressait suivi des danseuses. Il était évident que les beaux accouplements étaient terminés et que, dans ce décor à la fois inattendu et connu, puisque les scènes de l'amour le sont, ils allaient se séparer. Et en effet, lentement, ils sortaient de scène, allant vers d'autres jeux qui les sépareraient et qui sait, les feraient peut-être de nouveau se croiser ou s'enlacer. Tout avait été filmé avec précision et sans aucune interruption afin de ne créer aucune interférence entre les danseurs, la musique, la chorégraphie et elle, qui regardait tout cela. Chaque danseur était lumineux et tout s'était parfaitement déroulé. Cependant, quand tout s'arrêta, tous retinrent leur souffle. Kyra Nijinsky se leva et avança vers les danseurs. Elle se plaça devant Erik et montra, expliqua. Quelques gestes, un maintien, une décision. Elle désigna aussi son visage : une expression à modifier, les yeux à farder davantage. Il était vêtu comme Nijinsky à l'origine et il était coiffé comme lui, ses cheveux ramenés en arrière. Cependant, sans se permettre la moindre critique sur le travail de mise en scène et les danseurs, elle appela à plus de précision. Il refit une figure, tint une posture. Refit. Encore. Encore. Elle n'était pas dure mais précise. Elle lui fit refaire tout ce qu'il dansait dans la première partie du ballet. C'était exigeant et difficile puisque la caméra les traquait. Erik, le visage penché, l'écoutait puis exécutait. Mills filmait. Elle n'était pas stupide, plutôt princière, et regardait la caméra avec naturel. Elle reprit plusieurs détails de chorégraphie à deux puis à trois. Elle rappela Jaques-Dalcroze qui avait influencé son père. Il avait créé l'eurythmie qui avait pour but de créer à l'aide du rythme, un courant rapide et régulier de communication entre le cerveau et le corps. Il enseignait à ses élèves comment représenter les valeurs des notes par des mouvements de pieds et du corps, et les intervalles de temps par des mouvements de bras. Elle s'adressait maintenant aux danseuses et leur parlait dans les mêmes termes. La grâce et la justesse du geste. Elle leur dit de marquer plus subtilement leurs différences car Karsavina avait montré un rôle plus fort et dominant que Scholler. Elle leur dit de penser à la circularité. Dans le ballet, les cercles se font et se défont, les lignes sont pures. Il y avait tant de croisements et d'entrecroisements. Elle indiquait ce qu'elle voulait par de grands gestes de bras et parlait avec animation au chorégraphe. Quand les jeunes filles dansaient de nouveau, elles étaient comme Erik après ses paroles, plus sculptées. Elle reprit. Ils reprirent ; Ils s'étonnèrent que si corpulente elle fut agile et comme il l'avait noté la première fois, ils furent sensibles à son phrasé. Cet accent qu'elle avait : des intonations russes dans l'anglais. Jeux était un ballet court à l'argument anecdotique. Il avait interrogé et déçu. Il était peu montré. Son argument en était beau : dans un parc au crépuscule, une balle de tennis s’était égarée ; un jeune homme, puis deux jeunes filles s’empressaient à la rechercher. La lumière artificielle des grands lampadaires électriques qui répandaient autour d’eux une lueur fantastique leur donnait l’idée de jeux enfantins ; on se cherche, on se perd, on se poursuit, on se querelle, on se boude sans raison ; la nuit était tiède, le ciel baigné de douces clartés, on s’embrassait. Mais le charme était rompu par une autre balle de tennis jetée par on ne sait quelle main malicieuse. Surpris et effrayés, le jeune homme et les deux jeunes filles disparaissaient dans les profondeurs nocturnes du parc.

12 mars 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 3. Filmage de JEUX.

 

Ce ballet ravissant, Debussy s'en était détourné. Debussy, qui disait de Vaslav qu'il avait une spontanéité naturelle ou acquise. Kyra n'ignorait rien de son père et encore moins de Jeux. Elle avait vu les danseurs au travail ; elle changeait les choses. Les corps, longs et blancs, se croisaient davantage. Les mises à distance étaient plus nettes. Elle travaillait sur des images très graphiques de couples séparés et réunis et sur la singulière figure du jeune homme. Elle était pour les êtres vifs et purs. Curieusement, Wegwood ne prenait pas ombrage d'elle car elle ne défaisait pas son travail mais semblait l'éclairer, le revisiter. Elle pointa l'entrée en scène du danseur, le moment où, placé entre les jeunes, il laisse celle-ci caresser son visage, le moment où ils sont allongés et miment l'amour et la séparation des amants fugaces. Elle connaissait le minutage du ballet par cœur et quand elle guidait le chorégraphe et les danseurs, elle y faisait référence. Elle disait : « à la huitième minute, à la dixième... » ; Elle citait les figures. Elle avait été danseuse. On ne pouvait la tromper. Mills filma sans l'interrompre les reprises du ballet puis il la laissa commenter les costumes des danseurs. Elle demanda à Erik de se tenir dans des postures qu'elle lui fit reprendre à plusieurs reprises. Elle parlait d'énergie. Aux danseuses aussi, elle fit des remarques. Elles furent plus déconcertées qu’Erik qui, ne le comprenant pas toujours, se fiait à son instinct. Il saisissait sans pouvoir l'expliquer ce qu'elle essayait de faire : elle le rapprochait du travail de son père. Elle fit comprendre à Wegwood qu'il ne devait pas affadir la relation entre les deux femmes au détriment de l'attirance qu'elles affichaient pour le jeune homme mais qu'au contraire, l'ambiguïté sexuelle devait être davantage soulignée. Dans ce ballet le jeune homme devait aimanter les jeunes filles mais ce devait être une lutte sous-jacente. Il n'était pas si évident de les séparer ni d'attirer l'une puis l'autre. Imperceptiblement, elle transformait ce qui avait été chorégraphié parce qu'elle avait à faire un travail de mémoire. Elle en savait plus que quiconque. Pourtant, la chorégraphie de Jeux avait été perdue quand Diaghilev avait retiré cette pièce de la programmation des ballets russes. En soi, le ballet et sa thématique s'accordaient bien avec la partition de Debussy mais les décors de Baskt n'en facilitaient pas la lecture. Il s'agissait d'une haute maison victorienne et d'un coin de parc. Les déplacements latéraux utilisés par Nijinsky, les bras repliés au niveau des épaules et les poings serrés perdaient de leur pouvoir dans un décor trop conventionnel et de plus, le ballet avait paru, dans cette intense période de créativité des Ballets russes, trop chargé en concepts, trop foisonnant et peut-être aussi trop épuré. Kyra fit remarquer qu'avoir simplifié le décor en lui redonnant un rôle symbolique était une bonne initiative. Elle évoqua Diaghilev dont l'idée était de faire figurer en fond de décor un grand avion, image métaphorique claire. Puis elle revint à la chorégraphie. Le travail de son père ayant été égaré, on s'était livré à des extrapolations mais elle qui était si habitée par le grand danseur s'était penché sur ce ballet : ce qu'elle disait ne faisait aucun doute.

Quand le filmage du ballet revu par ses soins fut terminé, Wegwood interrogea Kyra sur le tennis, auquel la chorégraphie de Nijinsky faisait référence. Les gestes du danseur devaient emprunter à la danse à à ce sport. Elle fut directe. On avait beaucoup dit que Nijinsky s'était pris d'intérêt pour ce sport lors de vacances estivales, en 1913. Il avait déclaré à un journaliste du Gil Blas : « Comme vous le savez, c'est en assistant à des matches de tennis à Deauville l'an dernier que je fus séduit par certaines formes, par l'harmonie de certains élans et que j'eus l'idée de les parfaire dans la beauté, à les « symphoniser », si je puis dire. » Mais selon elle, il ne s'agissait pas du point d'ancrage le plus important. Son père avait découvert le tennis en 1908 alors qu'il séjournait à Sestroresk, dans la datcha du prince Lvov. Le prince dont il était le favori l'y recevait avec sa mère et sa sœur. Il en fut ainsi plusieurs étés. « Mon père jouait avec Lvov et comme il fallait un troisième joueur, ils enrôlèrent ma tante, Bronislava. Donc ils étaient trois et c'étaient des jeux. »  Il y avait déjà bien là la sexualité et le thème du triangle.

12 mars 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 3. Kyra, fille de Nijinsky, sur le tournage.

-Comprenez-vous ?

Elle s'adressait au chorégraphe qui parut soufflé puis regarda Erik qui, lui, intériorisait tout. Ces étés chez Lvov, ce court de tennis. Il ne savait pas. Il lui adressa un sourire de reconnaissance.

 En outre, elle voulait que le ballet s'écartât du travail de reconstitution qui avait été fait car, de toute évidence, elle s'en méfiait. Elle défendait Jeux plus qu'elle ne défendrait les deux autres ballets de son père sur lesquels le film s'appuyait, Erik le sentit et implicitement, il lui donnait raison. La critique de l'époque n'avait pas été tendre avec Nijinsky, non d'un point de vue éthique que d'un point de vue esthétique et plus grave, chorégraphique. Elle avait reproché au jeune chorégraphe de s'appuyer sur le post impressionnisme et le groupe de Bloomsbury, ce qui le rendait trop « classique » par rapport à ce qu'il avait conçu pour le Sacre mais surtout plus conventionnel en matière de danse. Ses emprunts au sport et à la géométrie spatiale pure avaient été négligés et on avait parlé d'un « classicisme » retrouvé. C'était, de la part de la critique, un mensonge mais, le public avait été déconcerté ; à cause d'un double rejet, le ballet était tombé dans l'oubli. En outre le travail de Debussy empruntait à la fois au tango et à la musique de Wagner. Cela aussi avait été pointé. Kyra Nijinsky adorait ce ballet. Il lui importait d'en montrer la beauté puisque celle-ci était passée inaperçue et que c'était une chorégraphie de son père laissée pour compte. Elle prenait en compte le chiffre trois, l’ambiguïté sexuelle, la jeunesse et le passage de l'amour. Elle savait ce qui pouvait être tenté, donné et repris, ce qui est pérenne et ce qui est fugace. Elle aimait ce qui était de l'ordre de l'air et du cercle, de la lumière et de la vie.

Au sortir du filmage, Mills filma donc une discussion entre Erik, encore en danseur, et Kyra. On avait changé le décor : ils devisaient. Tout entier vêtu de blanc, il respirait la jeunesse et la renvoyait à son amie de jeunesse : Irina.

Plus tard, Mills la convia en salle de projection où il lui présenta partiellement ce qu’il avait déjà tourné : Le Spectre de la rose et l’Après-midi d’un faune :  et il filma ses réactions quand elle était seule puis avec les autres danseurs. Elle était tantôt véhémente tantôt calme mais à l’évidence, elle était contente.

Comme il dînait encore seul le soir avec elle, plus près de son hôtel à elle, cette fois, elle se confia.

-Pour Tamara, comme pour moi, ce qui est difficile, c’est l’appropriation. Nous nous sentons dépossédées de l’œuvre de notre père et pour cette raison, nous sommes mal à l’aise. Tel chorégraphe, tel spécialiste déclare qu’il a tout compris ! Vous ne savez pas à quel point c’est affligeant !  Mais là, nous nous sentons respectées et croyez moi, c’est important. Vous faites face à mon père et ne le contournez pas.

-J’espère que vous pourrez dire cela au réalisateur et au producteur !

-Bien sûr.

Elle semblait bien plus calme que la veille et portait une robe d’été bleu-marine toute sage. Son maquillage était discret.

-Vous avez été là pour le sang…

-Irina m’a dit la même chose il y a longtemps.

-Et vous n’avez pas compris ?

-Pas vraiment.

-Vous le ferez. Dites moi, avez-vous pris des notes pendant ce tournage ?

-Quelques-unes ; peu d’intérêt.

-Vous les avez avec vous ?

-Oui.

-Donnez les-moi.

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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
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