La Nuit de l'Envol. Roman.
FRANCE ELLE
LA NUIT
DE L'ENVOL
Roman
Jeune danseur doué, Raphaël Lindhardt, dont l'autre prénom est Niels, est l'objet de convoitise. Une pianiste de concert dont la carrière s'est effondrée et un romancier de renom sont fascinés par lui. Ils veulent non seulement le séduire mais être lui. Face à ces prédateurs, Niels a une réponse claire : il peut s'envoler...
PREMIERE PARTIE
RAPHAEL-NIELS
LE DANSEUR
CONVOITE
Jadis, Irène Diavelli a été une pianiste de concert très applaudie; mais de mauvais choix de carrière ainsi que deux mariages ratés lui ont fait perdre sa notoriété. Après une longue impasse, Irène se reprend. Vivant à Nice, elle travaille dans une école de danse classique où elle accompagne les élèves au piano. Elle en repère deux : Anaïs et Raphaël. Mais c'est ce dernier qui lui plait vraiment. Gracieux et doué, il peut prétendre à une belle carrière. Mécontente de sa vie, Irène voudrait bien avoir celle du jeune danseur...
1. Irène Diavelli. Rêve et réalité.
Jadis, Irène, qui a fait de solides études de piano, a été célèbre mais son succès s'est tari. Après une longue maladie nerveuse et deux mariages ratés, elle est pianiste dans une école de danse, à Nice.
Elle avait fait un rêve bizarre. Elle était un oiseau de conte de fée, bleu aux ailes mordorées et s'élançait vers un ciel limpide qui lui promettait un vol sans souci, avec de longs passages où, laissant ses ailes largement ouvertes mais totalement immobiles, elle pouvait planer. Elle n'imaginait rien de mieux pour un oiseau magique que ces instants où, semblant glisser dans un azur qu'aucun nuage ne venait altérer, il était possible d'embrasser le monde d'en bas et d'en saisir la pleine et entière beauté. Juste traverser le ciel en glissant et s’émerveiller des châteaux enchantés, des villes enserrées dans des murailles multicolores, des rivières bleutées et des forêts d'un vert profond. Juste suivre l'entrelacement des routes et des chemins et observer ceux qui, à pied, en voiture attelée ou à cheval, s'y déplacer avec ou sans hâte.
Dans son rêve, elle avait cru profiter sans fin du magnifique spectacle qui s'offrait à elle depuis qu'elle était oiseau et l'arrêt brutal de son vol l'avait pris par surprise. D'où venait cette flèche scintillante à la taille extraordinaire ? D'où l'invisible archer avait-il bien pu tirer ? Existait-il dans ces royaumes traversés un soldat d'une force si grande qu'il pût atteindre au cœur un oiseau aussi éloigné de lui ? Il fallait que cet archer fût un héros dont on n'avait jusque-là que soupçonner les dons hors du commun et qui, tout d'un coup, montrait sa puissance...Mais alors ? Était-elle un oiseau dangereux, elle qui avait pris ce grand volatile pour quelque prince ou quelque princesse victime d'un maléfice ? Ou au contraire cet archer à la précision magnifique avait-il pour mission secrète de tuer la créature enchantée pour libérer le ou la captive qui était retenu prisonnier ? Elle ne cessait de descendre en longs tournoiements et jamais la terre ne lui paraissait proche. Prise dans une spirale, elle continuait encore de penser, espérant une issue positive mais elle déchanta brutalement. Le corps du grand oiseau magique heurta brutalement le sol et se désarticula. Elle sentit qu'elle était un cœur qui s'arrêtait de battre et cessa bientôt d'entendre des cris et des interpellations autour d'elle. Elle perdait la vie.
Elle était éveillée maintenant et mécontente. Quand elle reprenait conscience après un rêve à l'issue négative, elle mettait la journée à s'en remettre. Il y avait longtemps que cela ne lui était plus arrivé et les rêves qu'elle faisait depuis deux mois environ empruntaient souvent à l'univers des contes de fées en n'en gardant que le positif. Elle était un Petit Poucet adroit et fraternel, une Belle au Bois dormant désireuse d'échapper à de vilains maléfices ou encore un Chat botté prêt à partir en campagne. Mais ce rêve-là...Elle trouvait la mort, voilà...
Retrouvant le sens du quotidien, elle fila se doucher puis s'habilla. Avant de déjeuner, elle s'assit sur son lit et regarda son livre d'icônes. Il l'apaisait toujours et ne lui fit pas défaut. Ce Christ au visage si peu matériel qu'elle contemplait eut sur elle ce même pouvoir guérissant qu'avait sur elle, quelques passages des Évangiles ou le texte des prières les plus courantes. Elle contempla, lut et fit silence. Quelques instants plus tard, attablé devant un thé blanc délicat et des tranches de pain complet, elle se sentit autre. Elle balaya son rêve. L'apaisement était là.
Elle finit de se préparer et sortit.
Elle avait été pianiste de concert et avait vu poindre ce succès qui accompagne l'excellence et qui fait que votre nom circule parmi les initiés d'abord, puis parmi ceux qui ne le sont pas, preuve définitive que vous marquez les esprits et les cœurs...Chez les disquaires ou à l'affiche des théâtres, le nom d'Irène Diavelli s'était imposé. Après tout, elle avait fait de très sérieuses études de musique, réussi le conservatoire de Paris et joué en solo en suscitant intérêt et admiration car elle était douée ! En robe noire légèrement ouverte, ses longs cheveux brun-roux ramenés en chignon sage sur la nuque, elle avait brillé sept ou huit ans durant et, c'est vrai, on lui avait reconnu un talent singulier.
Puis, elle avait fléchi.
Elle-même avait bien conscience d'avoir perdu une pureté de jeu qui lui avait valu des louanges quand elle jouait Chopin, Beethoven ou Mozart. S'en émouvant, elle avait tenté de se ressaisir sans succès. Cette petite flamme qui était en elle et lui avait rendu plus facile l'accès aux Nocturnes ou aux Ballades du compositeur polonais ou aux concertos du jeune Wolfgang Amadeus, elle ne la sentait plus brûler en elle. Elle avait fini par comprendre que chez elle, le temps avait une valeur particulière. Pour les grands maîtres du piano, pour ces monstres sacrés dont, jeune fille, elle admirait la carrière, le fait d'avancer en âge n'était pas un facteur discriminatoire, bien au contraire. Qu'il s'assoie à leur piano en exhibant leurs cheveux gris n'enlevait rien à leur génie personnel mais semblait au contraire leur conférer une intériorité et un mystère qui les rendaient plus brillants encore. Il n'en allait pas de même pour elle. Le passage des années la rendait craintive et altérait son jeu. Techniquement, il restait bon de sorte qu'elle n'avait pas à s'inquiéter des engagements qu'elle aurait car elle ne cesserait pas de travailler. Mais il était clair qu'elle n'était plus la même. Ce qu'elle faisait, un ou une autre pouvait le faire ; à partir de là, en tant que soliste, sa position était fragile. Elle avait donc intégré un quatuor puis un trio. Dix ans soliste, vingt avec d'autres. Puis, elle s'était une nouvelle fois en route.... Toutefois, cette évolution personnelle n'avait rien d'un sabordage. Il y avait un sens à tout cela, elle le savait mais ignorait lequel.
Qu'elle se mette à donner des cours particuliers était bizarre, elle le savait, mais elle restait auréolée de ses succès anciens, possédait un piano haut de gamme et fascinait car elle était distante. Cela lui donnait le droit de choisir ses élèves et de se faire payer. Elle avait cinquante-quatre ans quand elle s'était lancée dans cette aventure. Elle vivait alors dans le Marais, près de l'église Sainte-Geneviève et ne manquait pas d'élèves
C'était pendant cette période qu'elle avait divorcé d'Alan Williams, ce violoniste anglais avec qui elle avait, des années durant, partagé l'affiche lors qu'elle se produisait au sein du trio « La Rose musicale ». Un divorce sans encombre. D'Alan, elle était sans enfant, lui en ayant de son côté. Au fond, c'était peut-être pour cela qu'ils étaient restés amis. Il était reparti en Angleterre tandis qu'elle partait sur la Côte d'Azur et ils se téléphonaient souvent.
-Un mariage tranquille, un divorce facile, une amitié sans faille...
C'est ainsi qu'Irène définissait leurs relations. Il n'en allait pas de même de son premier mariage qu'elle qualifiait d'erreur de jeunesse. Allons donc, elle avait vingt-quatre ans et avait commencé sa carrière de soliste. Il était allemand par son père et hongrois par sa mère et se nommait Bruno. Française de nationalité, Irène avait une famille cosmopolite et ce jeune homme lui plut car il lui ressemblait sur ce point. Grand, assez beau, élégant, il affichait un pragmatisme et une efficacité toute germanique à ses dires et, conscient du talent d'Irène, il avait voulu conduire sa carrière. Les meilleurs engagements, les meilleures salles, des critiques optimales et un compte en banque bien rempli, voilà quel était son programme.
Il aimait son intensité.
Irène aimait ainsi expliquer les dissensions qui étaient allant augmentant entre Bruno et elle : c'était un homme qui n'aimait que les sens uniques, les directions bien définies, or elle avait choisi de bifurquer. Il ne croyait pas qu'elle ait perdu ce feu intérieur qui l'avait tant portée. Fragile, elle était dévitalisée et atteinte dans son art par des énergies négatives émanant de ses rivaux. Une thérapie suffirait. Il y avait de bons spécialistes...Mais elle n'avait pas voulu, préférant jouer avec d'autres.
Au bout de quatorze ans, l'un et l'autre étaient à bout. Quoi qu’il fasse, Bruno n'avait plus de poids artistique dans la carrière d'Irène Diavelli. Il était parallèle à elle, ce qui le jetait dans une rage folle et le rendait verbalement violent. Il refusait pourtant le divorce, son argument majeur étant l'enfant. Ils avaient eu un fils, qui n’était guère alors qu'un garçonnet de dizaine d'années portant le prénom intemporel de Pierre. Toutefois, au bout du compte, il avait fini par jeter l'éponge. Pierre, alors âgé de quinze ans, avait d'abord été confié à sa mère mais à dix-huit, il devenait majeur et donc capable de choisir par lui-même ce qui était le meilleur pour lui. Lui-aussi avait des dons mais les siens étaient liés au chant. Quittant Paris, il était parti à Berlin où son père vivait désormais. Souvent, au début du moins, il avait appelé sa mère et pris le train ou l'avion pour venir la voir. Puis, il avait été diplômé et avait commencé sa carrière de baryton. C'était un jeune homme au beau physique et à la voix à la fois solide et pleine de nuances. Elle le savait, il visait des engagements sur de très grandes scènes. Confiante, elle savait qu'il les obtiendrait. Pour l'instant, Bruno, son père, lui servait d'impresario. Ce fait qui aurait pu déprimer Irène la galvanisait. Bruno n'avait pu réaliser son rêve avec elle ; avec leur fils, il le ferait. Un jour prochain, Pierre aurait un premier rôle à l'Opéra de Paris, à Covent Garden ou encore au Metropolitan de New York...Elle prendrait l'avion.
Depuis longtemps déjà, Irène avait relativisé les effets négatifs de sa rupture avec son premier mari. Il s'était montré vindicatif et de mauvaise foi jusqu'au bout et lui en avait voulu des années durant, certes, mais elle avait trouvé des compensations. Elle faisait des tournées avec les groupes auxquels elle appartenait et ces voyages feutraient sa douleur. Sa sœur, restée à Paris, gardait Pierre. Et puis, quand le divorce avait été effectif, elle se déplaçait souvent, ayant la sensation que, fugacement, ce feu qui était devenu si ténu en elle, redevenait violent. Il y avait des soirs où Chopin lui appartenait. Chez elle, elle jouait les Ballades du maître polonais, la première surtout et restait ensuite en silence, immobile, partagée entre cet appel discret à la souffrance et une sensation de bonheur qui la laissait ravie.
Et son second mari était tellement gentil ! Pourtant, il était parti lui-aussi et il y avait eu ces leçons à Paris, ces listes d'attente rassurantes...Elle n'avait pas tout perdu, au contraire. La musique sous tendait toujours sa vie, non ? Il aurait pu en être ainsi des années encore mais tout d'un coup, l'idée de préparer de jeunes pianistes à des concours difficiles avait cessé de lui plaire.
Cette fois, elle voulait partir dans le sud de la France, vivre à Cannes. Elle y serait oisive en attendant une belle opportunité...Et elle l'avait trouvée ! Depuis peu, elle se rendait dans un cours de danse. L'idée d'accompagner au piano de jeunes danseurs en répétition lui était venue soudainement mais ne la quittait pas. C'était un travail simple que pouvait accomplir quelqu'un de bien moins brillant qu'elle mais pour avoir ce poste, elle avait argumenté avec une telle intensité qu'on l'avait conviée à venir deux fois par semaine accompagner les cours les plus avancés. Cela semblait lui faire tellement plaisir d’autant qu'elle ne rechignait pas à accompagner les autres ! Elle était Irène Diavelli tout de même et l'avoir dans les murs ne pouvait nuire à la réputation de l'école. Bien au contraire...
Irène ne pouvait nier que son arrivée à l'école de danse avait coïncidé avec la multiplication de ses brutaux réveils matinaux dus à des cauchemars persistants. Le monde des rêves, même si ceux-ci offraient des aperçus déroutants sur des univers intérieurs insoupçonnables était fascinant par les formes qu'il savait revêtir. Elle le savait pour avoir déjà eu des périodes agitées où elle faisait souvent des cauchemars. Elle n'avait, cette fois, aucun vrai sujet d'inquiétude, sa vie ayant pris un tour plutôt heureux. Toutefois, ces rêves déstabilisants étaient là...
-J'aurai des élèves ce matin et encore un cet après-midi et puis il y aura ce cours à l'école de danse. Cette fille longiligne, Anaïs quelque chose, je dois surveiller ses progrès car ils me galvanisent. Et puis, il y a ce garçon, ce Raphaël si prometteur...Une brune typée et rieuse, un blond aimable mais un peu distant...Mes étoiles de la danse au rythme de ma musique ! Vivement ce soir.
Irène oublia vite son rêve d'immense oiseau et à dix-sept heures, dans la salle du cours spécial de l'Académie Fontana rosa, elle s'installa au piano...
2. Irène, pianiste dans une école de danse.
A l'Académie Fontanarosa, Irène Diavelli, qui fut une grande pianiste, accompagne des cours de danse au piano. Deux jeunes danseurs ont attiré son attention: Raphaël Lindhardt et Anaïs Basso. C'est cependant Raphaël qui le fascine.
Anaïs Basso s'était placée à la barre, dans la rangée des filles et faisait depuis un moment les exercices habituels qu'Irène accompagnait au piano. Il y avait peu d'élèves dans la salle, six seulement. C'était les trois garçons et les trois filles que la directrice de l'Académie avait sélectionné pour présenter des concours prestigieux. Leurs dates en étaient encore lointaines mais les jeunes gens devaient se livrer à un entraînement intensif en marge de leurs études. Ils étaient tous en terminale et faisaient tous de la danse depuis longtemps. La sympathie d'Irène allait aux garçons car en province vouloir faire de la danse classique à un haut niveau quand on n'est pas une petite fille relève du parcours solitaire et difficile. Ils avaient dû en braver des difficultés pour être encore là alors qu'ils étudiaient dans des établissements publics où, massivement, les garçons aimaient le foot. A l'époque où elle s'était dirigée vers la musique, Irène avait été portée par sa famille qui, sans être très cultivée était ouverte d'esprit. Leur fille montrait de très bonnes dispositions pour le piano. Elle était de plus assez jolie et bonne élève. Tout était pour le mieux. Irène aurait menti en disant qu'elle n'avait jamais été victime de préjugés mais ceux-ci l'avaient accablée plus tard, quand sa carrière de soliste périclitait et qu'on alléguait devant elle la fragilité psychologique des femmes ainsi que leur manque de rationalité...Intérieurement, elle savait bien, elle, que la même chose arrivait à des hommes mais comment le dire ? Elle avait connu une période difficile avant que sa carrière ne redémarre, elle devait bien l'avouer mais y avait-il une commune mesure avec les difficultés rencontrées par ces trois garçons ? Deux d'entre eux, elle l'avait appris, avaient du se prémunir contre des préjugés homophobes tenaces et y étaient parvenus. Le troisième, le garçon blond, n'avait pas eu le même parcours, elle le sentait. Il était le plus doué des trois, ce n'était pas difficile à deviner, et aussi le plus secret. Il était là, de l'autre côté de la salle, faisant les mêmes exercices à la barre que les filles en s'appuyant sur les consignes orales données par le professeur et le rythme du piano. Le regard d'Irène s'arrêtait souvent sur lui.
-Dans quelques mois, ils se jetteront dans la mêlée, histoire d'intégrer une première compagnie de danse qui sera un tremplin pour eux. On leur aura appris à viser plus haut et ils le feront. Ils ont la flamme et la garderont. J'ai foi en eux.
Au fur et à mesure que les semaines passaient, Irène avait appris à connaître ceux qui consacraient beaucoup de leur temps à la préparation physique et intellectuelle de ces jeunes espoirs. L'Académie Fontana rosa se targuait, en effet, de donner à ces jeunes espoirs de la danse un enseignement de qualité en marge des cours exclusivement réservés à leur art
Cela signifiait, en termes clairs, que plus les échéances se rapprocheraient, plus le bagage des futurs postulants aux grandes compagnies internationales serait sérieux. Après avoir affronté le bac, ils se lanceraient dans les concours qui émaillaient l'été, guettant les étapes éliminatoires et faisant tout pour les franchir...
-Il y a de quoi les éreinter surtout s'ils n'imaginent pas d'autres avenirs.
En parlant avec l'un ou avec l'autre des enseignants de l'Académie, Irène avait compris qu'au départ, aucun des six jeunes gens n'envisageait un avenir en dehors de la danse classique. Leur jeunesse, leur inexpérience et leur ambition les rendaient catégorique. Pourtant, en continuant ses investigations, elle avait bien saisi que pour deux d'entre eux, la détermination n'était plus aussi vive et qu'à tout prendre, ils réussiraient à se consoler d'avoir failli aux rigoureuses sélections présentes à chacun de ces concours. Les quatre autres étaient inébranlables mais, devançant Marie et Benoît, Anaïs et Raphaël vouaient à leur réussite un tel culte que faillir à leur mission d'éclairer de leur grâce et de leur génie propre l'univers de la danse classique les laisserait dans le plus profond désespoir.
Irène avait appris cela d'un des enseignants de l'Académie, qui enseignait à ces jeunes élus, l'histoire de la danse classique, l'existence de grandes traditions et la singularité de ceux et celles qui y avaient laissé leurs noms. Apparemment, ce Bertrand Ducaussel semblait sûr de lui. Irène s'en inquiéta.
-Vous pensez donc qu'ils ne se remettraient pas...
-Ils mèneront leur vie d'adulte mais se sentiront trahis dans leurs espoirs.
- Mais,j'entends dire partout que ces quatre jeunes gens sont promis à un avenir éblouissant, particulièrement ces deux jeunes danseurs que nous évoquons. Que pourrait-il bien leur arriver ?
-Nous leur donnons de grandes espérances, je dois bien le reconnaître, et nous avons foi en eux...
-Justement.
-Mais pour avoir embrassé une profession artistique, vous savez que tout peut être très difficile !
-C'est vrai mais vous êtes contradictoire. Vous savez qu'ils sont doués. Auriez-vous peur de leur brillance ?
-Ah non, pas du tout ! Pas du tout ! Ils nous feront honneur !
Au fond Bertrand Ducaussel craignait qu'une simple erreur humaine (un membre de jury de méchante humeur ce jour là, un moyen de transport public qui n'était pas à l'heure) prive de façon arbitraire des jeunes gens promis à en avoir une d'une somptueuse carrière. Rien de plus. Irène apprécia que son interlocuteur fut si prompt à avouer des craintes qui reposaient sur des failles humaines et non sur la valeur des futurs candidats. Cette façon d'être révélait son sens de l'humain. Elle s'efforça donc de le rassurer.
Et elle se mit en chemin. Ces deux danseurs qu'elle aimait contempler à l'entraînement, elle décida de mieux les connaître. A priori, ce ne serait pas aisé. Anaïs appartenait à la bourgeoisie cannoise par sa famille et il faudrait, pour se rapprocher d'elle, mettre en avant son passé de concertiste, auquel dans ce milieu, on risquait de ne pas être insensible. Irène ne trouvait pas si compliqué de parvenir à ses fins. On lui avait déjà proposé de faire un récital de piano à des fins caritatives. A chaque fois, elle avait refusé. L'Académie Fontana rosa venant de renouveler sa proposition, elle pourrait accepter cette fois. Les élèves de cette école viendraient en masse et ces six privilégiés auraient des places d'honneur. Se rapprocher d'Anaïs par ce biais était très envisageable.
Pour Raphaël, il n'en allait pas de même. Elle avait cru comprendre qu'il était à Cannes suite à des turbulences familiales et qu'il était inscrit à l'école depuis deux ans seulement. Très vite, il y avait été repéré. Une partie de sa famille vivait en Europe du nord. L'autre était en France mais pas à Cannes. Il était là chez une amie de sa mère qui se montrait le moins possible à l'école. Lui parler à la fin du récital serait simple mais ne permettrait pas une accroche suffisante...Elle devrait trouver un moyen.
L'annonce du récital qu'elle donnerait pour promouvoir l'Académie entraîna un enthousiasme sans fin. Irène se revit à ses débuts quand elle devait ses preuves comme soliste...Dans la belle salle de spectacle qu'on avait trouvé pour elle, elle devrait montrer ce qu'elle savait faire. Sentant s'aviver en elle cette flamme qui avait tant décru parfois et l'avait plongée dans le doute, elle ne douta pas qu'elle devait travailler d'arrache-pied et se mit au travail, ajournant bon nombre de leçons qu'elle s'était engagée à donner. Tandis que seule elle répétait, elle laissait des images lui apparaître. Elle était toute jeune à Paris et passait son premier concours. Elle était à Milan pour un concert où on l'avait beaucoup applaudi puis à Londres un soir où elle ne s'était pas sentie très inspirée. Elle se disputait avec Bruno qui refusait qu'elle abandonne sa carrière solo. Elle donnait une nouvelle jeunesse au Quatuor Blanc qui venait de l'engager et le quittait pour ce trio où elle serait d'abord heureuse puis très inquiète. Cela, c'était sa vie et elle aimait que ces soirs où elle avait joué Chopin, Brahms, Prokofiev ou Debussy lui reviennent en mémoire. Elle avait cependant décidé de se tourner vers un répertoire qu'en tant que soliste, elle avait peu abordé. Elle jouerait les Gymnopédies d'Erik Satie. L'intégrale. Et un peu de Stravinski, aussi ou du Bartok. Ils aimeraient. Elle travaillait. Elle devait les charmer.
Quand elle cessait de jouer du piano, elle voyait très nettement les silhouettes et les visages des six danseurs pour lesquels elle donnait de son temps. Deux, bien sûr, avait l'avantage.
Anaïs avait un joli visage bien construit au bel ovale et aux sourcils montants. Elle avait des yeux bruns lumineux et expressifs et un teint clair tenu à l'écart du soleil méditerranéen. Très mince et pas très grande, elle suivait en cela la ligne de conduite de toute ballerine qui ne veut pas déparer son partenaire sur scène. Il fallait absolument qu'il put la soulever facilement, la porter avec grâce et l'aider à tourner sur elle-même sans que surgisse le moindre désagrément. En solo, il fallait qu'elle parût gracieuse, qu'elle soit vêtue d'un tutu classique ou d'un simple justaucorps. Elle avait un beau port de tête et savait soigner ses apparitions. Vraiment jolie elle se voulait sans faille et s'appuyait sur une technique impeccable. Elle avait compris qu'elle devait y adjoindre sensibilité et intelligence du rôle qu'on lui confiait. Encore perfectible, elle ferait le bonheur des chorégraphes qui lui confieraient des rôles. Et pour finir, elle avait saisi l'utilité de connaître l'histoire de la danse. Converser avec elle sur ce sujet promettait de belles surprises.
Irène, qui était une pianiste de concert réputée, a connu la maladie. Ayant quitté Paris pour Cannes, elle joue du piano dans un cors de danse. Les danseurs la fascinent, le jeune Raphaël surtout...
C'était Raphaël cependant qui tenait Irène en haleine. Mince et fin, il avait un corps fait pour la danse et déjà très entraîné. Il n'était pas difficile de voir que sa beauté encore adolescente allait s'évanouir pour donner naissance à une autre, plus affirmée. Cependant, c'est à sa beauté présente que la pianiste s'intéressait. Il y avait en elle quelque chose d'exotique peut-être parce que le jeune homme avait les cheveux d'un blond tirant sur le blanc, et des yeux d'un bleu soutenu. Ses traits,qui deviendraient plus sculptés, étaient encore marqués par la fin de l'enfance et ils étaient harmonieux pour ne pas dire nobles. Ce garçon ne semblait sortir d'une famille très nantie mais il y avait dans son visage une fierté et tel don total de lui-même à la danse qu'on ne pouvait qu'en être interpellée. Au repos, ce visage inspirait un certain respect car il était lisse de toute émotion mais dans le feu du spectacle, il se chargeait d'émotions multiples allant des sourires les plus convaincants à la tristesse la plus poignante. A l'évidence, Raphaël pourrait devenir un grand interprète car la danse résonnait en lui, illuminant les recoins les plus lointains de son être. C'est pourquoi, par ses regards et sa réserve, il semblait signaler à ceux qui tombaient en admiration devant son apparence présente qu'elle irait se modifiant et que ce qu'il était maintenant que passager.
Irène Diavelli, pianiste déchue, a connu un jeune danseur auquel elle reste très attaché. Il cesse pourtant de lui envoyer des messages...
Elle ne rêvait plus du bel oiseau de contes de fées mais, faisant les rêves les plus noirs, ses nuits étaient courtes. Elle était sujette à de violentes baisses de tension qui contrarièrent son programme de concerts. Elle n'avait que quelques engagements mais il parut très vite clair qu'elle ne les tiendrait pas. Bientôt, elle fut recluse, abandonnant un à un ses élèves. Tant qu'elle eut des nouvelles de Niels, elle tint bon. Il n'était pas bavard mais gardait le contact. Londres lui plaisait beaucoup. Il s'était fait suffisamment repérer pour attirer les rôles titres dans la compagnie pour laquelle il travaillait. Il n'avait que vingt ans, était étoile et ne désespérait pas d'atteindre ainsi le but qu'il s'était fixé : New York. On ne lui connaissait pas de liaison fixe mais il était encore très jeune. Qu'il soit seul était le meilleur pour lui. Il focalisait les désirs et les attentes, les rêveries les plus romantiques et les rêves les plus crus. Et pour les chorégraphes, c'était un creuset...Il donnait envie d'être inventif …
Puis, brusquement, il ne répondit plus à ses messages. Il devait avoir oublié cette période cannoise où elle jouait du piano tandis qu'il s'entraînait. Il ne pensait plus à son récital, ni aux fêtes qui avaient marqué la fin de l'année et à leurs conversations dans les café. Il oubliait. Puisque les contacts étaient rompus, Irène pensa l'espace d'un instant qu'elle oublierait le jeune danseur. Elle irait mieux, elle redeviendrait sereine. Mais au fond, cela ne servait à rien. Sans qu'elle eut conscience, elle était rivée à lui et cette maladie qui la prenait ne cessa pas, bien au contraire, puisqu'elle était le signe d'un attachement profond. Percluse de fièvre, elle s'alita souvent. Les cauchemars déferlèrent. Dans l'un d'eux qui revenait sans cesse, elle usait du corps de Niels comme d'une combinaison intégrale. Il suffisait d'en descendre une longue fermeture éclair pour s'y glisser. Loin d'être une seconde peau, c'était la peau elle-même. Elle était l'autre, elle était Niels. Parfois, elle rencontrait des obstacles : les parents du danseur ou Monica. Elle devait se battre mais finissait par l'emporter...
Irène était certaine que Niels restait lié à elle. Il sentirait qu'elle pensait à lui et réapparaîtrait. Il danserait à Paris. Ce serait bien...Cependant, il n'en fit rien. Le temps passant, fort de ses succès anglais, Niels parvint à décrocher un contrat non à New York mais à Boston. Fou de joie, il prépara son départ. Dans le temps où il le faisait, Irène parut s'absenter d'elle-même. Elle était incohérente mais n'étant pas jugée dangereuse, on lui fournit des aides et la laissa chez elle.
Niels, qui veut devenir un grand danseur classique, part pour Boston. Son avion s'écrase. Tout pourrait s'arrêter si Irène Diavelli ne descendait de changer la trajectoire de sa vie. Le vol pour Boston s'est écrasé mais pas celui pour New York...Niels va vivre mais Irène est en lui !
Le jour anniversaire de ses vingt-deux ans, Niels se rendit à l'aéroport pour prendre un vol Londres-Boston. Il s'installa confortablement dans l'avion. Il avait en poche un contrat de deux ans renouvelable. Au regard de l'administration américaine, il était en règle. Il était fier de sa collaboration avec de bons chorégraphes anglais mais plus fier encore de son entrée dans une compagnie américaine.
C'était un vol de nuit. Niels dîna légèrement et s'apprêta à regarder des films. Les ennuis commencèrent trois environ après le décollage. L'avion parut traverser des zones de turbulence sans que l'on s'inquiétât vraiment. On aurait dû. Il devint incontrôlable et s'abîma dans l'océan. Il n'y eut aucun survivant. Dans l'histoire de la British Airways, c'était une tragédie sans nom. Il en allait de même pour les familles des victimes.
Dans le même temps, Irène tomba dans le comas. Elle avait espéré qu'enfiler la combinaison qui faisait d'elle Niels Lindhardt quelques heures par jour aurait suffi à ramener à elle le danseur dont elle occupait le corps et manipulait les pensées. Puisqu'il partait sans même l'avertir, c'est qu'il l'avait oubliée, aidé sans doute par cette Monica au visage trop rond. Elle mena seule un terrible combat. Elle pouvait rester elle-même, accepter sa défaite et reprendre conscience. On trouverait en ce cas une explication rationnelle à son état passager. Elle pouvait aussi s'engouffrer dans ce qui restait de Niels Lindhardt, devenir lui, effacer les traces de sa présence sur ce vol et être lui qui voyagerait la semaine suivante.
La pianiste n'était plus. Le danseur serait.
Elle choisit d'être lui et entra dans son corps.
Tout se décala puisque devenue lui, elle pouvait modifier son histoire à sa guise, ce qu'elle fit. Pour commencer, il ne fut pas engagé à Boston mais à New York et il ne mourut pas. Et à partir de là, sa vie suivit un cours différent mais tortueux...
Pianiste dans une académie de danse, Irène Diavelli, qui jadis a fait une belle carrière de virtuose, est troublée par Raphaël, un jeune homme qui vient prendre des cours...
Irène, en le voyant paraître devant elle dans son imagination, doutait que les mises en garde du jeune danseur fussent perçues. Pour le commun des mortels, il était infiniment désirable et elle ne doutait pas que plusieurs filles de son âge soient amoureuses de lui. La mère de l'une d'entre elles pouvait elle-aussi ressentir du désir pour cet adolescent. Enfin, Irène ne doutait pas qu'il fût aussi convoité par des garçons de son âge ou par des hommes mûrs. Ceux-là surtout devaient chercher la faille qui leur permettrait l'accès à ce jeune corps et à cette âme exaltée et exigeante. Si une femme mûre n'y parvenait pas la première, un homme la supplanterait. Tous deux seraient liés à la danse. Une ballerine d'une quarantaine d'année à la grâce fragile ou un chorégraphe chevronné qui saurait capter l'attention du beau jeune homme.
Il est fragile, plus qu'elle en tout cas, mais quand il danse, il y a déjà en lui quelque chose de parfait. Cela, les membre des jurys le verront dans les concours qu'il passera. Il intégrera une grande compagnie. Il est impossible qu'il en soit autrement.
Ce désir qu'elle sentait planer autour du jeune homme n'était pas sans inquiéter Irène. Elle n'avait jamais aimé que des hommes de son âge et ne se croyait pas capable, à son âge, de ressentir une attirance physique violente pour un garçon si jeune. En un sens, elle avait raison de garder foi en elle-même. Elle comprenait simplement que si on se base sur le postulat que les œuvres d'art naissent du désir, Raphaël était capable de le susciter bien plus qu'Anaïs et de donner sens ainsi à d'ambitieux projets. De là à penser que parmi ceux qui en seraient les artisans, il y en aurait à qui la contemplation ne suffirait pas... Il susciterait l'engouement après avoir fait naître la création. Ce serait magnifique mais pour lui difficile. On ne brille pas impunément...
Ils le voudront, ils le voudront tellement...Je devrai être vigilante...
Elle l'aborderait et verrait cela avec lui. Il ne refuserait pas d'en parler. Il avait compris ce qu'était la convoitise...Oui, si jeune, il savait...
Pour l'heure, elle s'attelait aux Gymnopédies d'Eric Satie. Même si elle était sensible à sa musique, Irène devait bien s'avouer que le personnage du compositeur l'avait sans doute trop déroutée pour qu'elle ait à cœur d'interpréter quelques unes de ses pièces. Ce Normand avait passé sa jeunesse entre Honfleur et Paris et, tenté par la musique, il avait fait le conservatoire où on l'avait jugé sans talent. A Paris, pourtant, il avait rencontré Claude Debussy au Chat Noir et s'était lié d'amitié avec Verlaine et Mallarmé qui, connaissant ses compositions, ne le sous estimaient pas. Mais que faire de cet amoureux transi de Suzanne Valladon qui après avoir eu une liaison malheureuse avec celle-ci avait composé « Vexations », un thème construit à partir d'une mélodie courte qui devait être jouée indéfiniment. Lui-même l'avait joué huit cent quatre fois, ce qui représentait vingt heures...
Que faire aussi de celui qui s'intéressait à l'Ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal, fondé par le « Sar » Joséphin Péladan avant de créer sa propre église ! Il avait été tout à la fois l'instigateur, le trésorier et le seul fidèle de l’Église métropolitaine d'art de Jésus-conducteur avant de revenir à la raison et de l'abandonner. Connaissant tour à tour Maurice Ravel, Jean Cocteau, Francis Picabia, Germaine Tailleferre et Tristan Tzara, il avait traversé les époques et les courants artistiques, se signalant par sa curiosité musicale et son humilité. En but au critiques sans fin sur ses compositions, n'avait-il pas repris des études de contrepoint avec Vincent d'Indy ? Ses investigations avec Cocteau n'avaient-elles pas conduit à la création du groupe des six ? Sa musique n'avait jamais été acceptée de son vivant parce qu'elle renvoyait trop au personnage bizarre et inclassable qu'il était mais en même temps il avait toute sa vie noué de prestigieuses amitiés et défendu son art malgré des attaques acerbes. Solitaire, il était mort d'une cirrhose du foi « soigneusement entretenue » à ses dire dans un dénuement presque effrayant. Bon, c'était sa vie et Irène, qui se savait très morale par moments, ne l'appréciait guère. Sa carrière à elle s'était construite sur Chopin, Brahms et Mozart. Maintenant que le temps avait passé, il ne lui restait plus tant de temps que cela pour prendre des risques. Satie en était un. Elle le saisit et orienta tout son récital sur son œuvre.
Irène Diavelli a connu une enfance toute donnée à la musique puis une vie de pianiste de concert. Après un long silence, elle revient au piano.
A Cannes, elle habitait au bout d'une impasse, à quelques distances d'autres maisons. Personne ne l'avait jamais ennuyée car elle jouait du piano. Ayant décidé de se préparer pendant plusieurs semaines, elle s'immergea dans les Gymnopédies, les Gnossiennes, les Nocturnes et toutes sortes de petites pièces qu'il avait écrites et suspendit toute autre activité à l'exception des séances quotidiennes d'entraînement du petit groupe d'élèves prometteurs. Il lui fut dur souvent de s'arracher à son piano mais elle ne faillit jamais. La promesse de retrouver ces très jeunes danseurs à la barre ou se livrant à des exercices compliquées était un gage suffisant de bonheur pour qu'elle se déplaçât. Elle jouait pour eux tandis qu'ils travaillaient leurs arabesques, leurs entrechats et leurs pliés. Souvent repris par ceux qui les entraînaient et attendaient tant d'eux, les danseurs immobiles écoutaient les conseils donnés, le regard aux aguets et le corps tendu. Ils étaient magnifiques, tout entiers qu'ils étaient dans un présent qui l'instant d'après se serait évanoui puisqu'ils se seraient remis au travail. Irène était fascinée. Elle était aussi surprise de l'être. Elle avait choisi la musique pour qui le temps et l'espace sont plus abstraits, et moins demandé à son corps qu'ils ne le faisaient eux-mêmes. Pourtant, elle découvrait un lien. En s'élançant comme ils le faisaient, les danseurs s'inscrivaient dans un espace particulier entre le ciel et la terre. La musique s'élevait avec eux et suivait leurs retombées. La danse cessait avec l'intrusion du silence, là où la musique n'était plus. A partir de ce moment là, ils cessaient de faire partie du monde de la danse de la même façon qu'elle quittait la mise en lumière que représentait la musique quand elle cessait de jouer. Elle n'aurait pu dire qu'ils étaient de même bord mais elle comprenait que chacun de leur côté, avait mené une lutte sans merci pour dépasser un certain nombre d'obstacles techniques. Enfant, elle avait souffert dans ses apprentissages et jeune fille elle n'avait vécu qu'à travers la stricte discipline qu'un virtuose doit s'appliquer à lui-même. Elle voyait bien tout ce qu'ils avaient fait endurer à leur corps pour arriver à cette maîtrise. Ça avait été un travail solitaire et en cela leur trajectoire se rejoignait...
Irène avait suffisamment d'humour pour comprendre les limites de ce type de contradiction. Personne ne se soucie vraiment de l'apparence physique d'un virtuose même s'il gagne à être beau. Au contraire, le danseur classique est jugé sur ses compétences techniques et créatives mais celle-ci sont liées aux possibilités offertes par son corps qui a tout intérêt à être attractif. Il en va de même de son visage. Tout est donc question de sublimation et dans le domaine de la danse, un interprète au physique disgracieux a peu de chance de plaire à sa Muse...
En attendant, elle quittait ses heures de répétition solitaire pour cette belle salle de l'Académie Fontana rosa où en justaucorps, les jeunes danseurs s'entraînaient en lui envoyant de fulgurantes images de beauté. Et bientôt, elle serait prête.
3.Cannes. Concert. Renaissance.
Le concert rassembla non seulement l'équipe dirigeante de l'Académie mais aussi les élèves qui souhaitaient venir ainsi que leurs familles. On invita bien sûr les notabilités cannoises de façon à ne faire aucun impair. Attendu qu'il convenait de mettre à l'honneur les éléments les plus prometteurs de cette école et ceux qui en avaient la notoriété, le premier rang avait été partiellement réservé aux six jeunes espoirs ainsi qu'à quelques illustres prédécesseurs qui s'étaient illustrés en leur temps sur les scènes internationales. Les jours qui précédèrent son récital, Irène fut fébrile. Toujours entachées de cauchemars violents, ses nuits furent mauvaises, l'amenant à se lever plus tard que prévu et à se coucher tardivement. Elle avait refait le rêve de l'oiseau magique et en était troublée. Ce qui résiste aux interprétations complexes déroute mais ce qui se prête à mille explications faciles perturbe plus encore. Aurait-elle parlé de cette créature de contes de fée qu'on lui aurait fourni les interprétations les plus variées. Elle-même en élaborait quand elle tentait de se rassurer et c'était peine perdue...
Revenant à la scène après une longue absence, la pianiste Irène Diavelli veut paraître aux mieux.
Elle courut chez le coiffeur, l'esthéticienne et la manucure et dévalisa quelques magasins. Au dernier moment, la robe noire qu'elle avait choisie pour l'occasion, lui parut un mauvais choix. Une telle couleur à son âge, un chignon sage et un maquillage appuyé, y avait-il une façon plus nette de paraître ridicule ? Non. Elle lâcha ses cheveux qu'elle attachait toujours et les retint par des pinces avant d'aller s'acheter une robe de cocktail pourpre avec un haut scintillant. Elle ne portait jamais ce type de vêtement mais refusa de se poser des questions. Dans un institut de beauté, une jeune fille la démaquilla et sur son injonction lui donna un visage différent. Sous les fards légers, son visage révéla un ovale plus pur, les paupières parurent plus bombées et les sourcils plus arqués. Enfin, la bouche devint pulpeuse, lui donnant une sensualité qu'elle n'affichait jamais. Le jour du concert, elle se prépara seule dans sa loge et surprit en apparaissant sur scène. On ne la connaissait pas comme jolie et moins encore comme belle mais les effets conjugués de sa mise, de son maquillage et de l'éclairage choisi fit changer les esprits. Cette femme qui, chaque soir, arrivait pour guider au piano six jeunes danseurs qui attendaient la gloire, ne pouvait être celle qui saluait ainsi le public. L'une portait des vêtements amples, souvent enfilés à la hâte et qui, même si individuellement ils étaient beaux, perdaient toute séduction en étant portés ensemble. Celle-ci, au contraire, portait une robe d'exception qui la rendait brillante. L'une ramassait ses cheveux en arrière et se contentait d'un rouge à lèvres vif. L'autre offrait un visage aux traits soudain harmonieux que les fards rendaient à la fois avenant et un peu irréel. Il y avait de quoi être surpris et se réjouir. On le fut et on l'applaudit.
Pianiste reconnue en son temps, Irène Diavelli est tombée dans l'oubli. Lors d'un concert donné à Cannes au profit d'une académie de danse, elle renaît.
Résolue, elle s'installa au piano et commença à jouer. Ce piano...Il avait été au cœur de nombreuses tractations pour qu'elle accepte de se produire sur scènes et le trouver avait donné quelques sueurs froides aux organisateurs. Pas question d'utiliser l'un des instruments déjà présents à l'académie, chacun d'eux étant indigne d'un concert. Au bout du compte, on l'avait loué pour elle ce piano, afin qu'elle ne se fermât pas dès qu'elle commençait à en jouer.
Elle commença la première gymnopédie. Dans la salle, ils se taisaient tous et écoutaient. Irène avait appris à quel point le mot « écouter » peut cacher de réalités diverses. Certains ne pensaient plus à rien car la musique les surprenait. Cela ne durait en général pas très longtemps car un flot de pensées et d'images s'emparaient d'eux tandis qu'ils se croyaient concentrés. D'autres sentaient leurs émotions se démultiplier au contact de la musique. Ceux-là avaient en général du mal à ne pas bouger sur leur siège. Ils crispaient les lèvres et avaient le regard enfiévré. Ils touchaient vraiment à un autre univers. Il existait aussi des spécialistes qui comparaient les versions et cherchaient à la fois l'originalité et les failles. Suivant leur nature, ils étaient très vite féroces ou au contraire très cléments. Enfin, il y avait ceux qu'elle nommait « les cœurs purs ». Ils recevaient la musique en eux et, qu'ils aient ou non une culture musicale, ils s’émerveillaient du don qu'elle représente. Ceux-là avaient sa préférence. Enfant puis jeune fille, elle avait été comme eux.
Dans la salle, elle le savait, toutes ces catégories étaient présentes mais elle décida de s'en moquer.
Au premier rang, les six danseurs étaient entourés de notables, sans parler des dirigeants de l'Académie. Voyant à quel point ils s'investissaient pour la danse classique, Irène ne pouvait les ranger dans la catégorie des auditeurs distraits ou de ceux que seul le snobisme motivait. Ils devaient bien être mélomanes ceux-là mêmes qui espéraient que leurs meilleurs éléments danseraient sinon sur du Chopin (choix hautement improbable), du moins sur du Stravinski...
Quant aux adjoints du maire qui, par obligation, étaient venus, elle doutait qu'ils connaissent bien Satie mais comme celui-ci, après avoir été décrié, était désormais très joué, ils ne pourraient qu'admirer.
Mais seuls importaient les six danseurs et Irène savait pouvoir les éblouir ! Les morceaux s’égrenaient, espacés les uns les autres par quelques secondes où le temps s'arrêtait. On s'entre regardait, se souriait, mettait la tête entre ses mains. Et puis, de nouveau, elle jouait. Eux, ils étaient encore très jeunes. Outre ce qu'ils apprenaient au lycée, ils étaient pris en charge à l'Académie sur bien des plans. Aux vacances scolaires, ils participaient à des stages spéciaux. La musique, la littérature, l'histoire de la danse, le travail des grands chorégraphes, on ne les épargnait pas. Il était impossible que la mélancolie savamment retenue de ces pièces de Satie, leur caractère ironique et défait ne les atteignit pas car la danse y était présente. Ils auraient pu improviser sur de tels morceaux mais aussi danser sur des chorégraphies déjà agencées. Et s'ils l'avaient fait, elle était sûre que, de là où la mort l'avait conduit, le musicien secret et retenu qu'il avait été, qu'on avait tant raillé, aurait apprécié d'être témoin de tant de beauté...
Les Gymnopédies ne suffisant pas, Irène avait adroitement ajouté les Gnossiennes et d'autres pièces moins connues. Sachant qu'elle avait répondu avec beaucoup de spontanéité à une demande qu'on s'attendait à voir rejetée et avait travaillé d'arrache-pied sans beaucoup discuter son contrat, les dirigeants de l'Académie Fontana rosa n'avaient pas discuté la programmation de son récital.
Avec les pauses, le concert durait une heure trente. Il serait suivi d'une réception. Irène joua sa dernière pièce. Elle s'intitulait Les Fils des Étoiles et durait onze minutes. Il s'agissait en fait de trois préludes. Satie le facétieux les avait appelés « wagnérie kaldéenne du Sar Péladan ». Mystérieux et poétiques, il lui avait paru adéquats pour être interprétés en clôture de concert, d'autant qu'ils n'étaient pas si connus...
Irène Diavelli, pianiste qui a interrompu sa carrière, donne un concert à Cannes au profit d'une école de danse.
Les applaudissements crépitèrent dès qu'elle eut cessé de jouer. L'enthousiasme était tel qu'elle dût accepter des rappels. Elle les limita à trois. On l'admirait, elle le sentit. On ne l'avait pas jugée à sa vraie valeur, elle le comprit aussi. Elle régnait et s'imposait. On la supplierait désormais, tout au moins de programmer un autre récital...
Elle gagna la salle de réception où elle eut hâte de rencontrer les six jeunes danseurs pour lesquels après tout elle venait de se battre. Les dirigeants de l'Académie mirent leur point d'honneur à les lui amener, ce qui l'amusa. Elle les intimidait mais réussit tout de même à parler avec eux. Son but secret est de parvenir à voir seul à seul Anaïs et Raphaël. Malgré la foule, la presse et les sollicitations multiples, elle réussit à obtenir d'eux des rendez-vous. Pour la ballerine, ce serait tout d'abord un dîner de famille mais in serait suivi d'un déjeuner à deux. Pour le jeune danseur, ce fut directement un rendez-vous dans un café tranquille. Il le lui accorda sans ciller ni démesurément sourire. Il était fier ou mal à l'aise. Elle ne savait que choisir.
Les journaux cannois l'encensèrent. Elle donna quelques interviews.
-Vous avez dit arrêter votre carrière de soliste pour avoir perdu le feu sacré...
-Je ne l'ai pas dit exactement comme cela.
-Était-ce autre chose ?
-Je voulais une excellence qui ne s'accommode pas de la permanence.
-Et vous avez préféré rejoindre d'autres musiciens...
-En quelque sorte.
-Mais lors de ce concert, ce feu, vous l'avez retrouvé ! Vous pourriez de nouveau affronter de grandes scènes...
-Affronter...
-Le verbe vous déplaît ?
-Un peu. Mais vous avez raison !
-Le ferez-vous ?
-J'ai la conviction de cette école de danse peut permettre à certains de se préparer à aller très haut. Cela m'a motivée.
-Alors, vous resterez....
-Je ne sais pas encore. Pour le moment, je viens de faire cette incroyable découverte. La promesse d'une récompense pour le vrai talent et la redécouverte du mien...
Irène, en lisant ses interviews, se trouva caricaturale. Elle faisait l'apologie de l'Académie Fontana rosa dont elle savait bien qu'elle ne pouvait concurrencer une de ces redoutables écoles de danse liées à des opéras, comme il en existe dans les grandes capitales. Mais qu'importait...
Elle reçut des courriers privés émouvants et enthousiastes et fut recontactée par des musiciens avec lesquels elle avait joué un temps. Ils s'enquerraient d'elle et de son éventuel retour à Paris. Allons, elle n'avait que cinquante-quatre ans ! Sa prestation avait été enregistrée. Elle se vendait. Ils étaient admiratifs. Cannes ! Qu'elle cesse de se plaindre des pluies parisiennes et fasse preuve de réalisme. Pendant plusieurs années, elle avait eu son lot de soleil et de méditerranée. Mais l'art n'attend pas...
Elle sentait bien que sa vie pouvait changer. Mais il y avait ces jeunes gens, ces mois de travail et ces concours qu'ils présenteraient.
Et avant cela, ces rencontres seul à seul où elle les verrait enfin de plus près.
Ces cauchemars s'estompaient. Elle rêvait de danse. Anaïs et Raphaël interprétaient des pas de deux...Elle s’émerveillait et se lamentait. Elle les préférait dansant en solo.
Lui surtout.
4. Cannes. Académie de danse et jeunes danseurs.
A Cannes où elle joue du piano dans un école de danse, l'ex-virtuose Irène Diavelli, a repéré deux danseurs. Le jeune Raphael Lindhardt et la jeune Anaïs Basso.
Sur les hauteurs cannoises, un peu en dehors de la ville, fleurissent les belles propriétés. La famille Basso faisait partie des privilégiés qui en possédait une. Elle était magnifique, Irène le comprit dès qu'il s'y rendit et sa situation privilégiée, dans le Haut-Canet lui permettait de jouir d'un panorama exceptionnel sur les îles de Lérins. Elle y fut invitée quelques jours après son récital. Xavier et Agnès Basso étaient natifs de Cannes et venaient tous de familles liées à la bourgeoisie récente. Leurs parents brassaient des affaires allant de l'immobilier à la vente de voiture et s'étaient montrés suffisamment malins pour monter socialement. En dignes rejetons, l'un et l'autre était doué en affaires mais à la différence de leurs parents, ils avaient fait des études et acquis une certaine culture. Architecte à la tête d'un prospère cabinet cannois, Xavier, la cinquantaine bien portée, affichait pour les arts un amour sans borne. Décoratrice d' intérieur, Agnès parlait bien l'anglais et l'italien et voyageait souvent pour parfaire sa pratique. Son goût pour les petites sculptures et les tableaux de jeunes artistes en quête de notoriété, était affirmé. Agnès avait un grand frère qui confirmait le virage pris par la famille. Il avait fait son droit et travaillait à Marseille dans un cabinet d'avocats qui avait le vent en poupe. Toutefois, bien des espoirs reposaient sur Anaïs. Une artiste dans la famille, ce serait tellement bien !
Irène savait distinguer ce qui est de l'ordre du vrai savoir et ce qui l'est du placage. En intégrant une grande compagnie chorégraphique, la jolie ballerine flatterait les ambitions familiales car le don qu'elle avait était singulier...
Agréablement accueillie, la concertiste se laissa flatter sur sa carrière passée avant de complimenter ses hôtes sur leur belle et luxueuse villa, pleine de tableaux « de peintres qui montent » et doté d'un piano de belle qualité.
-C'est qu'au départ, Anaïs montrait de bonnes dispositions pour le piano. Nous avons donc fait le nécessaire : achat d'un bon instrument et cours particuliers. Très vite cependant, elle a parlé de danse classique. Nous ne l'avons pas prise au sérieux pour commencer. Elle n'avait que neuf ans ! Mais très vite nous avons compris qu'elle ne mentait pas et du reste, ayant dans notre entourage une ancienne ballerine qui a fait une jolie carrière, nous lui avons demandé son avis. Anaïs avait les dispositions physiques qu'il fallait ! Et vous voyez, c'est bien vrai !
Dans ce bel espace, Irène passa une belle soirée. Le salon était vaste et lumineux. Il donnait sur une terrasse qui, en belle saison, offrait une vue splendide sur les îles de Lérins. On était là dans un univers qui échappait à toute contrainte matérielle et elle se laissa aller avec bonheur en échangeant avec des hôtes qui faisaient tout pour lui plaire. Il lui tardait malgré tout de rencontrer seule à seule la ballerine, pour mieux la sonder...
-Mes parents sont terriblement bavards, n'est-ce pas ! Je sais que vous voudriez que nous parlions davantage. Je dors souvent rue d'Antibes, chez ma grand-mère maternelle. On peut se rencontrer chez elle si vous voulez. Ne vous inquiétez pas : elle est souvent absente de chez elle !
C'est ainsi que la jeune fille lui proposa une première entrevue.Elle était rieuse Anaïs, et très à l'aise dans le cossu appartement de Delphine Filistreli, sa grand-mère qui cherchait à rajeunir en s'achetant des tailleurs et des robes « faisant jeune » et en se ruinant en produits de beauté.
-Vous savez, Irène, mes parents rêvent pour moi d'une grande compagnie internationale. En réalité, moi, je souhaite me faire engager par les Ballets de Monte-Carlo. Jean-Christophe Maillot, le directeur artistique, mon père le connaît plus ou moins. Je dois vous avouer que c'est là mon grand rêve...
-Monte-Carlo ? Vous passerez une audition ?
-Oui. J'aurais dix-huit ans fin juillet prochain. Je ferai encore quelques stages intensifs et passerai en effet une audition.
-Vous semblez très sûre de vous, comme si tout était acté...
-Et pourquoi tout ne le serait-ce pas ?
-Et les autres scènes ?
-Il y aurait bien Milan ! Seulement, il faut que je sois sûre que Roberto Boyle m'attende...