Erik N / Le Danseur. Partie 2. Un projet de film.
L'autre visite fut celle de Wegwood :
-Erik, je dois te parler de Nijinsky. J'ai un projet de film avec un Californien. Je t’ai apporté tout un dossier. Le projet n'a de sens qu'avec toi.
-Avec moi ?
-Oui, tout à fait.
-C'est un film sur un danseur qui se met dans les pas de Nijinsky et de toute façon, ni Nicolas Mills qui sera le metteur en scène ni moi-même qui serai le chorégraphe ne verrions quoi que ce soit sans toi ; tu es encore souffrant mais d'ici quelques jours, lis ce que je te laisse. On en parlera.
-C'est flatteur.
-Non, c'est réaliste. On sait que ça fonctionne si c'est toi. On va dire que c'est bien vu. On ne te flatte pas. On sait. En fait, tu es notre caution. Tu vas avoir un appel du metteur en scène. Il veut te rencontrer rapidement.
Ce que lut Erik le troubla profondément. Nijinsky ! Le petit Polonais dont on s'était tant moqué à l'Ecole impériale avait souffert de ne pas être riche, d'avoir été abandonné par son père, d'avoir un frère malade mental. Amant du Prince Lvov, il avait été présenté très jeune à Serge Diaghilev qui lui avait donné les Ballets russes en exigeant tout de lui. Et il avait tout donné à la danse dans ses envols, ses postures, cette incroyable expressivité qui était la sienne et sa grâce. A Copenhague, tout jeune, il avait vu dans l'appartement de Friederisberg un documentaire sur lui où apparaissaient ses multiples visages : celui du beau Spectre, celui du Faune, celui de Petrouchka, celui de Till l'Espiègle...Et Irina lui en avait parlé, Oleg aussi...
-C'est curieux cette proposition qui survient juste au moment où je danse un de ses ballets...
Cette remarque amusa Wegwood.
-Il est difficile de croire à une simple coïncidence, c’est sûr ! Il faut nous répondre, Erik car c'est le moment précis où tu peux le faire.
Ce projet inattendu lui redonna des forces et c'est plus détendu qu'il rencontra dans un café new-yorkais, Christopher Mills, un grand jeune homme trop enrobé au parler difficile. Loin des standards californiens, il surprit le danseur qui s'attendait à rencontrer un réalisateur sûr de lui et soignant autant son corps que sa mise. Il n'en était rien. Mills semblait tout encombré de lui-même et il était maladroit.
-Vous aimez le scénario, vous me l'avez dit au téléphone.
-Oui mais si le monde de la danse me connaît, le grand public ne sait pas que j'existe.
-Ah oui bien sûr, bien sûr ! En même temps, on ne veut pas d'une star de la danse que d'ailleurs on ne pourrait pas payer. On veut un visage comme le vôtre, c'est à dire classique et aussi exotique. C'est très mal dit et bien sûr nous voulons un très bon danseur.
-Vous êtes direct ! Je ne suis pas comédien et il y a beaucoup de textes.
-Vous aurez un mois pour travailler tout ça et un coach.
-Il pourrait y avoir un danseur et un comédien...
-Non, ce serait la mort du film. Vous saurez faire. Vous êtes au New York city ballet. J'ai lu ce qu'on dit de vous. J'ai vu des vidéos. Désolé, la danse classique...
-Vous intéresse peu ? Est mal connue de vous ? Mais si vous faites un film sur Nijinsky …
-Ah oui, bien sûr, bien sûr ! Je ne suis vraiment pas doué pour expliquer. En fait, je veux dire que j’ai vu peu de ballets avant de vouloir faire ce film et j’ai rattrapé le temps perdu mais je ne suis ni un spécialiste, ni un esthète. Avoir une culture dans ce domaine m’intéresse mais je suis du genre acharné : je vais donc rattraper mon retard. J'ai mis des années à monter de film et ça y est, tout est prêt. Il manque le danseur. Erik, c'est vous, c'est clair. Vous ne parlez pas beaucoup, votre visage peut être très expressif comme totalement fermé. Ce sont des choses comme cela qui me confirment dans mes choix comme votre formation au Danemark, ce que vous aimez faire...
-Vous savez ce que j'aime faire ?
-Non enfin si bien sûr. Nijinsky, vous l'aimez, je le sais et ça ne date pas d’hier.
-Qui vous a parlé de cela ?
-Je le sais, c’est tout. Vous signez ?
-Oui.
-Vous devez me faire confiance !
-C’est le cas.
-Ne voyez pas ce film comme une récompense ! Vous n'êtes pas une valeur au cinéma. C'est un salaire qui...
-C'est très bien comme ça.
-Je ne suis pas très adroit.
-Si, vous êtes direct et c’est bien. En tout cas, Je fais le film.
-J’en suis ravi. Ils le seront tout autant que moi.
Puis il dansa le Spectre de la rose. Wegwood l’avait fait beaucoup travailler. On l’applaudit à tout rompre. Julian aussi, qui était dans la salle.
Erik avait sa réponse. Il le sut plus encore quand il revit les photos où il posait avec Oleg et Irina et celles, si émouvantes, de Vaslav, avant que la maladie mentale ne le contraigne à quitter le monde de la lumière pour celui de l’ombre.