Erik N / Le Danseur. Partie 1. Claire, la mère solaire. Enfance, jeunesse et amours.
Elle se fardait les lèvres. Il l'écoutait.
-Tes grands-parents vous aiment. Toi aussi, Erik, ils t'aiment. Tu les a déjà vus plusieurs fois. Quand j'étais toute jeune, ils souffraient et je ne peux pas leur en vouloir.
-Oui, maman.
-Tu sais, j'avais un grand-frère qui leur causait beaucoup de chagrin. Eux, ils étaient contents d'avoir un garçon et ils voulaient qu'il soit médecin spécialiste, enseignant de littératures comparées à l'université ou encore juge pour enfants mais ils ont très vite changé d'avis. Il avait un handicap mental et physique, mon frère. Il ne pouvait vivre normalement alors ils l'ont mis dans une maison spécialisée, tu vois ?
Elle observait son petit garçon : Il était déjà si secrètement beau ! Elle n'en revenait pas.
-Je te raconte des choses compliquées, mon Erik.
-Non, maman.
Elle se parfumait et il avait maintenant des yeux rieurs :
-Jean-Bernard. C'était son prénom. Mon père et ma mère souffraient tellement ! Je leur reprochais secrètement de ne pas me faire une vie très gaie mais comment aurais-je pu leur reprocher leur souffrance ? Ce n'étaient pas des monstres. Au début, ils allaient régulièrement voir leur fils et il leur arrivait de le recevoir pour des séjours épuisants dans notre appartement. J'étais épouvantée quand je le voyais. Le voir ajouter à des mouvements désordonnés des bras d'importantes difficultés d'élocution, c’était insoutenable et ça l'était encore plus quand il criait ; et il criait souvent. Et puis, ils ne l'ont plus fait venir que rarement. Ils allaient le voir.
-Oui, maman. Tu es belle.
-Mais, toi aussi Erik, tu es très beau ! Toutes les mamans de Copenhague m'envient.
-Oui.
-Tu sais, je ne voulais pas devenir comme mes parents ! Je comprenais bien qu'ils rêvaient d'un monde parfait où tout le monde travaille, fait sa place au soleil et n'a pas de manque affectif. Seulement, Jean- Bernard était venu les surprendre. Quels plans leur restaient-ils à élaborer, Jacques-Henri et Solange ?
-Je ne sais pas.
-Je vais te le dire : il fallait que je fasse de longues études et que j'aie une « profession sérieuse » mais moi, Claire, j'ai pris les devants. J'ai délibérément coupé court aux études longues, porteuses de trop grandes espérances. Une école d'esthétique, c'était bien ! Apprendre à masser, à détendre, sculpter un corps, l'aider à devenir plus beau : voilà ce qui me tentait. Et il fallait aussi savoir maquiller un visage en travaillant les ombres et les lumières, le rendre lisse, sinon le rendre beau. Moi, j'aimais les images de visages souriants et de silhouettes longilignes, dans les magazines féminins et je me suis dit que si je pouvais faire une formation comme celle-là, j'aurais un rôle fort. Les femmes aiment qu'on les embellisse. J'ai tenu bon.
Il l'écoutait toujours en beau petit prince vêtu de gris.
-Je me suis inscrit à un cours payant, de l'école Jeanne Gatineau. Cette native de La Rochelle avait décidé, à quarante ans, de se former aux métiers de masseuse et de pédicure médicale. Plus tard, elle a ouvert des instituts à Paris et ailleurs et crée des crèmes de soins pour la peau, Elle a aussi compris que les femmes d'un certain milieu aimaient se sentir mince sinon l'être et voulaient se sentir belles.
-Oui, maman.
-J'ai de ces cours un excellent souvenir. L'école était chère mais on apprenait vite et bien. J'étais contente de ne pas perdre son temps. La plupart des filles qui étaient là avaient le même âge que moi à ceci près qu'elles n'avaient pas passé un bac littéraire et ne parlait aucune langue étrangère. En outre, elles n'avaient pas la même culture. Tu sais, moi, j'ai vu ça comme un atout ! Je suivais un objectif. En fin de semaine, je continuais de danser comme une folle au caveau de la Huchette. Apprendre suivant cette méthode me plaisait Tout était neuf et vivant. Et puis, j'ai eu mon diplôme.
- Oui, maman.
Elle venait d'essayer de le prendre sur ses genoux mais il ne s'était pas laissé faire. Il était patient mais pas docile.
-J'ai fait la fête avec ma famille et bien sûr avec mes amis et puis j'ai travaillé pendant un an dans un institut Jeanne Gatineau. Je gagnais mal ma vie et mes parents ont pensé que j'irais en fin que je reviendrais aux études. Je ne l'ai pas fait car j'ai découvert Maryline Delermes. C'était une fille pleine de culot. S'appuyant sur sa « bonne connaissance du cinéma français », elle avait monté une école d'esthétique axée sur le septième art. Elle avait en effet un petit local, rue Mouffetard. Plusieurs pièces en enfilade étaient baptisées « ateliers » et des acteurs et actrices de théâtre et de cinéma faisaient leur apparition pour prêter leurs visages. Cette « Maryline Delermes », je l'ai flairée aussitôt, était à suivre. Elle connaissait du monde et flirtait avec le cinéma. Grâce à elle, j'ai commencé à maquiller des acteurs.
Il était assis et se tenait bien droit. Elle savait bien que ce qu'elle disait le dépassait mais il n'avait pas l'air fatigué de l'écouter ;
-Tu sais ce qu'elle disait ? Les années cinquante marquent l'âge d'or de la féminité, du glamour et de la sensualité. Une décennie qui met en exergue la femme fatale dans toute sa splendeur ! La taille est fine, les seins pigeonnants et les guêpières et les talons aiguilles sont de mise. Le maquillage, lui, est de rigueur. Les femmes affichent, en effet, un teint d'opale, clair et perlé, soigneusement maîtrisé jusque dans les moindres détails. Un teint « matifié » par un voile de poudre chair tandis que le regard affiche un œil de biche sublimé au fard à paupières, au trait d'eye-liner épais et graphique, au mascara et au crayon à sourcils. Les lèvres sont incandescentes. Seul indésirable : le blush, détrôné par les poudres libres. Quant aux ongles, ils se portent longs et rouges. Les pin-up sexy aux silhouettes plantureuses incarnent la beauté des années cinquante. Alors, mesdemoiselles, mettez-mes cours à profit ! Apprenez à maquiller les actrices. Ne négligez pas les acteurs et vous irez loin !»
Elle marqua une pause puis reprit :
-J'arrête ?
-Non, maman.
-Bon. Tu sais, je me doutais bien que j'avais peu de chance de maquiller Montgomery Clift ou Marylin Monroe mais avec cette femme j'apprenais tant de choses que c'en devenait désarmante. Elle m'a permis de faire ce que je voulais. Il y a eu des acteurs, des lieux, des dates, des tournages. Et j'ai travaillé !