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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.

26 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Claire, la mère solaire. Enfance, jeunesse et amours.

Elle se fardait les lèvres. Il l'écoutait.

-Tes grands-parents vous aiment. Toi aussi, Erik, ils t'aiment. Tu les a déjà vus plusieurs fois. Quand j'étais toute jeune, ils souffraient et je ne peux pas leur en vouloir.

-Oui, maman.

-Tu sais, j'avais un grand-frère qui leur causait beaucoup de chagrin. Eux, ils étaient contents d'avoir un garçon et ils voulaient qu'il soit médecin spécialiste, enseignant de littératures comparées à l'université ou encore juge pour enfants mais ils ont très vite changé d'avis. Il avait un handicap mental et physique, mon frère. Il ne pouvait vivre normalement alors ils l'ont mis dans une maison spécialisée, tu vois ?

Elle observait son petit garçon : Il était déjà si secrètement beau ! Elle n'en revenait pas.

-Je te raconte des choses compliquées, mon Erik.

-Non, maman.

Elle se parfumait et il avait maintenant des yeux rieurs :

-Jean-Bernard. C'était son prénom. Mon père et ma mère souffraient tellement ! Je leur reprochais secrètement de ne pas me faire une vie très gaie mais comment aurais-je pu leur reprocher leur souffrance ? Ce n'étaient pas des monstres. Au début, ils allaient régulièrement voir leur fils et il leur arrivait de le recevoir pour des séjours épuisants dans notre appartement. J'étais épouvantée quand je le voyais. Le voir ajouter à des mouvements désordonnés des bras d'importantes difficultés d'élocution, c’était insoutenable et ça l'était encore plus quand il criait ; et il criait souvent. Et puis, ils ne l'ont plus fait venir que rarement. Ils allaient le voir.

-Oui, maman. Tu es belle.

-Mais, toi aussi Erik, tu es très beau ! Toutes les mamans de Copenhague m'envient.

-Oui.

-Tu sais, je ne voulais pas devenir comme mes parents ! Je comprenais bien qu'ils rêvaient d'un monde parfait où tout le monde travaille, fait sa place au soleil et n'a pas de manque affectif. Seulement, Jean- Bernard était venu les surprendre. Quels plans leur restaient-ils à élaborer, Jacques-Henri et Solange ?

-Je ne sais pas.

-Je vais te le dire : il fallait que je fasse de longues études et que j'aie une « profession sérieuse » mais moi, Claire, j'ai pris les devants. J'ai délibérément coupé court aux études longues, porteuses de trop grandes espérances. Une école d'esthétique, c'était bien ! Apprendre à masser, à détendre, sculpter un corps, l'aider à devenir plus beau : voilà ce qui me tentait. Et il fallait aussi savoir maquiller un visage en travaillant les ombres et les lumières, le rendre lisse, sinon le rendre beau. Moi, j'aimais les images de visages souriants et de silhouettes longilignes, dans les magazines féminins et je me suis dit que si je pouvais faire une formation comme celle-là, j'aurais un rôle fort. Les femmes aiment qu'on les embellisse. J'ai tenu bon.

Il l'écoutait toujours en beau petit prince vêtu de gris.

-Je me suis inscrit à un cours payant, de l'école Jeanne Gatineau. Cette native de La Rochelle avait décidé, à quarante ans, de se former aux métiers de masseuse et de pédicure médicale. Plus tard, elle a ouvert des instituts à Paris et ailleurs et crée des crèmes de soins pour la peau, Elle a aussi compris que les femmes d'un certain milieu aimaient se sentir mince sinon l'être et voulaient se sentir belles.

-Oui, maman.

-J'ai de ces cours un excellent souvenir. L'école était chère mais on apprenait vite et bien. J'étais contente de ne pas perdre son temps. La plupart des filles qui étaient là avaient le même âge que moi à ceci près qu'elles n'avaient pas passé un bac littéraire et ne parlait aucune langue étrangère. En outre, elles n'avaient pas la même culture. Tu sais, moi, j'ai vu ça comme un atout ! Je suivais un objectif. En fin de semaine, je continuais de danser comme une folle au caveau de la Huchette. Apprendre suivant cette méthode me plaisait Tout était neuf et vivant. Et puis, j'ai eu mon diplôme.

- Oui, maman.

Elle venait d'essayer de le prendre sur ses genoux mais il ne s'était pas laissé faire. Il était patient mais pas docile.

-J'ai fait la fête avec ma famille et bien sûr avec mes amis et puis j'ai travaillé pendant un an dans un institut Jeanne Gatineau. Je gagnais mal ma vie et mes parents ont pensé que j'irais en fin que je reviendrais aux études. Je ne l'ai pas fait car j'ai découvert Maryline Delermes. C'était une fille pleine de culot. S'appuyant sur sa « bonne connaissance du cinéma français », elle avait monté une école d'esthétique axée sur le septième art. Elle avait en effet un petit local, rue Mouffetard. Plusieurs pièces en enfilade étaient baptisées « ateliers » et des acteurs et actrices de théâtre et de cinéma faisaient leur apparition pour prêter leurs visages. Cette « Maryline Delermes », je l'ai flairée aussitôt, était à suivre. Elle connaissait du monde et flirtait avec le cinéma. Grâce à elle, j'ai commencé à maquiller des acteurs.

Il était assis et se tenait bien droit. Elle savait bien que ce qu'elle disait le dépassait mais il n'avait pas l'air fatigué de l'écouter ;

-Tu sais ce qu'elle disait ? Les années cinquante marquent l'âge d'or de la féminité, du glamour et de la sensualité. Une décennie qui met en exergue la femme fatale dans toute sa splendeur ! La taille est fine, les seins pigeonnants et les guêpières et les talons aiguilles sont de mise. Le maquillage, lui, est de rigueur. Les femmes affichent, en effet, un teint d'opale, clair et perlé, soigneusement maîtrisé jusque dans les moindres détails. Un teint « matifié » par un voile de poudre chair tandis que le regard affiche un œil de biche sublimé au fard à paupières, au trait d'eye-liner épais et graphique, au mascara et au crayon à sourcils. Les lèvres sont incandescentes. Seul indésirable : le blush, détrôné par les poudres libres. Quant aux ongles, ils se portent longs et rouges. Les pin-up sexy aux silhouettes plantureuses incarnent la beauté des années cinquante. Alors, mesdemoiselles, mettez-mes cours à profit ! Apprenez à maquiller les actrices. Ne négligez pas les acteurs et vous irez loin !»

Elle marqua une pause puis reprit :

-J'arrête ?

-Non, maman.

-Bon. Tu sais, je me doutais bien que j'avais peu de chance de maquiller Montgomery Clift ou Marylin Monroe mais avec cette femme j'apprenais tant de choses que c'en devenait désarmante. Elle m'a permis de faire ce que je voulais. Il y a eu des acteurs, des lieux, des dates, des tournages. Et j'ai travaillé !

26 juin 2024

ErikN/ Le Danseur. Partie 1. Claire parle.

 

Plus tard, elle l'expliqua à son fils, qu'à cette époque-là, elle avait attiré pas mal de garçons. Elle avait même eu un premier amoureux danois, Lars. Il vivait à Paris. Elle était assez heureuse mais la mort brutale de Jean-Bernard l'avait contraint à beaucoup s'occuper des siens. Et puis, elle était partie.

-Je suis arrivée à Copenhague en ayant l'idée que je reverrai Lars mais ça n'a pas été le cas. De toute façon, quelques mois après mon arrivée, j'ai rencontré ton papa. Là, j'ai vraiment appris le danois et de toute façon, on voulait se marier !  J'ai trouvé du travail dans un théâtre, puis à la télé. Et vous avez été là. Avec Svend, on allait tous les deux à Paris au début. Il avait un peu de mal avec ma famille qu'il trouvait bourgeoise mais il s'est habitué.

La suite, Erik la connaissait. On se rencontrait. A priori, tout se passait bien. A Paris, tout le monde logeait dans le seizième. Au Danemark, les parents de Claire allaient à l'hôtel ou louaient une maison. Avec leurs petits-enfants, ils parlaient français et un peu anglais. Ces périodes-là étaient emplies de fêtes. Les grands-parents maternels multipliaient les promenades et les invitations. Tantôt on se promenait avec des lanternes, tantôt on dansait en pyjamas ou robes de nuit ! Vraiment, que ce fut à Copenhague ou à Paris, ces moments étaient merveilleux. Erik avait hâte, comme ses sœurs, de retrouver ces temps bénis.

Il était toujours silencieux et assis dans la chambre de ses parents, il regardait sa mère joliment vêtue et fardée. Elle voulait qu'il se confie à elle :

- Je te raconte ma vie ! Tu ne devrais pas tout savoir !

- Maman, ne t’inquiète pas.

- Mais toi qui ne dis rien, es-tu content ?

- Je suis assez content.

- Assez ?

- Oui.

- Tu pourrais être bien plus content ?

- Oui. Je veux danser.

- Des cours comme ceux que je prenais ?

- Non. Je voudrais faire de la danse classique.

- Erik, c'est ambitieux.

- Papa ne voudra pas ?

- Je ne sais pas. Il ne refusera pas forcément.

- Dis-lui.

-Je le lui dirai, mon petit prince. Mais je te signale que chacun d’entre vous apprend déjà à jouer d’un instrument de musique.

-Ce n’est pas la danse, maman ! Et de toute façon, quand je danserai, je penserai toujours à toi. Tu oublieras ton frère Tu ne seras jamais triste !

-Oh mais que c’est beau ce que tu dis !

Elle savait qu'il ne lâcherait pas son idée car il était déterminé mais il était mystérieux aussi et pendant les mois qui suivirent, il ne parla plus de rien. La vie suivit son cours. Dans les grandes rues commerçantes de Copenhague, il marchait avec les siens. Et dans les villages danois où ils erraient, il en était de même. Il était fort et obstiné ; mais il était encore si jeune. Il oublierait son projet.

Mais lui se souvenait de ce qu'il avait éprouvé à Skägen lors de cet été et de la promesse qu'il s'était fait. Des années après, repensant

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Vouloir danser dès l'enfance.

2. Erik, enfant, et le désir de danser.

Tout jeune, Erik Anderson a une telle passion pour la danse classique que ses parents, d'abord réticents, finissent pas accéder à sa demande. C'est sa mère, Claire, qui lui va lui trouver une première école de danse. Avant cela, son fils la surprendra beaucoup. Un documentaire sur Nijinsky serait peut être la cause de tout...

Il voulait danser. Il n'avait rien abandonné et cette fois, elle devait l'aider.

-De la danse classique ! Tu insistes encore !

-Je veux en faire. C'est sûr et certain, maman.

-A cause des émissions que nous voyons de temps en temps à la télévision ?

-Je crois. Il y avait une émission sur un danseur russe avant-hier. Il était célèbre avant la première guerre.

-Nijinsky ! Ah oui, tu as aimé ce documentaire. Tu en avais déjà vu un sur les Ballets russes d’ailleurs !  Mais ça n’explique pas pourquoi tu es si déterminé.

-Si. On peut dire que si.  

-Mais tu apprends le piano !

-Aide-moi, maman !

 Il avait huit ans. Il le dit aussi à son père qui ne se ferma pas tant que cela.

- C'est un choix très inattendu, mon fils !

Erik était un être déterminé. Quelquefois, malgré son âge, il n'était plus enfantin du tout. Claire était impressionnée mais perplexe. Des quatre enfants qu'elle avait, elle ne pouvait se plaindre. Tous prenaient l'école au sérieux et étaient mélomanes. Ils pourraient devenir musiciens, elle aimait cette idée ; pour le reste, ils avaient les passe-temps classiques des enfants de leur âge, le cinéma, la lecture, le patin à glace...  Mais Erik se tournait vers la danse classique ! Pour la famille de Claire, il s'agissait d'une discipline à la fois drastique, impressionnante et magnifique. Beaucoup d'appelés, peu d'élus. Pour sa part, elle s'était estimée trop désobéissante pour aborder la danse sous cet aspect ou trop paresseuse. Le Lac des Cygnes et Giselle, c’était magnifique mais elle sentait le travail acharné derrière les images glacées ! Danser, pour elle, c’était penser que le rythme est partout. Danser, c'est être jeune et futile. A l'évidence, son jeune fils ne pensait pas comme elle.

Les semaines passant, ni Svend ni Claire ne répondirent pas à leur fils mais celui-ci qui semblait toujours dans son monde, finit par les interpeller :

-Vous décidez quoi ?

Il était d'une dureté surprenante.

Svend répondit :

-Personnellement, je ne suis pas tellement d'accord mais je ne m'opposerai pas à une première année de cours. Je crois qu’ainsi, tu testeras tes limites. Erik, ce sont les petites filles qui se ruent sur ce type de cours. Enfin, tu te feras ton opinion !

Erik se raidit. Plus malléable, il aurait cherché à remercier son père mais il ne le contra pas.

-Je sais cela ; mais ça ira bien !

-Et toi, maman, quel est ton avis ?

-Je pense que tu vas prendre des leçons. Tu as énoncé ton désir à maintes reprises et je n'ai pas vraiment réagi mais il le faut, là, je crois.

-Ta mère va chercher une école de danse.

Svend avait l'air contrarié mais Erik qui resta sans sourire s’en contenta.

Dans les temps qui accompagnèrent ses recherches, Claire trouva son fils aussi déterminé possible. Il l'encourageait à chercher et il la câlinait. Elle ne laissa rien au hasard. Elle lui expliqua qu'il devait être patient et il le fut.

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Hannah Herman et son école de danse.

Elle trouva, après plusieurs tentatives, une Allemande nommée Hannah Herman. Celle-ci dirigeait un cours de danse classique très recherché à Copenhague car exigeant et bien mené. Claire prit rendez-vous et emmena Erik avec elle. Hannah était une femme imposante. Rousse, les cheveux tirés en un chignon strict, elle portait un tailleur gris et ne souriait pas. Erik la trouva impressionnante et sévère. Elle avait de petites lunettes au bout de son nez et lui dit :

-Tu veux être un grand danseur ?

-Un bon danseur.

-Attention ! Beaucoup de petits garçons veulent être danseurs étoiles ! Seulement, ce n'est pas réservé à tout le monde ! Tu le sais, non ?

-Je le sais, madame.

-Et que sais-tu de la danse classique, sinon ?

-Je sais qu'il y a cinq positions des bras. En première position, les paumes sont tournées vers soi, à la hauteur du nombril. Une jolie première position doit avoir des bras bien arrondis, loin devant le corps. Les bras en seconde ne sont pas sur le côté complètement, ils sont un peu plus en avant. Il faut faire attention à ne surtout pas laisser tomber les coudes. En troisième position, on a en fait un bras en première, et un bras en seconde ! En quatrième, un bras est en première position, l’autre est plus haut, en cinquième position en fait. En cinquième position, les bras sont comme en première mais plus haut. La bonne hauteur, c’est quand en regardant droit devant soi et sans lever les yeux, on voit encore tout juste ses mains.

- Qui t'a dit cela ?

-Une amie d'école.

-Elle fait de la danse classique ?

-Oui, mais pas avec vous, madame.

Erik était sérieux, presque grave. Claire craignait qu'Hannah se fâche mais même si elle gardait tout son sérieux, elle était calme. Elle dit :

-Tu sais d'autres choses ?

-Oui, madame.

-Lesquelles ?

-Je sais les positions des pieds. En première, les talons se touchent et les pointes de pied sont tournées vers l’extérieur. Pour se placer en seconde, on part de première, on fait un dégagé sur le côté et on pose le talon. En troisième, le talon du pied de devant de place au milieu du pied de derrière. Cette position n’est utilisée que par les débutants, en attendant de maîtriser la cinquième position. Pour se placer en quatrième, on part de première ou de cinquième, on fait un dégagé devant et on pose le talon. En cinquième, le talon du pied de devant se place devant les orteils du pied de derrière. Cette position remplace la troisième pour les élèves avancés.

- As-tu appris une leçon avant de venir ?

- Non, madame.

- Alors, c'est seulement ton amie qui t’a expliqué ?

- Oui, et les livres que je regarde et le miroir dans la maison. Et des films. Un spectacle, une fois. Je veux savoir. Il y a des choses que je me suis dit.

-Savoir quoi ? Si tu seras un bon danseur ?

-Non, je veux savoir ce qu'est la danse classique.

-Tu ne peux le savoir qu'en venant en cours !

Il vint régulièrement. Hannah Herman avait beaucoup d'élèves. Ses cours étaient chargés. Depuis longtemps, elle voyait passer des garçons et des filles qui pour la plupart, abandonneraient vite la danse classique. Ils l'écoutaient, travaillaient dur mais ils avaient des familles aisées, toutes sortes de préoccupation. Elle avait l'habitude des affirmations :

-Vous verrez, madame, mon fils est doué.

-Ma fille, j'en suis sûre, a de réelles dispositions.

Et elle s'attendait bien sûr aux remarques qui leur feraient suite :

-Mais, vous ne semblez pas si encourageante ! Qu'appelez-vous un élève doué ?

Elle les connaissait bien, ces hommes et ces femmes qui pensaient que parce que leur fille était très souple et filiforme, elle serait une bonne danseuse classique ou qu'un beau garçonnet aux gestes gracieux passerait des années sur des scènes internationales. Ils n'avaient le plus souvent aucune idée de la discipline qu'elle enseignait, de ce qui ferait la différence entre le danseur qui peut envisager une carrière et celui qui garderait un bon souvenir de la danse classique et pourrait de temps à autre épater la galerie ! La vérité, c'est qu’elle voyait très vite qui avait certains dons et qui ne les avait pas. C'était malheureux à dire mais ces dons-là tombent du ciel. On les a en naissant ou pas ! Elle le savait, certains signes ne trompent pas. Le "coup de pied" : c’est un pied cambré -un arrondi sur la cheville- qui permet sur pointes ou demi pointes, d’avoir le pied qui, une fois tendu est dans le prolongement du tibia. Les orteils reviennent en arrière lorsqu'ils sont sur pointes, un peu sous le pied.  Elle tenait beaucoup à « l'en dehors » qui est une ouverture de l'articulation de la hanche.

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. La danse classique expliquée à Erik.

Quand des parents lui posaient des questions ennuyeuses et qu'elle se voyait dans l'obligation de leur dire la vérité, Hannah disait ceci :

-Ecoutez, je vais tenter de vous parler en termes ni médicaux ni techniques. La position de la danse classique, celle sur laquelle est basé chaque pas, est la cinquième position. Dans cette position, les deux pieds sont l'un devant l'autre et croisés. La face interne de l'un est collée à la face externe de l’autre ; et, il est important, de ne pas oublier que l'en dehors des pieds, vient de ce que les hanches sont ouvertes.  La cuisse se tourne vers l'extérieur dans l'articulation. Cette position, tous ne la maîtriseront pas. Elle n’est jamais enseignée d’emblée…

En général, elle le savait, ce discours ne suffisait pas. Elle devait expliquer la position des genoux, dire qu'ils devaient toujours « rentrer » et ajouter des précisions. Elle finissait par dire qu’enfin, le mieux pour être danseur c'était en plus, d’avoir les tibias un peu longs. Elle disait toujours la charme, la ténacité, le côté volontaire de l'élève qu'on lui confiait mais restait ferme sur les aptitudes physiques. Hannah le savait. Certains parents inscriraient leur enfant dans une école concurrente et elle ne s'en offusquerait pas. D'autres lui laisseraient leurs rejetons. Elle était d'une nature droite, elle enseignait avec rigueur et était observatrice. A quoi bon, laisser ces gens dans l'illusion. Elle ne rabaissait pas, elle disait. Il y avait des élèves pour qui la danse classique ne serait jamais qu'un agrément. Était-ce si mal ? Elle ne le pensait pas.

De toute façon, si, lors de leur entretien, la mère eut l'air mal à l'aise, le jeune garçon, lui garda son aplomb. Il voulait s'inscrire, tenter sa chance. Elle le laissa faire. Un beau jour, il fut là, dans ses jolies tenues. Il se mit au travail tout de suite et il l'amusa d'abord puis, elle l'observa davantage. Mince, presque fluet, il se tenait droit et écoutait avec une grande attention les consignes qu'elle donnait puis il essayait. Il n'était pas seulement appliqué, il était assidu. Apprendre, il voulait apprendre.  Elle le trouvait humble, volontaire, pas inutilement tenace. Il était très gentil avec elle, toujours et il était étonnant de concentration. Il avançait vite. Il comprenait les positions. Il était gracieux dans l'effort. Mais il n'y avait pas que cela...Ce don qu'elle avait vu chez peu de ses élèves au long de sa déjà longue carrière semblait être là, elle le guettait et elle était sûre de ne pas se tromper. Elle donnait ses cours en fin de journée et certains jours le matin. La plupart des enfants et pré-adolescents qu'elle accueillait étaient attachants et cet Erik ne déparait pas l'ensemble ; il arrivait là tout enfantin, conduit par Claire. Emmitouflé dans un grand anorak, un bonnet de lutin sur sa tête, il oscillait entre sourire et gravité. Il se préparait vite. Il faisait ses échauffements. C'est là qu'elle voyait...Ils avaient été si nombreux pourtant à prendre des cours avec elle qu’elle aurait pu s'y perdre. Mais non, il y en avait eu peu d'aussi doués. Il est vrai qu'elle ne leur accordait que trois ans, quatre au maximum. C'était peu pour juger et on aurait pu lui en faire le reproche : seulement, ceux qu'elle avait repérés avaient effectivement suivi un brillant chemin. De ce petit Erik si grave et confiant, elle espérait bien qu'il en serait de même. Hannah lui enseigna le tendu, qui consiste à tendre le pied devant soi. Le pied est pointé et la jambe est tendue devant, à côté ou derrière soi. Elle lui apprit le plié et le port du bras. Pour le plié, il suffit de plier les jambes en faisant en sorte que les genoux partent vers l'extérieur tout en gardant la position des pieds et des bras. Le port du bras consiste simplement à changer la position des bras gracieusement. Il apprit comme tous les autres le jeté qui est semblable au tendu à cela près qu'il faut jeter la jambe à quarante-cinq degrés avec force et maîtrise devant, à côté ou derrière soi. Puis vint le grand battement, mouvement dans lequel il faut lancer la jambe tendue le plus haut possible devant, à côté ou derrière soi tout en maintenant la position du corps et le rond de jambe. Dans cette figure, Il faut faire un rond, du tendu devant au tendu derrière ou inversement, avec la jambe tendue en passant bien sûr par le tendu à la seconde. Pour en faire plusieurs d'affilée, il faut passer par la première à la fin du rond de jambe et recommencer. Il y eut aussi le pied dans la main. Là, il faut être très souple car il faut prendre son pied dans sa main et la tirer, toujours tendue, vers son oreille, à la seconde. L'autre jambe, la jambe de terre, est tendue aussi. Pour le pas de bourré, elle lui expliqua comme aux autres, qu'on pouvait commencer ce pas avec un coupé, un tombé, une sissonne... On passait d'abord la première jambe derrière la première en relevé, sur demi pointe puis on ouvrait la jambe de devant à la seconde toujours sur relevé avant de refermer la toute première jambe devant l'autre. Il fallait aussi que ces élèves apprennent le retiré, figure qui consiste à monter une jambe le long de la jambe de terre et à faire en sorte que la pointe du pied touche le genou. On peut faire ce pas à pied plat ou en relevé, sur demi-pointe. Le coupé était le même pas que le retiré mais la pointe du pied se trouvait un peu au-dessus de la cheville, et non au niveau du genou. Et il restait les sauts : on peut faire des sauts en première position, en seconde et dans toutes les autres positions mise à part la sixième. Le saut de la première à la seconde position s'appelle un échappé.

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Première école de danse. Hannah, la bienveillante.

Un apprenti-danseur dont la « carrière » n'est encore qu'une parenthèse apprend cela. Tous l'apprennent. Il fit donc comme les autres mais quel don ! Elle lui apprit les pas et il ne la déçut pas. Ce qui la surprit, c'est qu'il resta presque timide. Totalement inconsciente de l'excellence de son fils, sa mère le fut aussi. Aussi charmants l'un que l'autre, ils étaient d'une irréprochable ponctualité et ne payaient jamais en retard. Elle était rieuse. Il était étonnement grave. Mais comprenaient-ils ? Plus de trois ans avaient passé et l'enfant devenait un adolescent. Elle finit par la prendre à part.

-Madame Anderson, vous avez un fils qui doit aller plus loin.

-Que voulez-vous dire ?

-Madame, j'ai appris à Erik ce qu'il est en droit de savoir et croyez-moi, il le sait. Vous êtes venue avec votre époux assister à mes spectacles de fin d'année. Vous devriez avoir compris…

-Erik est très bon, alors ?

-Il a un don exceptionnel. Il faut lui permettre de le développer. Je vous conseille de ne pas le laisser dans mon école où il a déjà appris tout ce qu'il doit savoir avec moi. Je vais vous donner une bonne adresse.

-Une bonne adresse ? Mais il adore votre école ! Il prend les choses tellement à cœur ! Il travaille beaucoup pour vous !

Il fallut encore insister pour la convaincre :

-Brillant, il est brillant et je sais de quoi je parle. Si vous l'aidez, il a un bel avenir. Vous allez contacter Irina Nieminen. Elle est Finlandaise d'origine mais au Danemark depuis longtemps. C'est une femme remarquable qui saura le former. Elle travaille avec un danseur russe, très doué lui-aussi. Ils sont bons pédagogues. Vous ne sauriez regretter une telle décision !

-Cela signifie qu'il faudra payer des cours particuliers ! Le père d’Erik voit d'un très mauvais œil la passion de son fils pour la danse : il ne financera pas deux professeurs particuliers car il ne croit pas à une belle carrière !

Hannah sourit :

-Votre mari est un entrepreneur avisé qui gère bien ses salons de coiffure. Il s'accroche sans doute à l'idée qu’Erik lui succèdera mais ce ne sera pas le cas !  Son fils a un avenir dans le monde exigeant de la danse classique. J'ai eu de nombreux élèves. Mon jugement est sûr. Sonia Christofferson qui danse pour le Ballet royal danois et Hans Torger qui s'est expatrié au Québec ont été mes élèves…

Comme Claire hésitait, elle renchérit :

-Votre mari ne refusera pas. Et quand bien même, il interdirait à Erik l'accès aux cours d'Irina, celui-ci ne se laisserait pas faire. Il est d'une volonté farouche. Il faut lui donner sa chance : il ne décevra aucun d'entre vous.

-Vous êtes très convaincante !

-Il le faut...

 Ce jour-là, Claire, d'abord réservée, fut impressionnée par la fermeté d'Hannah. Elle décida donc de préparer son mari à accepter l'idée qu'Erik pût envisager une carrière de danseur classique. Rien, financièrement, n'empêchait que leur fils puisse poursuivre sa vocation. Fidèle à lui-même, Svend resta dubitatif plusieurs jours durant mais n'empêcha rien. Ainsi, tout fut fixé dès cette lointaine année 1973.

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Le jeune Erik et les astres. Une prédisposition pour la danse?

 

Plus tard, bien plus tard, Claire Anderson se dit qu'à une telle réussite doublée de telles difficultés, il fallait bien trouver une explication. Elle fit donc faire le thème astral de son fils et se heurta à des considérations compliquées. En substance, le document qu'elle reçut contenait des généralités puis quelques développements complexes qu'elle dut lire et relire. L'article disait en substance :

Erik Anderson, vous êtes né le 23 octobre 1960. La prédominance d'éléments planétaires dans l'hémisphère sud vous pousse à agir, à vous montrer et rendre visibles à tous vos actes et ce que vous avez en tête. Au mépris et au détriment parfois d'une vie intérieure plus riche et d'une réflexion plus profonde et sage. L'action et la communication vous interpellent et vous avez tendance à considérer que ce qui compte, c'est ce qui se voit ! Ce n'est pas forcément exact et il vous appartient pour évoluer de ne pas négliger les forces de l'être, la méditation, la solitude et l'imagination sans lesquelles toute manifestation ne peut aboutir que de façon limitée et sans vous rendre pour autant plus fort. Le quadrant Sud Est, diurne, constitué des maisons dix, onze et douze, prédomine chez vous : l'affirmation et la concrétisation de vos buts sont au centre de vos préoccupations. Vous avez à cœur de ne pas laisser vos rêves en vous sans suite. Vous réalisez aussitôt que possible vos ambitions, que ce soit par une vie sociale développée, une vie amicale survoltée ou un besoin forcené d'agir pour récolter - aux yeux du monde bien sûr - le fruit de votre dynamisme. Il n'est pas rare que le spirituel ou l'humanitaire fassent partie de vos motivations, et cela au prix parfois d'un certain isolement, volontaire ou non. Vive la communication et la mobilité, Erik Anderson ! La prédominance des signes d'Air dans votre thème favorise et amplifie votre goût pour les relations avec autrui et les déplacements de toutes sortes, qu'ils soient réels - voyages - ou symboliques - idées nouvelles, évasion par l'esprit. Vous gagnez en souplesse et en adaptabilité ce qui peut vous manquer éventuellement en affirmation ou en sens du concret. Erik Anderson, le Feu prédomine dans votre thème natal et vous apporte intuition, énergie, courage, confiance en vous et enthousiasme ! Vous êtes enclin à la passion et savez affirmer votre volonté, aller de l'avant et contre vent et marée, avec force, aller jusqu'au bout de vos rêves et de vos buts. La faiblesse relative de cet élément est sans doute le manque de recul ou peut-être une forme de hardiesse qui peut vous pousser à des imprudences risquées. Le mode Cardinal prédomine chez vous, Erik Anderson, et indique une prédisposition à l'action, et plus exactement à l'impulsion et à la capacité d'entreprendre : vous avez à cœur d'initier les projets que vous avez en tête, de démarrer les choses, de les créer. C'est pour vous la partie la plus importante qui vous donne enthousiasme et adrénaline, sans lesquels vous pouvez rapidement vous lasser. Vous êtes en général plutôt individualiste - parfois trop ? - et affirmé et laissez le soin aux autres de consolider et de faire ensuite évoluer les constructions que vous avez bâties avec ardeur. En fonction de la disposition et des qualités de vos planètes et de vos angles, vous faites partie, Erik, plutôt du groupe Yang, le groupe actif : plus préoccupé par l'action que la réflexion, vous foncez parfois sans prendre le recul et la profondeur nécessaire, mais vous avez cette spontanéité de ceux qui sauront repartir du bon pied, même après un ou même des échecs répétés par imprudence. Vos maisons angulaires – le groupe des maisons 1, 4, 7 et 10 - sont les plus valorisées dans votre thème, Erik : la tradition indique qu'elles sont les plus dynamiques, les plus fortes. Elles peuvent – mais cela dépend du reste de votre thème natal – laisser penser que vous êtes un homme assez typé, entreprenant et énergique. Les maisons angulaires sont en effet des maisons dites d'impulsion, qui correspondent à une personnalité puissante, énergique, dominatrice. Les destins qui sortent de l'ordinaire correspondent souvent à des maisons angulaires prédominantes, mais il ne s'agit que d'une indication partielle... »

Que comprendre à tout cela ? Claire était perplexe. Les destins qui sortent de l'ordinaire. Oui, ce devait être cela...

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Trouver des professeurs galvanisants.

 

3. Irina, après Hannah

Les dons d'Erik pour la danse sont certains et il faut trouver des professeurs plus chevronnés s'il veut intégrer par concours une grande compagnie de danse. Guidée par sa mère, l'adolescent rencontre donc la finlandaise Irina Nieminem, qui travaille avec un acolyte russe. Cette femme a travaillé avec de grands interprètes et elle vénère les danseurs russes de légende.

Irina Nieminen était une femme impressionnante. Elle avait eu une carrière de danseuse assez prestigieuse, principalement en Finlande puis en Suède avant de s'installer au Danemark. Contrairement à Hannah qui avait une école de danse et se devait de la faire fructifier, Irina ne prenait que quelques élèves avec lesquels elle se montrait souvent rigoureuse et plus souvent encore impitoyable. Grande, presque osseuse tant elle était mince, elle avait des cheveux blonds toujours ramenés en arrière et des yeux d'un bleu très pâle. Si Hannah, par sa présence physique plutôt maternelle et douce avait exercé sur Erik une autorité nuancée, Irina Nieminen se montra d'emblée cassante. Elle était la fille de deux danseurs qui avaient travaillé pour les célèbres ballets russes. Elle n'avait pas bien sûr connu personnellement Diaghilev mais elle disait avoir croisé Serge Lifar. En outre son enfance avait baigné dans la musique de Stravinsky, les chorégraphies de Petrouchka et du Spectre de la Rose et du Sacre du printemps. Elle parlait avec une émotion non feinte du « Prince » des Ballets russes, de ce jeune Vaslav Nijinski, fils d'un couple de danseurs de caractère tous deux nés à Varsovie dont la carrière avait été aussi brève qu'extraordinaire. Ce qu'elle en disait révélait son goût pour la discipline : Nijinsky avaient des parents formés à la danse classique. Il tenait de son père une bonne technique et une aptitude au saut qui chez lui était devenue phénoménale et de sa mère la sensibilité et la grâce. Elle savait par ses parents que l'Ecole Impériale de ballet de Saint-Pétersbourg dispensait un enseignement rigoureux et offrait à ses pensionnaires un mode de vie spartiate et que Nijinsky y avait énormément travaillé. C'était un garçon plutôt gauche et qui était de santé délicate. Quelconque dans la vie, il était si merveilleux quand il dansait qu'il attirait l'attention. Très tôt les pédagogues Nicolas Legat et Mikhail Oboukhov avaient dû reconnaître les immenses dons de leur élève et Nijinski avait franchi rapidement les étapes successives de sa formation. Et il y avait eu les prima ballerina du Théâtre impérial qui avaient demandé ce « dieu » pour partenaire. Matilda Kchessinska – alors maîtresse du futur Nicolas II – et Tamara Karsavina avec qui Nijinski allait se lier d’une indéfectible amitié étaient les plus marquantes. Nijinsky : qui n'avait pas entendu parler de lui ? En Russie, il était connu avant Diaghilev mais le soir du 18 mai 1909, lorsque le rideau s'était levé sur la scène du théâtre du Châtelet à Paris, il était devenu célèbre par sa chorégraphie et son interprétation du Faune grâce à celui-ci. Diaghilev était un homme de génie qui occupait déjà une place prééminente dans les milieux artistiques de Saint-Pétersbourg au moment où encore inconnu le jeune danseur faisait ses classes. C'était un imprésario impétueux capable de former une troupe de ballet d’avant-garde et d'organiser une grande tournée européenne. Un grand danseur a besoin d'un guide : c'est souvent le cas. Il ne fallait pas croire tout ce qui avait pu être écrit sur ces deux êtres là. Elle était vibrante et catégorique. Elle était passionnée. Et elle fut la première à lui parler du Danseur et à lui en montrer des photos. Longtemps après, quand s'annonça le tournage de son premier film, il devait se souvenir de tout ce qu'elle avait dit et s'appuyer sur elle...

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Erik, quatorze ans, et Irina Nieminen.

Mais en ce matin d'automne, Erik n'était qu'un adolescent de quatorze ans qu'elle rencontra avec sa mère. De manière surprenante, Irina habitait Frederisberg que les Anderson avaient quitté pour le plus central quartier de Vesterbro quelques années auparavant. Le quartier se transformait, devenait beaucoup plus chic, évoquant une sorte de Versailles danois. Irina avait un petit appartement près du grand jardin de Frederiksberg Have, ce qui signifiait qu'elle vivait près du château et du zoo. Erik avait oublié ou méconnu la prestance des lieux mais la découpure du château était imposante, les longues rues bien éclairées étaient altières, les boutiques qui s'y étaient ouvertes, bien achalandées et élégantes et le jardin fantomatique en hiver était magnifique à la belle saison. La première fois qu'Erik se présenta, Irina les accueillit avec distance. Ils ne pouvaient savoir qu'elle éconduisait souvent ceux qui lui étaient adressées et quand ils le surent, ils ne purent mettre son acceptation que sur le compte de leur bonne fortune. Claire disposait d'une lettre d'introduction de la main d'Hannah et Irina la parcourut sans sourciller. Elle offrit du thé et des pâtisseries à ses invités et observa attentivement Erik. Celui-ci, d'abord silencieux, se leva et posa des questions : pourquoi ces cadres, pourquoi toutes ces photos de danseur et pourquoi tous ces livres ? Il était surprenant qu'il se comportât ainsi car sa nature était réservée. Mais là, roide et observateur, il questionnait.

-Je voudrais savoir qui sont ces gens, madame.

-Là, c’est Oudeltsova, une ancienne danseuse des Ballets russes. Elle a donné des cours de danse privés à Noureev. Là, c'est Elena Konstantinovka Vaïtovitch, maîtresse du ballet à l'Opéra d'Oufa : elle a également enseigné à Noureev. Ici, c'est le directeur de l'opéra d'Oufa ; là, celui de l'école de danse Vaganova de Léningrad. Leningrad ? Saint-Pétersbourg ? Vous faites le lien ? Et là, c'est l'actuel directeur du Bolchoï. Vous voyez ici des danseurs du Kirov, d'autres du Bolchoï et ceux-ci travaillent ou travaillé sur diverses scènes européennes. Baryschnikov ? Le nom vous dit quelque chose ?  Ces autres danseurs sont au New York City ballet. Et la liste peut s'allonger. Mon appartement est petit mais il y a des photos partout. Dans mon atelier, il n'y en pas. Juste des miroirs, des barres...

Elle parlait avec une certaine froideur et une distance un peu hautaine mais Erik ne semblait pas s'en offusquer. Il était déterminé.

-Ces danseurs, ces directeurs de grandes troupes, vous les connaissez ?

-Oui, je les connais. J’ai fait des voyages en Union soviétique. Pas pour me promener ou pas uniquement. Pour danser. C'est ainsi que j'ai connu les Russes. Quant aux autres, j'ai moi-même été danseuse pour plusieurs grandes compagnies et certains ont été mes partenaires.

-Et Noureev ?

-Je l'ai vu plusieurs fois mais pas en URSS. Je n'ai pas dansé avec lui. A Londres, il passait et passe toujours pour très mondain. C'est une façade. Il n'est pas comme ça du tout. Je l'ai vu en répétition, une fois. Stupéfiant. Nous nous sommes aussi croisés dans des dîners. Cela remonte à quelques années. Nous sommes en 1970. C'était en 1965. Il y avait beaucoup de monde à ces dîners : des acteurs, des gens de théâtre, des peintres, des hommes politiques aussi et des grands couturiers. Margot Fonteyn était là, bien sûr.

Elle eut un sourire froid :

-Vous voulez être comme Noureev ?

Il eut une réponse stupéfiante :

-Non, madame, je ne suis pas russe. Je n'ai pas besoin de demander l'asile politique au Bourget car je fais une tournée en France avec le Kirov et ne veux pas rentrer en URSS. Je suis danois. Je suis jeune. Je veux danser !

Elle eut un demi-sourire :

-Belle réponse ! Dites-moi, vous avez apporté vos affaires ?

-Oui, madame.

-Bien, suivez-moi. Votre mère va nous attendre ici. Je pense qu'elle ne s'ennuiera pas : tant de photos et de livres !

Elle sourit aimablement à Claire avant de rejoindre son atelier avec Erik. Elle le regarda s'échauffer, lui demanda des positions, des figures et l'observa attentivement. Elle parlait.

-Reprenez. Reprenez encore. Mettez-vous à la barre. Montrez-moi. Maintenant, le port des bras. Recommencez. Les sauts. Encore. Vous savez ce que je demande. Encore.

16 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Irina Nieminen, la formatrice.

 

Il se sentait transpercé par son regard et son visage était un masque dur qui ne laissait rien paraître.

-Combien d'années avec Hannah ?

-Quatre ans, madame.

-Quatre ans ! Ça vous a paru normal ?

-Je ne sais pas, madame.

-Elle vous a dit de préparer une chorégraphie. C'est écrit dans la lettre.

-Oui, madame, je sais.

-Alors, que me présentez-vous ?

-C'est une chorégraphie que j'ai travaillée seule. Balanchine.

-Ah oui ? Et quoi ?

-L'Enfant et les sortilèges, Sérénade, Orpheus et un peu l'Oiseau de feu...

-Tout cela ?

-Oui, madame. Disons que j'ai fait un petit montage.

Il avait apporté ses musiques enregistrées. Elle lança le premier air. Ravel. Il se mit à danser tandis qu'immobile, elle s'appuyait à une barre, un grand miroir derrière elle renvoyant son image ainsi que celle de son jeune candidat. En le regardant évoluer avec un impeccable sérieux et une maîtrise de lui-même qu'elle jugea impressionnante, elle pensa à ce qu'avait écrit le grand chorégraphe :

« Je ne suis pas un intellectuel, un cerveau. Je suis un sot. Je suis né comme ça. En revanche je sais voir, entendre et bouger très vite. Quand j'étais petit, je pouvais attraper les souris à la main. La plupart des chorégraphes d'aujourd'hui sont des intellectuels. Ils s'inspirent de Freud, de Jung, de Kierkegaard. Moi je suis moi-même. J'essaie de trouver des équivalences à mes sentiments, à mes sensations mais tout cela est inexplicable. On ne peut trouver que des comparaisons ». Elle n'était pas sûre d'être totalement fidèle à sa pensée mais c'était à peu près cela. Ce garçon qui dansait devant ne devait pas connaître ces propos mais Il avait déjà tout compris. Elle se garda de lui dire. Il poursuivit, enchaîna, marquant des pauses entre chaque extrait de façon à ce qu'elle pût risquer des commentaires. Elle n'en fit d'abord aucun. Il était très gracieux et son visage était celui-ci d'un comédien qui a appris à laisser passer en lui toutes sortes d’émotions. Son sens du saut méritait l'attention et il était très technique tout en restant sensible. Le tout bien sûr restait maladroit comparé aux danseurs prestigieux qu'elle avait côtoyés mais Hannah avait vu juste. Il dansa encore et encore puis s'immobilisa sur un sourire. Elle attaqua :

-Pourquoi Balanchine ? C'est très risqué. Vous savez qu'il préférait les danseuses. Il a déclaré que la danse est faite pour les femmes et que les hommes devraient rester à la maison et faire la cuisine...

-C'est possible, madame et ce n’était pas forcément de l’humour. Il a pris la direction du New York City Ballet en 1948 et il a beaucoup dansé...Il n'est pas resté chez lui...

-Vous ne manquez pas d'esprit. Hannah et vous avez beaucoup parlé de l'histoire de la danse ?

- Elle en parlait à tout le monde.

Il eut un joli sourire. Elle se mit à traverser lentement son atelier et marcha en silence. Elle y formait peu d'élèves mais il était de belles proportions. Sa haute silhouette se reflétait dans les miroirs pendant qu'elle déambulait en réfléchissant et de nouveau, il était frappé par son visage dur, son profil évoquant un oiseau de proie et cette façon qu'elle avait de rentrer en elle-même. Elle portait un tailleur brun d'une élégance discrète et coûteuse et ses cheveux blonds, bien que ramenés en arrière, étaient marqués de gris. Elle avait des bracelets aux poignets et des boucles d'oreille dorées. Son maquillage, qui n'avait rien d'ostentatoire, était joli. Erik n'avait pas remarqué combien cette femme au physique fort cultivait le luxe discret, signe de la vraie élégance. Quel âge pouvait-elle avoir ? Il l'avait cru plus jeune qu’Hannah mais il s'était trompé : elle avait la cinquantaine bien entamée. Il ne savait rien d'elle : elle avait dansé, voyagé. Elle avait été mariée deux fois. Il ignorait le reste. Elle était imposante.

Elle s'arrêta et dit :

-Je parle avec votre mère, maintenant. Restez ici.

A Claire, inquiète, elle dit :

-Quatre fois par semaine. Deux ans au moins. Mais pas plus. Hannah est trop sentimentale : je la connais ! Elle a gardé votre fils trop longtemps. Il va falloir mettre les bouchées doubles !

Elle n'osait pas montrer sa joie.

-Alors, il a réellement du talent ?

-Vous plaisantez, j'espère ! Il peut prétendre à une carrière internationale ! Seulement, avant cela, il faut qu'il travaille énormément et passe un concours pour intégrer une compagnie : le Danemark ou la Suède...

Claire était abasourdie. Irina dut insister.

-M'avez-vous entendu ?

Elle fronçait les sourcils.

-Madame, c'est un honneur...

-Oh non, ça peut en devenir un. Je l'attends dans deux jours. Dix-sept heures. De chez vous, il y a des bus : il doit venir seul. Pendant les vacances scolaires en hiver comme en été, il devra faire des stages plus intensifs. Nous serons deux enseignants. Oleg n'est pas là aujourd'hui. Erik le verra bientôt.

-C'est un magnifique programme mais...

-Le prix des cours vous effraie…

Claire eut l'air gêné et Irina eut un sourire froid.

-Je ne suis pas bon marché, je ne vous le cache pas et il est très important que votre fils le sache. Il doit être conscient que sa formation est coûteuse. Il faut que ça le galvanise et si ce n'est pas le cas, croyez-moi, je vous le ferai savoir. Pour l'instant, voici mes tarifs.

L'ancienne danseuse vit pâlir la jolie Française mais admira son attitude. Raidie, s'obligeant à sourire, elle parvint à lui dire :

-Parfait, madame Nieminen.

15 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Erik, Oleg et Irina. Les exigences de la danse.

 

Celle-ci fut concise :

-Dans ce cas, faisons venir Erik.

Celui-ci, débarrassé de ses habits de danse, était de nouveau emmitouflé dans son grand pull blanc torsadé. Ses yeux bleus se posèrent sur l'imposante Finlandaise qui lui présenta les choses :

-Ce sera très astreignant. Vous vous partagerez entre Oleg et moi.

-Oui, madame.

-Pas d'absence.

-Non, madame.

-Il faudra continuer de lire. Il faut apprendre à danser mais savoir qui a dansé et qui a su faire danser. C'est très important. Vous avez déjà les livres qu'il faut ?

-J'en emprunte. Ma mère m'en achète.

-Il y en a ici. Vous les lirez sur place.

-Vous jouez d'un instrument de musique ?

-Le piano. Mais pas un niveau...

-Il faut un bon niveau. Prenez vos dispositions.

-Oui, madame.

-Bonne culture générale. Littérature. Histoire de la musique. Arts. Langues étrangères. Vie stricte. Je me fais comprendre ?

De nouveau, il la stupéfia :

-J'ai compris, madame. Ma famille fait un grand sacrifice. Je dois donc avoir une formation drastique. Dois-je me présenter à l’avance à Oleg Tobialsky ?

-Non. Vous êtes à un âge où une femme ne peut tout vous apprendre. Il vous dira lui-même ce qu’il attend de vous.

Il eut un rire adolescent, clair et frondeur.

C'était là une attitude surprenante. Habituellement, elle intimidait beaucoup. Elle ne releva pas. Ils scrutèrent encore les photos et les livres puis se sourirent. Ils partaient. Il se retourna pour la regarder alors qu'il s'engageait dans l'escalier et surprit sur son visage une expression indéfinissable.

Ce fut la seule fois où sa mère fut admise à entrer dans le petit mais joli appartement de la « grande dame » comme elle se plut à l'appeler.

Erik y fut reçu deux ans durant et il subit tour à tour ses attaques et ses compliments. Elle était aussi implacable qu'on le disait mais elle tirait de lui tout ce qui était à prendre et il ne lui résistait pas, bien que commençant à montrer une nature aimable mais ferme. Quand elle le lassait trop, il s'arrêtait dans une figure et serrait les poings. Il repartait de lui-même. Elle évitait de trop l'atteindre car alors, il ne savait plus rien faire. Il attendait qu'elle hoche la tête et le regarda d'une certaine manière et il savait qu'il était juste. Alors, il repartait de plus belle. Doué, très doué. Mais il ne fallait pas le lui dire. Doué et infatigable.

-Non, Erik, ce n'est pas cela du tout !

-Non, encore !

-Vous êtes consternant aujourd'hui. Ces entrechats ? Rien de difficile.

-Mieux.

-Bien. Tout de même !

Heureusement pour lui, Tobialsky prenait régulièrement le relais. Il avait près de soixante ans mais restait remarquablement souple. Il montrait, se fâchait, tempêtait mais savait redevenir calme et encourageant. Il parlait peu et se montrait très technique. Il avait le don de calmer Irina. En sa présence, elle était moins impérieuse. Erik ne sut quasiment rien de lui car il éludait toute question. Il le faisait travailler. Quand il avait été très bon, il recevait de lui un sourire particulier qui le galvanisait. Il pensait naïvement que si cette Finlandaise n'était jamais contente, Oleg, lui était déjà acquis. Or, ce fut elle qui se révéla admirative.

Plus tard, alors qu'il était très connu et qu'elle ne l'avait plus revu depuis quelques temps, elle écrivit pour un grand magazine danois un article que reprirent des mensuels anglais et américains.

« Erik Anderson est, à vingt-six ans une belle figure de la danse. Longtemps membre du Ballet danois, il danse maintenant à New York où il a apporté une nouvelle vie aux rôles classiques réservés aux danseurs étoiles.  A ses éminentes qualités techniques, il joint un grand sens dramatique et une merveilleuse capacité à sauter avec grâce. Il y a longtemps qu'Erik Anderson a compris que la technique ne suffit pas. Il est remarquable pour les sentiments qu'il fait naître chez les spectateurs et la tension qu'il peut transmettre par sa pure présence tant dans la salle que sur scène. D'une grande beauté, il apparaît sur scène comme plein d'assurance, et focalise l'attention dès son entrée sur scène, avant même d'avoir dansé un pas. Il est en passe de devenir l'un des danseurs masculins le plus prestigieux de notre époque. Sa technique parfaite combine un énorme talent et les traces du long entraînement de son enfance. Je suis fière d'avoir, pour une faible part, participé à l'éclosion du talent d'Erik ! »

Irina Nieminen. 20 octobre 1988. BT puis The Times puis The New-Yorker.

A l'époque où il allait la voir, nul ne savait qu'il serait connu. Il prenait donc le bus et elle le faisait raccompagner par un voisin obligeant. Il passait toujours par chez elle avant de rejoindre le studio de danse et rendait compte de ses études et de ses lectures. Elle vérifiait souvent qu'il progressait au piano et elle le laissait feuilleter des albums photos ou regarder les portraits encadrés qu'elle avait placés au mur.

-C'est Vaslav Nijinski ?

-Dans le Spectre de la rose. Vous le savez bien.

-Il y a des photos, des films très brefs. C'est tellement dommage.

-De ne pas savoir comment il dansait ?

-J'ai croisé, jeune ballerine, quelques personnes qui l'ont vu sur scène. Elles en restaient émerveillées. Le temps passe mais il reste inspirant, vous ne trouvez pas ?

-Oui. Il incite tellement à la grâce !

Les premières leçons furent payées un an et demi durant ainsi que divers stages. La famille de Claire fut mise à contribution, pour éviter les plaintes de Svend puis Irina déclara ne rien demander. Elle était fortunée et n'exigeait que sa ponctualité. La famille d'Erik tenta de la convaincre sans qu'elle cédât. Ils lui envoyèrent régulièrement des fleurs...

15 juin 2024

Erik N/ Le Danseur. Erik , bien formé par Oleg et Irina, tente sa chance...

 

Il avait seize ans et il était prêt. Irina lui fit présenter des concours en Suède et en Norvège ainsi qu'au Danemark. Il souhaitait vraiment tenter sa chance ailleurs mais ce fut le Ballet Royal danois qui le recruta. Irina lui avait dit de présenter le solo du ballet Études d'Harald Lander, la variation d'Albrecht du deuxième acte de Giselle, celle de Siegfried du troisième acte du Lac des cygnes. Oleg et elle le préparèrent méticuleusement ; il pensait en se présentant à tout ce qu'il ne savait pas faire, sans savoir à quel point elle avait misé sur cela. Il fut excellent aux auditions et intégra brillamment le corps de ballet. Il était encore très jeune. Il était pur. Il voulut dire à Irina et à Oleg tout ce qu'il leur devait. Ne l'avaient-ils pas guidé vers la magie de la danse ? Le danseur russe le remercia gentiment et Irina lui écrivit :

-C'est bien mais c'est tout juste un début. Je sais que vous êtes heureux et rêvez à la magie de la Danse, Erik ! Soyez prudent. La magie est accidentelle ! Pour que cet accident merveilleux arrive, il vous faudra travailler plus dur que tous les autres. Et s'il arrive, vous pourrez être sûr que c'est la seule chose de votre vie qui ne se reproduira pas. Vous comprenez ? Vous courrez après une beauté qui s'est évanouie.  On peut parler d'ironie du sort et c'est pour certains, une condition malheureuse. Pour d'autres, il s'agit enfin de l'extase. Peut-être, dans ce cas, devrez-vous oublier tout ce que je vous ai dit et ne vous rappeler que ceci : la vraie beauté peut tout à coup être là mais ce sera très fugace. Donc dansez avec vigilance…

Il crut comprendre ce qu'elle voulait dire. Elle faisait de lui un traqueur de beauté et cela lui plut. On lui donna le rôle d'Adonis dans le ballet d’Harald Lander, Thorvaldsen. C'était un choix classique mais qui convenait bien à sa formation et il y excella. D'autres rôles vinrent. Il ne lui fallut pas deux ans pour devenir membre permanent de la compagnie danoise. Irina l'encouragea à poursuivre dans un message à la fois plein de louanges et de discrétion.

-Eh bien, Erik, seconde étape ! Félicitations. Ce n'était pas si simple. Pensez qu'il y en a beaucoup d'autres mais soyez heureux de cette distinction. Travaillez dur et soyez plein d'âme ! Ne soyez pas triste « longtemps et cherchez la joie dans la danse. Elle y est !

De nouveau, il fut touché et se jura d’écouter toujours cette femme dure qui l'avait guidé. Il fit de son mieux. Il était déjà celui dont parlait dans un magazine de danse connu au Danemark la journaliste Inger Manström : « Erik Anderson est un magnifique jeune danseur. Il est précis dans chaque pas et sa technique est pleine de virtuosité. Ses attitudes sont nobles, ses gestes élégants. Sa ligne est extraordinaire. Il est peu de danseurs qui suscitent une telle admiration en exécutant une série d’entrechats Erik Anderson est un danseur complet ! Il est un poème et un cri ! La scène danoise peut s'enorgueillir de lui ! »

Des textes comme celui-ci le ravissaient. Il était jeune, beau, à la fois charismatique et un peu lointain, il attirait les regards et intéressait déjà les spécialistes. Il avait très à cœur d’honorer une maison fondée en 1748, ce qui faisait d'elle une des compagnies de danse les plus anciennes d'Europe. Son véritable fondateur était Vincenzo Galleotti qui avait dirigé la troupe de 1775 à 1816. Mais évidemment, c'était Antoine Bournonville qui avait régné en maître sur les lieux, de 1816 à 1823 et son fils ensuite de 1830 à 1877. Bournonville passionnait Erik. Il savait que bon nombre de ses chorégraphies avaient été perdues mais tant qu'il fût membre du corps de ballet, il eut à cœur d’interpréter La Sylphide, Napoli et La Kermesse à Bruges. Il aimait l'idée que Bournonville défendait une conception de l'existence marquée par la foi en un monde chargé de sens et plutôt lumineux. Michel Fokine et Georges Balanchine avaient aussi dirigé le corps de ballet. Il ne pouvait ignorer Fokine puisque lié à l'histoire des ballets russes, il le renvoyait à Irina. Quant à Balanchine, il regrettait que sa carrière au Danemark n'ait duré qu'un an ! A l'époque où il fut engagé, c'était Flemming Flindt qui était directeur de la danse mais jamais Erik, qui pouvait être buté, ne réussit à s'entendre avec lui. Pour lui, c'était Harald Lander qui avait tout changé en mêlant répertoire moderne et fidélité à la tradition de Bournonville. Il avait centré, il est vrai, son répertoire autour de la danseuse étoile Margot Lander et celle-ci était étincelante. Irina n'avait eu de cesse qu'Erik connût bien le monde de la danse et il savait par elle que Lander avait, entre 1932 et 1951, rendu au Ballet Royal danois ses lettres de noblesse. Des chorégraphes réputés avaient travaillé à Copenhague dont Børge Ralov qui avait créé le premier ballet danois moderne intitulé La Veuve au miroir en 1934 mais on pouvait aussi citer Birgit Cullberg, Roland Petit et Frederick Ashton. Ashston avait, à l'intention du Ballet royal, créé la première version chorégraphique occidentale du Roméo et Juliette de Prokofiev, en 1955. Et puis, Harald Lander avait formé une solide génération de jeunes danseurs dont plusieurs étaient devenus célèbres à l'étranger : Toni Lander Marks, Kirsten Simone, Henning Kronstam et d'autres. La plupart d'entre eux avaient terminé leur carrière mais leur renommée dans le monde de la danse avait attiré l'attention sur le Ballet danois.

Si Erik n'aimait pas la personnalité de Flemming Flindt, il devait lui reconnaître une qualité : celle d'avoir ajouté la danse contemporaine au répertoire du Ballet royal. Il avait chorégraphié La Leçon, d'après la pièce d'Eugène Ionesco et crée l'année où Erik arrivait Auréole, le ballet de Paul Taylor. De plus en 1972, Il lui fut redevable de sa distribution dans Le Triomphe de la mort, ballet dans lequel les danseurs dansèrent pieds nus.

15 juin 2024

Erik N / Le danseur. Partie 1. Ballet Royal de Copenhague. Erik soliste.

4. Erik et le Ballet royal de Copenhague.

Erik a réussi : il danse pour le Ballet royal de Copenhague où son talent est remarqué.

Il s'intégra très vite à une troupe assez stable. Redoutablement ponctuel, il s'entraînait avec régularité. Il était alors tout jeune et se composa une personnalité.  Bien que toujours un peu lointain, il était souriant et aimable avec tout le monde. Son côté solitaire irritait les jeunes danseurs car il semblait se mettre à part. Ces regards, il les comprenait mais il n'acceptait pas les invites et cette attitude qui montrait plus de timidité que d'assurance était mal comprise. De fait, à dix-huit ans, Erik était lunaire. De lui-même, il disait 

-Je suis un garçon qui danse plutôt seul !

Sa nature émotive et imaginative le servait pour son art car elle lui permettait de s'imprégner instinctivement des atmosphères, des ambiances, des impressions qui peuvent nourrir un rôle. Elles étaient aussi dangereuses car elles lui donnaient un faux sentiment de sécurité. Il lui semblait qu'il vivait sa vie alors qu'il ne faisait que la rêver.

-N'es-tu pas trop solitaire ? Lui demandait Claire.

Il répondait non invariablement sans convaincre personne. Pour sa famille, il était trop à part, pour ses anciens amis, encensé trop vite et pour les danseurs du corps de ballet trop doué et surtout trop beau. Alors qu'une attitude plus simple aurait permis de voir qu'il était peu sûr de lui, il afficha un impressionnant contrôle de lui-même. On ne vit pas qu'il pouvait être vrai et spontané car il paraissait froid. Or, rien n'arrive sur un plateau si on bride une sensibilité riche, plus riche que celle de la plupart des gens. On commença à dire d'Erik qu'on l'avait trop tôt auréolé d'une réputation flatteuse : celle d'avoir des dons exceptionnels. Pendant une brève période, il lui sembla que les beaux rôles s'éloignaient et qu'on ne lui prédisait plus la belle carrière qui lui était due. Il fut conscient du danger et sollicita Irina qui fut directive. En quelques mois, il se transforma. Il devint moins fermé, plus original, plus libre et les émotions qu’il bridait, parurent.

-Ah dit Kirsten, tu n'es pas pareil sur scène ! Là, tu nous atteins !

-Te voilà si sensible, mon Erik et si lumineux quand tu danses ! déclara Claire,

Les critiques enthousiastes revinrent. Sa réelle beauté devint accessible en dehors de la scène et plus lumineuse quand il dansait. Quant à son être même, il s'ouvrit avec rapidité. Tous furent surpris et tous se louèrent. Toutefois, Erik en se mettant à part de la réalité en avait oublié l’ambiguïté et la dureté. Celle-ci le frappa de plein fouet. Au long de ses années d'apprentissage solitaire, il n'avait pas eu d’expériences amoureuses, les jeunes filles lui restant lointaines. Or, à dix-huit ans, il se réveillait. En quelques mois, il y eut eu Inge, une Allemande, Lucia, une Italienne et Linn, une Danoise. Aucune n'appartenait au corps de ballet. Toutes avaient quelques années de plus que lui et toutes avaient un logement en ville. Déshabiller lentement en caressant, être déshabillé à son tour en étant palpé et embrassé, c'était bon et doux. Il n'y avait à penser, juste à apprendre les douces choses de l'amour physique. Elles voulaient tellement le faire entrer dans le monde des sensations, le rendre viril, l'entourer de leurs rires et de leur reconnaissance ! Il passa de l’une à l'autre. Elles étaient amusantes, parlaient beaucoup et, dans le plaisir, se montraient délicieuses. Il était content avec elle. Quand on rattrape le temps perdu, on l’est.

15 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Mads et le jeune Erik.

Il y eut un homme aussi, bien plus âgé que lui. Il était grand, très blond et avait le teint clair. Erik avait peu d'expérience mais il était spontané. Cet homme l’attirait sexuellement et émotionnellement, ouvrant pour lui une autre réalité qu'il ne trouva pas déplaisante. Il n’avait jamais été vraiment amoureux et il découvrit qu’un même être pouvait vous paraître doux et gentil pour vous intimider ensuite. Mads fut rieur avec lui avant d’être possessif, secret et triste. Il eut avec lui un plaisir physique sans mélange et de grands moments de tendresse avant de subir ses assauts de jalousie. Était-ce cela, aimer ? Était- ce rendre des comptes, tenter d’apaiser un homme instable, l’écouter se plaindre, se montrer patient et cajoleur ? Si c’était ainsi que l’amour se disait, Mads l’aimait et il lui rendait son amour. Erik ignorait la passion. Cet homme en éprouvait une pour lui, qui allait s’aggravant. Quand il voulut rompre, il n’y parvint pas vraiment et tout se précipita. Erik savait qu’on pouvait se suicider mais quand Mads le fit, il en souffrit horriblement. Cet homme qui se pendait ! Ce devait être à cause de lui ! Il avait été amoureux mais il n’avait rien mesuré. La légèreté est illicite. Il avait été bon de se sentir beau pour lui et affreux de le voir se détruire mais Erik, se jugeant durement, pensait l'y avoir aidé. Ce qu'il avait fait, c'était mal. Terrifié, il se trouva face à lui-même et se fit une promesse : être aimé violemment, voilà qui devait être écarté. Et puis, les amours masculines étaient compliquées, et peu licites !  Il devint amnésique si tant que le rejet d’un traumatisme puisse vous rendre tel. Il barra tous ses souvenirs. Volontairement, il oublia Mads. Que pouvait-on conserver d’un être qu’on n’a jamais rencontré ? Rien !

15 juin 2024

Erik N/ Le danseur. Partie 1. Danser à Copenhague et rencontrer Sonia.

 

Et puis, il eut vingt ans et une liaison avec une ballerine : Sonia Areva. Elle avait six ans de plus que lui et venait de Bulgarie. Il était programmé dans Giselle avec elle et ils répétaient ensemble. C'est curieux, cette danseuse était déjà là mais il n'avait pas fait attention à elle. Mais, du fait des répétitions, ils devaient se voir beaucoup. Dans le ballet, Giselle est une paysanne qui apprend que celui qui prétend l'aimer est en fait Albrecht, prince de Silésie. Il s'est fait passer pour un paysan. La jeune femme préfère se donner la mort plutôt que de survivre à son déshonneur. Si le danseur incarne un prince travesti, elle n'est que ce qu'elle est. Mais la danse sublime. Elle se montrait magnifique. Ils répétaient ensemble régulièrement et il était évident qu'elle lui faisait des avances. Il le sentait à ses regards mais aussi à la façon dont elle travaillait avec lui. Leurs corps changeaient. La ballerine qui figurait une personne blessée, humiliée se montrait invitante et c'est lui qui s'inclinait... Il résista un temps mais Sonia, qui avait de l'expérience, n'était pas femme à laisser échapper un danseur aussi beau et singulier qu’Erik. Elle fit donc ce qu'il fallait et ils eurent une liaison. Erik ne savait pas ce qu'était l'amour d’une femme et il ne voyait pas Sonia comme une prédatrice. Pour lui, c'était une femme entreprenante et cela tombait bien car il était réservé ! Il la trouvait belle et elle l'était avec ses yeux verts à l'éclat unique, son corps mince et fuselé et ses boucles châtain clair. Elle s'habillait joliment, aimait les bars et les boites de nuit, les repas improvisés à deux heures du matin, les cigarettes et les discussions à bâtons rompues. Elle trouvait normal de parcourir le Danemark pour aller à des fêtes et elle traînait Erik dans les boutiques de mode. On était en 1980 et toute une façon de vivre, de s'habiller et de manger arrivait des États-Unis, ainsi qu'une façon d'être sexuelle. Erik, qui n'avait jamais vu quelqu'un comme elle, tomba fou amoureux. Sortant de sa réserve, il parla ou écrivit aux siens. Au téléphone, Irina, fut froide. Svend et Claire auxquels il avait présenté la danseuse, furent polis mais sur leurs gardes. Kirsten, devenue professeur de français, montra beaucoup de froideur. Devant Sonia, ils furent tous réticents mais Erik ne voulut pas s'en soucier. Il la voyait comme un être exceptionnel. C'était une bonne danseuse et une belle femme. Intelligente, curieuse de tout, elle était gaie et sensuelle. Elle faisait l'amour très librement et ne semblait pas avoir beaucoup de tabous. Elle lui plaisait tellement qu’il voulait l’épouser, pensant qu’elle serait l'autre versant de son couple puisqu'il était, lui, plus introverti et silencieux. En outre, ils étaient tous deux danseurs et cela lui paraissait extraordinaire. Il est quasiment impossible de transmettre à un profane ce qu'une discipline comme la danse classique peut apporter mais si l'on s'éprend de quelqu'un qui est dans le sérail, alors, tout change !  Erik était amoureux et enthousiaste. Sans doute manifestait-il deux attitudes antinomiques : il attendait d'une relation de couple qu'elle lui apporte un soutien moral et affectif et, en même temps, il rêvait d’un idéal de fusion et d'harmonie. Avec Sonia, il se sentait apte à tout partager, à mettre en commun ses valeurs, ses modèles. Il voulait veiller sur elle et était sûre qu'elle prendrait soin de lui. Pourtant, elle avait des désirs bien spécifiques et des goûts particuliers qu'elle n'entendait pas modifier. Elle était très différente de lui ; certainement exubérante, sensuelle et amusante mais aussi calculatrice et terre à terre. Il pensa que ces différences feraient leur enrichissement mutuel mais à terme cependant, elles le firent souffrir. Ils avaient été acclamés dans Giselle et ils le furent dans d'autres ballets où on les programma. Dans les pas de deux, ils étaient parfaits. Beaux l'un et l'autre, ils rayonnaient. Cependant, il n'était pas stupide et comprit rapidement que c'était lui qu'on félicitait le plus, le trouvant étonnamment doué. Sonia ne pouvait que mal le prendre et lui, qui ne voulait pas la perdre, s'en voulut de lui être préféré. On ne parlait pas tant d'elle que cela et quand on le faisait, ce n'était pas aimablement. Il insista cependant et pour ne pas heurter cette femme qu'il aimait, il fit mine d'adhérer à priori à son mode de penser et se retira d'un nouveau projet où ils devaient danser ensemble. Toutefois, son idéal de fusion se heurta à une grande désillusion. Ils se voyaient le plus souvent possible, répétaient ensemble, sortaient ensemble et faisaient toujours beaucoup l'amour mais elle le déconcertait. Elle faisait peu de cas de sa délicatesse et cherchait à prendre barre sur lui. Elle était autoritaire, lui imposait désormais ses choix vestimentaires, trouvait sa famille ennuyeuse, n'était pas d'accord sur certaines soirées à passer entre amis ou des spectacles à voir. Pour lui qui avait souhaité former avec elle un couple équilibré, le vent tournait ! Voilà que pour lui, l'amour n'était plus dissociable de la passion. Ses sentiments étaient immédiats, impérieux, intenses, et il ne pouvait échapper à un désir de fusion avec sa partenaire. Plus elle devenait cassante, plus il cherchait à tout connaître d'elle, arguant du fait qu'il ne lui fallait rien ignorer d’elle. Émotions, sentiments, et sexualité, tout devait être vécu à la limite de la possessivité absolue et sans retenue. Sonia avait été mariée toute jeune en Bulgarie mais cette union était défaite. Elle avait laissé là-bas une petite fille à qui elle téléphonait souvent mais qu’elle ne semblait pas soucieuse de voir. C’était curieux mais il lui trouvait des excuses. Il excusait aussi qu’elle ait eu une liaison avec une notabilité danoise qui possédait une bonne part de l'immobilier de la ville puisqu’elle était brouillée avec lui. La vérité était qu'elle ne l'aimait pas au point de tout lui abandonner. Fasciné par sa beauté, il n’était pas à un âge de la vie où on sait que le magnétisme sexuel entre deux êtres est souvent affaire de moments. Sonia l’enchantait et il adorait qu’elle fût si captatrice. Il fut cependant forcé d’entendre les rumeurs. Sa carrière déclinait et elle cherchait à fuir ce corps de ballet qui l’avait brièvement engagée. Elle séduisait beaucoup les hommes, on lui prêtait des aventures et le promoteur n’avait pas disparu. Au contraire, il attendait dans l’ombre. Erik crut devenir fou : voilà que revenaient les soupçons et la jalousie ! Voilà qu’elle se moquait de lui ! Elle rit quand il lui dit qu’ils danseraient encore ensemble et il en fut blessé. En montrant qu’elle rejetait la danse qui était au centre de sa vie, elle cherchait à toute force à l’humilier.  Il était un danseur magnifique, cela personne ne le mettait en cause, mais elle en avait assez. Pour la première fois depuis de nombreux mois, il lui vint à l'idée que cette relation n'était pas viable. Elle lui mentait. Il l'espionnait. Son désir de transparence et d'échanges confiants se volatilisait. Encore très épris d'elle, il tenta une réconciliation :

 -Nous avons une passe difficile mais nous la dépasserons. Il nous faut effacer nos différends !

-Tu es en train de devenir une star de la danse. Je ne veux pas me réconcilier.

-Mais qui dit ça ! Qui dit que je vais être « une star » !

-Tout le monde et tu le sais. Regarde ceux qui sont là depuis un moment. Tu as un don exceptionnel, ça crève les yeux.

-Et quand cela serait ? Quel est le rapport avec l'amour que j'ai pour toi et que tu as pour moi ?

-L'amour que j'ai pour toi ! Tu as vingt ans, Erik. Tu as des rêves d'enfant. Je ne t'aime pas tant que cela.

-Tu ne sais pas ce que tu dis !

-Je sais ce que je dis. De toute façon, j'ai démissionné et je pars à Stockholm.

-Danser ?

Elle eut un rire moqueur :

- A ton avis ?

- Tu ne peux pas demander Stockholm.

- Ah non ?

- Tu es l'amour de ma vie. Nous allons bien ensemble et...

- Et rien. Laisse-moi.

Elle fut absente de chez elle plusieurs jours de suite et il ne la trouva dans aucun lieu où ils aimaient aller. Elle ne vint pas aux entraînements et on lui dit qu'elle avait prétexté un gros claquage musculaire. En réalité, elle quittait le Danemark mais ne le lui avait pas dit. Il avait un petit studio où il l'attendit vainement. Il lui fallut des mois pour comprendre. Il reprit son attitude fermée, ne parlant pas d'elle. A ceux qui voulaient aborder le sujet, il imposait le silence. Ni Irina, ni sa mère ni Kirsten dont il était proche ne purent rien. Quelques danseurs qui l'aimaient bien tentèrent aussi une approche mais il ne voulut pas leur parler.

 Sérénade de Georges Balanchine fut mis à l'affiche. Lors de la première, sa famille vint et fut impressionnée par son art. Mal à l'aise dans le cadre de ce beau théâtre, son père fut affable et se montra ému, reconnaissant que les applaudissements qui avaient suivi les nombreux rappels visaient son fils. Claire, sa mère, fut radieuse. Kirsten, venue avec son fiancé, félicita son frère avec sa retenue coutumière et les deux jeunes sœurs avec qui il s’était montré réservé, se jetèrent à son cou. Irina avait le regard brillant et Hannah fut bavarde et flatteuse. Ce triomphe n’atténua pas totalement la tristesse d'Erik mais sa carrière était lancée. Il fut nommé étoile. Sollicité pour aller à Londres, il demanda un congé et l'obtint. Il ne put partir tout de suite bien sûr et honora ses engagements. Il se transforma. Son beau visage de jeune homme s'affina. Il avait un profil pur, des yeux bleu clair et de l'ensemble de ses traits se dégageait une harmonie qui était celle de la jeunesse et non celle de l'homme fait. Son corps, rompu à l'exercice physique, devint ferme et étrangement sensuel. Il changea sa manière de se vêtir et devint conscient de sa beauté. Elle donne un pouvoir sur les autres : il le comprit ; Celui qui avait été intégré le ballet danois et celui qui s'embarquait pour Londres étaient deux êtres à la fois semblables et différents. Mais le futur habitant de Londres était infiniment plus séduisant, désirable et admiré pour son art. Mais il était aussi secrètement meurtri et décidé à ne plus l'être.

-Quelqu’un comme lui, jamais plus ! Et puis, une liaison avec un homme, c’est si lourd, si étouffant ! Il ne comprenait rien à la danse, en plus, celui-là. Quant à elle, elle mourait de jalousie et elle était cupide. Je ne veux pas, je ne veux pas. Jamais plus, on ne croira me posséder, jamais plus on ne me refera ça ! Jamais plus !

15 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Erik à Londres. Loger ailleurs. Julian.

Julian Barney était américain mais vivait à Londres depuis deux ans. Il était décorateur de théâtre et son travail était réputé. Erik était à Londres depuis un an, quand lassé de vivre seul dans un logement sans charme, il trouva avec qui en partager un autre, bien plus beau et vaste. Son colocataire était un homme qui devait le surprendre, l'impressionner et le faire rire. Celui-ci avait d’abord vécu en colocation avec une journaliste américaine qui venait de lui annoncer qu’elle s’en allait. Elle était trop amoureuse d’un fascinant new-yorkais pour rester en exil en Angleterre !  Il était désireux de louer à qui lui conviendrait, une partie plus ou moins grande de cet appartement. Ayant eu vent de cette opportunité, Erik fut intéressé. Il serait bien plus près de Covent Garden, où il dansait et cela l’arrangeait bien. Lors de leur première rencontre dans un pub élégant, il trouva que ce Barney correspondait ce qu’on lui en avait dit : il était un peu intimidant. C’était un américain de la côte est, qui portait beau, était lettré et, de toute évidence, avait de l’argent. Le danseur ne pensa pas d’abord être l’heureux élu d’autant que le quartier où se trouvait ce logement était cher ; mais parler avec Julian lui parut facile, l’homme n’étant pas hautain. Que lui, Erik, n’occupe que deux ou trois pièces ne le dérangeait pas, par contre il souhaitait cohabiter avec une personne civilisée et si possible, cultivée…Intrigué, le danseur se sentit en confiance et devint bavard. Il évoqua Copenhague, Londres et la danse. Julian parut ravi. L’apparence physique de ce jeune danois le ravit tout autant que l’anglais qu’il utilisait, très correct mais parlé avec un léger accent. Vêtu comme le dandy qu'il s'appliquait à être depuis son arrivée, Erik portait une chemise blanche d’un autre âge mais il lui avait adjoint une veste cintrée noire et un pantalon rayé. C'était drôle et en même temps élégant d'autant qu'il portait des bretelles et que ses chaussures n'appartenaient à aucune mode. Sa mise contrastait avec celle, bien plus classique de l’américain mais celui-ci parut apprécier. A un regard qu’il lui lança brièvement, Erik fut en alerte. Barney le regardait comme Mads avait pu le faire : il appréciait sa beauté qui correspondait sans doute à ses goûts en matière de jeunes hommes ; mais ce fut fugace et l’inquiétude du danseur s’évanouit vite. En Amérique, Julian fait des décors et des costumes pour le théâtre et l’Opéra. Il avait travaillé à Boston, qui était sa ville, mais visait New York et sur ce point, il était confiant. L’Angleterre était une charmante parenthèse. Il s’occupait, avec un ami anglais, d’organiser des expositions sur des peintres de renom, anciens ou contemporains. Il travaillait beaucoup.

-Les arts me fascinent : l’art lyrique principalement. Construire des décors pour une œuvre du répertoire est pour moi magique. Je m’investis totalement. Néanmoins, je ne suis pas comme vous, un artiste. Je ne fais que les servir.

-Je n’ai guère fait de recherches sur votre travail.

-Je risque de vous en parler souvent. Il faudra m’arrêter : je suis intarissable. Moi, je vous ai vu danser trois fois.

-Oh ! Je suis touché !

-Redite moi ça, jeune danois !

-C’est sincère.

Erik était sans malice dans ses remarques et sa spontanéité touchait Barney ; il se montrait donc sympathique. Mais comme la conversation se poursuivait et qu’ils évoquaient leur vie à Londres et leurs sorties, Erik capta de nouveau ce même regard qui lui avait fait penser à Mads. Clairement, Julian n’aimait pas les femmes…

-Nous faisons affaire ?

-Je voudrais voir l’appartement d’abord.

-Ah, mais bien sûr.

Le logement était immense et il était meublé dans un style composite. La partie la plus vaste, qu’occupait le décorateur, était chargée en meubles, tableaux et objets de décoration, mais l’ensemble reflétait l’esthétisme de son occupant qui avait changé toute la disposition du mobilier et ajouté sa touche personnelle. Il y avait beaucoup de fleurs, des orchidées. Erik se décida pour deux pièces, situées tout au fond de l’appartement.

-C’est tout ?

-En vrai, ce serait plutôt trois mais je n’aime pas trop l’ameublement. Je préfère celui de mon ancien logement.

-Ah, une des pièces sera un débarras ?

-Si ça ne vous ennuie pas…

-Non, ça m’est égal.

-Alors, nous faisons affaire ?

-Mais je l’espère, Erik !

Ils réglèrent ce qui devait l’être et bientôt, le danseur emménagea. Pour le danseur, la prise de risque était minime puisque l’appartement était vaste et qu’il travaillait beaucoup ; pour Barney, l’opportunité d’aborder un jeune danseur classique dont le talent crevait les yeux était captivante. Il avait de plus un vrai univers intérieur.

Il ne fallut pas deux semaines pour que Julian se félicite de l’avoir recruté. A un âge où l'innocence est déjà perdue pour certains, et où tout idéal est inaccessible, ce jeune homme restait rayonnant. Il avait dû se battre pour être nommé danseur étoile et connaitre quelques revers dans sa vie personnelle, mais sa beauté et son énergie avaient quelque chose de confondant ; et de plus, il dansait fort bien.

 

 

 

 

15 juin 2024

Erik N/ Le Danseur. Partie 1. Julian l'esthète et Jane, la ballerine.

 

 

5. Le Danseur danois et l'esthète américain

Lassé de vivre seul à Londres, Erik rencontre un américain lettré avec lequel il se met à partager un appartement. Les rêves du jeune danseur sont multiples : Jane Hopkins, ballerine quadragénaire, en fait partie.

Julian avait trente-quatre ans. Aussi extroverti qu'Erik était secret, ils s'apprécièrent très vite. L'appartement qu'ils partageaient était vaste et original dans sa disposition. Un grand nombre de petites pièces faisait qu'on pouvait y mener par moments des existences séparées ; il y avait deux salles de bain complètes et deux pièces servant de cuisine. La partie qu'occupait Julian était encombrée de meubles anglais et américains, de tentures, de tapis, de lampes et de vases pleins de fleurs exotiques. Celle que devait occuper Erik lui avait été livrée vide. Il était libre d'en faire ce qu'il désirait. Au départ, il en fit un espace plutôt neutre avec quelques meubles aux formes pures : armoires, étagères, tables, fauteuils, chaises. Il ajouta des tableaux abstraits et des statues diverses. Il y avait une reproduction d'un marbre de Camille Claudel qu'il aimait bien. Un buste de femme qui ne pouvait être que celui d’une danseuse. Le visiteur qui allait d'un bout à l'autre du logement ne pouvait être que stupéfait car l'espace crée par Julian était luxuriant et chaleureux alors que celui qui abritait Erik était élégant, pur et intemporel. L'émerveillement naissait quand on passait de l'un à l'autre car, paradoxalement, les deux décors s'harmonisaient. Ni Erik ni Julian ne firent la moindre remarque sur le décor de l'autre et s'il devient coutumier au danseur de s'asseoir dans un vaste fauteuil de cuir qu'il n'aurait jamais eu l'idée d'acheter, il parut évident à Julian de s'installer sur un pouf face à un grand tableau abstrait qui ne lui évoquait que des variations sur le bleu. Ils furent vite amis. Aussi rigoureux dans son travail qu'excentrique dans la vie, Julian Barney adorait donner le change. Organisant réception sur réception, il passait pour un dandy oisif et cela l'amusait car il n'était nullement paresseux. Il venait de Boston où sa famille était prospère. Son père gérait ses nombreuses propriétés foncières et sa mère était passionnée d'art. Elle adorait les Préraphaélites anglais et était l'auteur de plusieurs monographies les concernant. La culture de Julian dans le domaine des arts était encyclopédique mais il la teintait toujours de bienveillance et ne parlait jamais sans humour. Il était très demandé comme décorateur au théâtre et à l'opéra et quand il travaillait sur un projet, plus rien n'existait. Brun, le teint pâle, il avait un long visage un peu maladroit tempéré par de beaux yeux brun doré et une bouche sensuelle. Toujours vêtu avec élégance, il mélangeait les styles ce qui le rendait unique. L'imiter était difficile car les alliances de vêtements, de tissus et de couleur qu'il réalisait n'étaient réussies que sur lui. Ainsi vêtu et élégamment coiffé, il affectait de détester le thé, de ne jamais lire le Times et d'adorer la côte est. C'était un Bostonien chic, il le soulignait. Il se voulait très Nouvelle-Angleterre. Il savait ce que bien des Anglais pensaient des Américains mais sa bonne éducation, sa solide formation dans une école chic et sa réputation élogieuse fermaient toutes les bouches.

Il aurait voulu qu’Erik soit spontané ave lui mais c’était le contraire qui se produisait : il restait intimidé. Cet américain avait étudié la littérature à Harvard mais il s’était aussi formé en dessin. Il était décorateur de théâtre et sa culture était étourdissante. Face à lui, il était emprunté et manquait de naturel. L’américain finit par l’interroger :

-Qu’est-ce qu’il y a ?

-Rien.

-Quoi ? J’ai fait de bonnes études, c’est vrai mais vous aussi, non ? Ou plutôt, toi-aussi car nous nous parlons journellement, désormais.  Tu étais danseur étoile, à Copenhague, c’est bien cela ?

-Oui. Je me suis formé là-bas. Une formation très sérieuse !

-Je n’en doute pas, Erik ! Quoi ? On ne sourit pas beaucoup au Danemark, me semble- t-il ?

-Ça nous arrive...

-Ah, tu me rassures ! C’est une bonne nouvelle car avec moi tu te contrôles un peu trop !  Et pourquoi Londres ?

-Je te l’ai déjà expliqué, je crois.

-Certainement, mais je préfère que tu te répètes !

-On m'a proposé un contrat et j'ai obtenu un congé ; j'aime Londres. C'est une ville fantastique. Et je suis très heureux de danser ici.

-Eh bien ! Ta façon de parler est si théâtrale, tout d'un coup...

-Je suis passionné. A Londres, j’ai déjà dansé dans le Lac des cygnes, Giselle et Daphnis et Chloé. Ah et dans La Sylphide aussi ! C'était un merveilleux programme et depuis quelques temps, je danse davantage dans de nouvelles productions, des ballets plus récents ! Je suis vraiment enthousiaste !

-Je m’en rends compte ! Mais qu'est ce qui est merveilleux là-dedans ? Retrouver à l'English National Ballet Peter Schaufuss, ton collègue danois ? C'est lui le directeur, non ?

-Ah, bien sûr, c'est un compatriote ! En fait, je voudrais travailler avec beaucoup de ballerines et former vraiment une équipe avec chacune d'elles. Chaque ballerine est différente. On ne peut avoir le même style, la même approche d'une danseuse à l'autre et il faut en quelque sorte changer ses couleurs, les adapter aux siennes pour créer un vrai échange...

-Erik, que de lyrisme ! Dis-moi, les ballerines étaient si barbantes à Copenhague ?

-Mais non !

-Ah ! Tu voudrais dire que…

-Non. Je veux dire qu'une bonne association entre un danseur et une danseuse peut vous faire approcher d'une sorte de perfection ! Tu vois ce que je veux dire ? Quand on veut la beauté, quelque chose doit se cristalliser entre deux interprètes. Avec la bonne personne, cela peut être une vraie communion !

-Et là mais quel colocataire !  Tu as dû être très amoureux au Danemark et ça n'a été comme tu voulais !

-Qu’est-ce que ça vient faire ?

-Tu es à l’âge des amours. Elles peuvent revêtir des formes multiples…

-Dans les films.

-Erik, non enfin…

Mais le danseur ne voulait dire. Il avait dès le début constaté qu’en dehors des diners qu’il organisait dans l’appartement pour des amis londoniens stylés, dîners où il le conviait, il sortait souvent et chassait. Il aimait les jeunes anglais au teint clair, blonds si possibles. Erik se refusait à toute question. S’il en avait posé, il aurait dû contrer un d'un homme roué, habitué à plus de faiblesse chez des jeunes gens de son âge et aurait su le faire parler. Celui-ci appréciait beaucoup qu’Erik lui damât le pion ainsi. Il l’invitait souvent dans la partie de l’appartement qu’il occupait et allait dans la sienne. Peu à peu, Erik lui montrait des photos.

-Ta mère !

-Oui.

-Jolie française ! Et lui, c’est ton père.

-Svend.

-Tu as de qui tenir. Et eux ?

-Irina Nieminen et Oleg Tobialsky. La finlandaise et le russe. Je n’en serais pas arrivé là où je suis sans eux.

-D’autres auraient pu te former…

-Mais non !

-Admettons. Ils ont l’air farouche en tout cas.

-Tu plaisantes ?

-Pas vraiment. Et là ?

-Le Spectre de la rose.

-Photo magnifique comme celles de toi quand tu apprenais la danse avec ces deux êtres captateurs. Tu me les donnes ?

-Non.

-Tu finiras par m’en donner.

-On verra.

Julian continuait, par instants, de le regarder comme Mads l’avait fait jadis mais il refusait d’en tenir compte. S’il l’avait fait, il aurait dû admettre que sa beauté pure suffoquait cet américain d’autant plus qu’il n’en semblait pas conscient.

-Donc, tes amours ?

-Je suis un danseur.

-L'un n'empêche pas l’autre. Tu es sentencieux parfois, monsieur Hamlet !

-Ne m'appelle pas comme ça ! Ne me ne crois-tu pas ?

-Si, mais tu es imprécis.

-C’est aussi bien.

-Comme tu veux ! Parlons de Nijinsky !

Erik avait un livre sur lui. Il en regardait les illustrations. Julian en savait plus sur les Ballets russes et le célèbre danseur que son colocataire mais il se taisait : c’est ce qu’avait à en dire le danseur qui était important.

-Tu veux peut-être savoir si la Beauté m’a assailli ?

-Oui, Erik.

-Oui. La première fois, j'étais enfant. Mon père nous a emmenés à Skägen où il avait vécu enfant. J'ai vu le rivage, la Baltique qui rencontre la mer du Nord. J'ai été saisi violemment. C'était mon premier instant de beauté. J'ai été traversé par la joie et là, j'ai voulu devenir danseur.

-Et après ?

-J'ai eu un professeur particulier au Danemark, une Finlandaise encore belle, exigeante. Une fois, je répétai une pièce avec elle pour un concours que j'allais passer. J'étais Albrecht dans Giselle. Et à un moment, cette même Beauté est venue. C'était si dense et rare ?

- Et la troisième fois ?

-Sérénade, Balanchine. Un bref moment sur scène. Seul. Mais Ce n'est pas tout. Enfant, j’ai vu quelques documentaires sur Vaslav et encore maintenant, je regarde dans ses photos, les postures qu’il a su prendre. Le Prince oriental de Shéhérazade, les danses siamoises…L’expression si extatique de son visage. Je voudrais m’approcher de ce visage, de ce qu’il dit…

-Tu t’en approches.

-Non, non ! Je suis très loin de lui ! Mais je me dis que j’y arriverai peut-être, que je saurais m’approcher de lui ; on m’a donné le Spectre et le Faune mais j’étais loin de tout.

-Je ne pense pas.

-Le danseur, c’est moi ; et moi, je le pense.

15 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Erik et Julian se découvrent.

 

Mieux valait ne pas insister et Julian eut l’intelligence de le faire.  Erik le questionnant beaucoup sur son travail, il fut prolixe.

-Quand je suis arrivé à Londres, j’ai constaté que ces anglais risquaient de ne pas me prendre au sérieux. Je n'avais pas les laisser faire, hein, Erik ! Je sais ce qu'ils pensent de nous, ces britanniques ! Toi, mon cher, tu es danois et les Anglais ne pensent pas grand-chose des Danois, c'est bien connu ! Bon, moi, j'ai fait le Boston Institute of Art. Regarde dans les guides : ça existe ! C'est une belle école snob qui existe depuis longtemps et on en apprend vraiment beaucoup de choses. Je suis restée trois dans cette école. Le prix qu'ils ont dû payer, mes parents ! Mon cher, je ne sais même pas si un danseur étoile pourrait y inscrire son fils, c'est dire ! Et après, j'ai travaillé avec Clive Mitchell, une sommité-américaine- qui m'a énormément appris sur la décoration d'un drame, d'une comédie et d'un opéra !

-Je ne connais malheureusement...

-Ni Boston, ni mon école ni ce décorateur ! Oh je sais, le Danemark est loin de tout !

Il était impossible de ne pas rire avec Julian mais son talent forçait l'admiration. Erik vit ses croquis et ses maquettes pour divers théâtres de Londres et pour l'Opéra. Il admira les espaces qu'il avait su créer pour Falstaff, La Traviata et L’Or du Rhin. Il fut conquis par ce qu'il avait imaginé pour Don Giovanni et pour les Noces de Figaro. Et les idées qu'il avait eues pour Billy Budd et Le Tour d’écrou de Benjamin Britten le frappèrent. Le talent de cet homme était singulier. Plusieurs fois, Erik demanda à voir ses projets ; il alla au spectacle aussi. Julian présentait sans difficulté son travail mais il n'aimait pas entrer dans les détails et Erik qui avait le sens de la pudeur n'insista pas ; de toute façon, si le jeune américain lui dérobait une facette, il lui en présentait une autre et celle-là était scintillante ! Il connaissait beaucoup de monde à Londres et il ne fut pas difficile à Erik de devenir très sociable. La raison en était simple : le logement qu'il partageait avec Julian ne désemplissait pas. Entre les actrices et acteurs, les danseurs, les metteurs en scène, les couturiers, on ne savait où donner de la tête. Et c'était sans compter sur quelques personnalités politiques, bon nombre de chanteurs et chanteuses, d'hôteliers et de restaurateurs et une escouade de jolies filles et de beaux garçons. On dînait tard, on buvait plus que de mesure et on chantait ou jouait du piano Et on faisait bien d'autres choses. Erik s'était amusé à Copenhague et Sonia l'avait fait beaucoup sortir mais ce qu'il voyait chez Julian dépassait de beaucoup ce qu'il avait connu. Voilà un homme qui savait inviter intellectuels et artistes et les inciter à revenir le voir !

Julian avait néanmoins une autre facette. Il organisait d’autres soirées où les couples se faisaient et se défaisaient à vive allure ; les nuits étaient pleines de couleurs étranges : celles des paradis artificiels. Erik voyait qu'on buvait et qu'on fumait et que des produits circulaient. Il n'était pas naïf. Il essaya un peu. Il fut rétif. Julian, il le comprit, l'était aussi. Ils avaient leurs carrières. Leur jeunesse, aussi. Au fond, ce qui valait la peine, c'était de croiser tant de monde, de pouvoir parler de tout et de rien et de rire facilement avant de consommer. Julian le faisait, pas Erik. Cette attitude, loin d’entraînait le dénigrement, suscitait plutôt la compétition.  Quoi, ce beau danseur était si attirant ! Qui le ferait céder ?  En quelques mois, il est vrai, Erik changea beaucoup. Il devint d'une sociabilité impressionnante ne manqua aucune des soirées de son ami. Il y fit beaucoup de connaissances et il louvoya avec facilité entre amour et amitié. Sa beauté, sa jeunesse et son aura de danseur l'aidaient à séduire facilement ceux ou celles qui venaient là. Il était avenant, charmant et Julian comprit rapidement qu'il donnait le change. Comment savoir si cet être brillant et beau qui semblait prendre tant de soins de vous voulait votre amitié ou votre amour ?  En réalité, il ne voulait ni l'un ni l'autre. Il attirait et repoussait joliment. Tant les jeunes filles que les hommes jeunes ! Avec quelqu'un d'autre qu'Erik, on aurait pris la mouche et on ne serait plus revenus mais il se montrait habile. Ceux-là même qu'il avait désappointés réapparaissaient vite. Ils finissaient par être complices. A Julian qui le connaissait bien, il ne pouvait mentir. Personne d’autre que lui ne voyait l'amoureux passionné et déçu qu'il avait pu être.  Il voulait être paradoxal et il l'était : on l'adorait pour cela. Il était tellement charmant, cultivé et raffiné que l'emmener au théâtre, au concert ou à des conférences était à coup sûr une démarche positive ! Beaucoup tentaient l'expérience et étaient déçus. On ne pouvait le séduire…

Julian finit par être direct.

-Tu n’aimes pas faire l’amour ?

-Je ne veux pas en ce moment.

-Ah ça, on s’en rend compte. Tu as le choix pourtant : hommes, femmes…

-J’ai eu des petites amies ici au début mais ça ne m’intéresse pas.

-Oui, ces filles sans intérêt ! Mais je n’invite que des gens intéressants, Erik, tu le sais…

-Je sais.

-Ceci dit, tu n’en fais rien !  Tu es un jeune homme détaché, rêveur, avec quelque chose qui captive. Ils te courent après, ils t'adorent tous ! Et tu réussis à les garder calmes. Tu es affectueux et détaché, c'est extraordinaire ! A chaque fois, je pense que quelqu'un va te coincer en affichant son désespoir amoureux mais tu restes naturel, amical ! Je ne sais pas combien de temps tu vas les tenir sous ton charme comme ça sans qu'ils ne s'énervent trop mais le fait est que tu es doué !

-Je cherche des amitiés.

-Non. Je crois que tu ne cherches personne. Ainsi, on ne t’atteint pas.

-C’est vrai, je suis très bien seul.

-Oui, on le dirait bien. Tu restes le jeune héros de la Sylphide !  Dans le monde, tu es « ici » mais nous tiens en respect. Quand tu danses, tu es « là » donc, tu échappes encore à tout le monde. Ce domaine de l'Idéal, nous ne l'atteignons pas. Cependant tu nous fascines « Ici et là » ...

-Je ne sais pas ce que tu veux dire.

-Mais si !

15 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Erik fascine Julian.

Julian était un homme adroit. Erik le fascinait. Il l’avait vu danser bien avant son arrivée dans l'appartement. Il tenait le rôle masculin de la Sylphide. Le décorateur avait tout de suite compris. C'était une chose de parler avec Erik et tout à fait une autre de voir sur scène cet être à la fois charnel et totalement aérien. A le voir effectuer des figures compliquées, faire ces sauts merveilleux, ces pirouettes, on s'émerveillait. Julian avait l'habitude des cantatrices, des chanteurs mais aussi des danseurs : il savait faire la différence. A Covent Garden, c’était lui qu'on regardait ! Julian comprenait cette finlandaise et ce russe qui lui avaient appris avec rigueur ce qu'ils savaient et avaient vu ce don qu'il portait. Comme ils devaient être fiers !

-Comment fais-tu ? En général, celui qui brille sur scène est quelconque dans la vie...

-Ah ?

-En général oui. Dans ton cas, non.  Tu te vois ici et tu te vois sur scène ?

-Non.

- Bien sûr que si, tu me comprends ! Tu sais, je vais souvent te voir danser.  Tu es si magnifique ! Dans un autre monde, vraiment. Tout vient de là...

-Je danse. Je suis un danseur classique et...

-Et tu fais ton travail ? Allons Erik, pas avec moi !

-Je veux le meilleur car la danse le veut !

Mais il finit par se relâcher et eut quelques petites amies que Julian entraperçut. Son attachement pour Erik était tangible désormais et il le laissait paraître mais il gardait ses distances. Cette rigueur poussa Erik à lui faire des confidences.

-Tu voulais savoir ce que j’ai vécu au Danemark, qui j’ai aimé…

-Tu me le dirais enfin ? Moi, je te l’ai dit : j’ai eu deux liaisons importantes, des hommes très bien dans chaque cas. Mais j’ai rompu avec l’un et l’autre. Tout s’établissait si vite ! Et toi ?

-Oui, j'ai été amoureux.

- D'une femme ?

- Oui. Une danseuse. On travaillait ensemble.

- Ah, je vois…Elle était jalouse de toi !

-Professionnellement, oui.

-Oh, je la comprends ! Quelle déception de ne pas avoir hérité soi-même d'un tel don ! Tu es d'une telle grâce et d'une telle expressivité ! Tout passait sur ton beau visage fardé : la joie, l'amour, le regret, la tristesse...Et tu emportes tout le monde dans la beauté de la danse. Tu es là, vraiment, dans l'instant où on te regarde !

-Elle n’était pas si lyrique ; en fait, elle m’a quitté pour un homme un homme plus âgé et qui avait de l'argent.

-Navré, Erik. Non, tu vois, je ne te sers pas un laïus sur les femmes de mauvaise vie…Et sinon ?

-J’ai connu un homme avant elle.

-Un chorégraphe ?

-Non, un pilote de ligne.

Julian ne put s’empêcher de rire mais Erik semblait en difficulté. Qu’il lui fît cette confidence lui demandait beaucoup.

-Il avait la quarantaine. C’était dur ; je n’aime pas y penser. Il était souvent triste, il criait beaucoup. Je l’ai supporté un temps et puis j’ai été excédé : il voulait tout le temps des preuves d’amour.

-Tu as rompu.

-Oui mais il est mort.

-Peut-être était-ce mieux.

-Non, il s’est donné la mort.

-Ah ! Tu veux poursuivre…

-Non.

-Merci de m’avoir confiance et t’être confié à moi.

Julian pensait qu’Erik le regarderait avec bienveillance mais ce fut l’inverse. Son regard était dur. Il disait : ce que je viens de te dire ne t’autorise pas à m’aimer. Tu as compris ? Ne m’aime pas. » Le décorateur en fut presque alarmé.

15 juin 2024

Erik N / Le danseur. Rencontrer Jane Hopkins, la ballerine admirée.

 

Toutefois, le danseur changea de cheval de bataille. Il voulait rencontrer une ballerine qui efface l’image négative de la première.  Il se concentra sur sa ballerine. Il la chercha. Et elle vint. Jane Hopkins, quarante-deux ans, anglaise. Elle était bien plus âgée que lui mais quand il la vit, il fut surpris. Elle habitait Mayfair tandis qu'avec Julian, il vivait à Hampstead. N'ayant dansé qu'avec des ballerines de son âge ou un peu plus âgées que lui, il fut surpris qu'elle le sollicite. Elle était plus petite que lui, était restée mince et se maquillait peu. A qui a une vingtaine d'années, une femme de son âge et de sa condition peut paraître impressionnante. Dans le cas de Jane Hopkins, il y avait de quoi. Fille de diplomates, elle avait vécu en Chine et au Japon avant de se fiancer très tôt et de force avec un « Sir » quelconque qu'elle avait éconduit. Il n'acceptait la danse que comme une agréable et intrigante formation mais tenait à ce qu'elle abandonne tout. Elle avait trop lutté pour être une bonne danseuse classique et tint bon. Elle rompit ses fiançailles, laissa dire et poursuivit sa carrière. On la programma longtemps dans de nombreux rôles en Angleterre et ailleurs. Sa réputation resta longtemps sans tâche mais quand Erik la rencontra, elle n'était plus la même. On pouvait la prendre pour une grande bourgeoise émérite, son mari étant ambassadeur du Paraguay à Londres, mais certainement pas pour une grande danseuse. Elle l'avait été, voilà tout. Elle reçut Erik avec beaucoup de gentillesse et s'excusa de la simplicité de son invitation. Son mari et elle avaient passé quinze ans dans une somptueuse maison mais il leur était venu l'idée de déménager. Le nouveau logis était ravissant mais que de travail ! Ils s'y prenaient mal, elle surtout. Tout n'était que cartons et pièces encore condamnées. Pour Erik, elle mentait car c’était un espace splendide mais elle hésita :

-Je viens de vous voir danser et j'ai vraiment envie de faire votre connaissance mais ce lieu de vie est peu présentable. Ce sera donc une invitation impromptue !

-Cela ne me dérange aucunement !

-Oh, bien ! Aimez-vous le thé ?

 -Bien sûr !

- Vert ? Fumé ?

-Je préférerais du thé fumé.

-Bien. Alors, il y en aura !

Elle le sidéra quand il la vit. Elle se tenait très droite, portait un chemisier blanc très ouvert et une jupe droite. Elle était sans bijou mais portait de hauts talons. C'était une vraie femme de rang. Le sentant intimidé alors même qu'il était imperméable à l'effet qu'il lui faisait, elle fit les choses elle-même. Elle l'invita à s'asseoir sur un grand canapé blanc et servit dans un somptueux service qu'il crut issu de la Russie impériale, un thé des plus délicieux qu’on ne lui ait jamais servi. Tandis qu'elle lui proposait du sucre et du citron, il la regarda sans la trouver classiquement belle mais il fut séduit par son visage ovale et ses grands yeux bruns.   Elle-même était aux aguets car elle lui dit :

-Vous êtes très jeune. J'ai fait une carrière plus qu'honorable. Les grands ballets classiques que vous connaissez bien et quelques incursions dans d'autres domaines. Tout cela est fini. Je m'obstine encore sur scène !

-Vous vous obstinez ? Mais pas du tout !

Elle fut saisie.

-Mon âge.

-Dans votre cas, non.

Elle dut se faire violence pour cacher son trouble.

- Alors, je peux être sincère ?

- Oui, bien sûr.

-Voyez-vous, j'ai adoré danser le Sacre et L'Oiseau de Feu.  Et ce dernier ballet, je voudrais le danser avec vous. Soyez le prince et permettez-moi d'être l'oiseau incontrôlable...

-Stravinsky, Fokine, Karsavina...

-Ce serait une belle collaboration !

Il paraissait sincèrement subjugué. Blond, joliment vêtu comme on peut l'être à son âge, elle le trouvait délicieux. Où avait-il déniché cette chemise blanche, ce pantalon gris informe et cette veste cintrée ? Et ce feutre gris et cette écharpe rouge ? Sur lui, c'était magnifique et ce beau visage, cette blondeur, ce dandysme. Elle craignait qu'il ne vît son trouble mais lui était tout à ce ballet.

- Schauffus serait ?

- D'accord, oui. N'ayez pas d'inquiétude. Mais c'est vous ?

- Vous me demandez si je devrais être d'accord ?

- Oui !

- Mais naturellement, c'est un grand honneur !

-Un honneur ? Danser avec une ballerine qui a presque le double de votre âge ?

Il ne pouvait être sincère mais quand il se mordit les lèvres de façon enfantine avant de reformuler son acquiescement de façon ferme, elle sut qu'il l'était et en fut bouleversée. Il était redoutablement beau et c'était un bon danseur. Et c'était lui qui se sentait honoré...

Ce furent des répétitions étonnantes. Comment faisait-elle ? Il avait revu chez elle à Londres, une femme qui ne manquait de rien, portait un tailleur gris et des bijoux discrets. Or, en justaucorps, les cheveux tirés en arrière, un trait d’eye-liner noir lui agrandissant les yeux, elle n'était plus cette « dame » bien nantie mais une créature plus souple, plus rebelle et éminemment vivante. Ils devaient danser tout le ballet. Les répétitions se succédant, ils se voyaient différemment. Elle avait de petites mèches qui tombaient sur sa nuque et ce détail le touchait car elle ne pouvait le voir. Pendant les pauses, elle ne se défaisait pas de son élégance, chacun de ses gestes restant gracieux ; il aimait ses tenues de répétition, son maquillage léger, ses jambières et ses petits cache-cœurs sans savoir qu'elle était captivée par sa jeune beauté et une magie sexuelle que le rôle rendait plus saillante. Quand il hochait la tête, ses cheveux blonds bougeaient. Il se dégageait de son corps en arrêt une virilité non encore abîmée, une vraie virilité de jeune homme et elle aimait cela. Il y avait longtemps qu'elle n'avait plus ce bonheur d'être séduite par un jeune faune qui ne sait pas à quel point il peut troubler...

Julian le questionna :

- C'est bien, n'est-ce pas ?

- Oui !

- Ton rêve se concrétise ?

- Oui, elle est si professionnelle !

- Oh, tu recommences ! Bon, raconte-moi L'Oiseau de feu, tu veux ?

-Ivan Tsarévitch réussit en fait à capturer l’Oiseau de feu dans l’arbre aux pommes d’or du jardin de Kachtcheï et, en échange de sa liberté, l’Oiseau de feu donne une de ses plumes enflammées à Ivan en lui disant qu’elle lui sera utile. La porte du château de Kachtcheï s’ouvre et treize Princesses sortent, dont la Princesse de la Beauté Sublime.

 -Donc, elle est transformée quand elle danse avec toi !

-Oui, elle est merveilleuse. Oui, elle est changée.

-Continue l'histoire !

-Tu te fiches de moi ! Tu la connais par cœur.

-C'est exact mais je ne moque pas de toi. Je veux que ce soit toi qui racontes...Je t'en prie !

-Bref : elles jouent avec les pommes d’or et celle de la Princesse de la Beauté Sublime tombe dans un buisson derrière lequel s’est caché Ivan. En la récupérant, elle le voit et ils tombent amoureux. Les Princesses retournent dans le palais et Ivan, ne pouvant vivre sans la Princesse de la Beauté Sublime, tente d’entrer dans le château, ce qui déclenche le carillon magique. Il est capturé par les gardiens de Kachtcheï. Celui-ci arrive et le questionne mais Ivan lui crache au visage. Il est alors placé contre un mur de pierre et Kachtcheï débute l’incantation qui le changera en pierre. Soudainement, Ivan se souvient de la plume de l’Oiseau de feu. Il l’agite et l’oiseau apparaît, rompant le sortilège de Kachtcheï. Ivan et la Princesse sont mariés et couronnés Tsar et Tsarine.

-Tu vois, tu racontes parfaitement !

-Cette ironie...Évidemment, tu as déjà fait des décors pour ce ballet !

-Bien sûr ! Mais c'est une histoire que j'aime ! Dis-moi, Il vous fait souvent répéter tous les deux ? Si oui c'est bien. C'est ta chance, regarde-là !

-Je danse avec elle. Quelquefois, je la regarde...Enfin, je la regarde très souvent...

-C'est bien ! J'attends la suite...

15 juin 2024

Erik N / Le danseur. Partie 1.

3 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Londres et Jane Hopkins, la danseuse adorée.

 

6. Londres. Julian et Jane.

Erik vit et danse à Londres; il cohabite avec Julian. La ballerine Jane Hopkins le fascine et il tombe amoureux d'elle, refusant de se soucier de la différence d'âge entre eux.

Ce furent des temps merveilleux. Il n'avait jamais vu une danseuse s'ouvrir autant à lui et à la danse et se montrer si accomplie. Son visage qui n'était pas si beau se transformait quand le rôle la prenait et lui qui avait été si froid ou distrait, en avait conscience. Quand la première vint, il fut tendu. La troupe s'était entraînée plus que de mesure. Il y avait tant de gens connus dans la salle ! Tant de plumes prêtes à être acerbes, de langues prêtes à médire ! Ils dansèrent. Le lendemain, il lut que l'ensemble de la critique appréciait le ballet à des degrés divers mais qu'en revanche, le couple qu'il formait avec Jane Hopkins avait frappé les esprits.

« Il est remarquable, écrivait Edward Burnes pour le compte du Times, que Jane Hopkins, cette ballerine si connue des Anglais et qui se disait prêtre à prendre sa retraite se soit montrée ce soir si à son avantage. La voir danser avec Erik Anderson qui nous vient du Danemark est un spectacle extraordinaire qu'on ne laisserait pas de revoir. Rapide, sûre et toujours juste, Jane Hopkins est comme entourée de grâce. Techniquement exigeant, ce rôle lui va merveilleusement. Quelle danseuse subtile et nouvellement épanouie ! Dans le rôle du prince, son compagnon surprend. Sa prestation n'est au-delà des capacités d'aucun danseur de son niveau mais Erik Anderson est infiniment plus que cela ! Sa danse est magnifique et ce qui l'est plus encore, c'est la performance électrisante qu'ils ont livrée ! Personne n'était dupe dans le public : c'était un grand moment. »

Et pour le compte d'un magazine très snob consacré à la danse classique, un journaliste du nom de John Darlington écrivit :

« Il y a peu de temps Jane Hopkins nous confiait vouloir quitter la scène et certainement vouloir le faire par une soirée d'adieu, exercice périlleux s'il en est ! Quelle n'est pas notre surprise de la découvrir si transformée, si illuminée dans cet Oiseau de feu qu'elle n'avait jamais abordé de cette manière ! Nul besoin désormais de verser dans l'hagiographie sans nuances ; Jane Hopkins est l'héroïne du jour. Succédant à tant de ballerines qui ont, avec des talents divers, incarné le bel oiseau, elle fait preuve d'une technique sans défaut et d'un lyrisme aussi précieux que magnifique. Son oiseau, tout en bondissements et frémissements est merveilleux. Mais il nous faut parler d'Erik Anderson ! Si ses prédécesseurs ont redoré le blason du danseur classique qui était souvent réduit à un rôle de porteur et rééquilibré le couple danseur- ballerine, il semble bien que ce jeune danseur signe une prestation remarquable. Jane Hopkins se surpasse à ses côtés. Tous deux forment un couple prestigieux tout autant qu'inattendu. A l'évidence, ce jeune danseur va nous surprendre ! »

Julian, qui avait assisté à la première, commença par plaisanter quand il se retrouva seul avec Erik, après la représentation et un dîner très mondain.

-Les critiques anglais ! Quel pays ! Comment peut-on s'exprimer comme ce sieur Darlington ! On navigue entre l'oraison funèbre et le panégyrique fellinien !

Erik éclata de rire :

-Tout de même pas. Tu sais, je ne lis pas trop les critiques. Mais il n'a pas parlé comme ça. Il est snob, c'est sûr et il dit du bien de Jane !

-Ah bon ? Tu l'appelles Jane maintenant ! Et tu ne lis pas souvent les critiques ?

-Non, elles me touchent trop !

-Tu n'as que des compliments !

- Ne crois pas cela ! Personne n'aime lire qu'il aurait dû être meilleur, qu'il n'a pas si bien fait ! Tu n'es pas danseur !

-Non.

-Et bien si tu l'étais, tu les entendrais, ces critiques. Il faut beaucoup travailler pour être un danseur de bon niveau et il n'est pas permis de se relâcher. Peu d’alcool, de fêtes, de cigarettes…

-Revenons au sieur Darlington : il dit surtout du bien de toi. Et les autres critiques sont de même.

-Peut-être bien...

-Cela signifierait-il que Miss Hopkins...

-Arrête immédiatement : elle est magnifique.

-Bien sûr !

3 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Erik amoureux de Jane Hopkins.

 

Il était difficile de savoir ce qu'Erik pensait vraiment. Lors de la réception qui avait suivi la première, il avait été photographié longuement au côté de Jane Hopkins qui semblait rayonner et si Julian était sûr d'une chose c'était bien celle-là : la rencontre avec ce danseur blond aussi charmant qu'inflexible avait transformé la danseuse ; il l'avait vue charmeuse, blessée, impériale, séductrice auprès de son jeune partenaire ! Qui aurait vu en elle une danseuse sur le déclin ! Elle était extraordinaire de technique et de précision et de ce point de vue, pas en retrait sur lui. Et il y avait cette sensualité qu'elle avait souvent dû réprimer, cet élan sexuel même qu'elle lui jetait à la figure. Quelle superbe ! Julian en restait stupéfait. Bien des danseurs auraient reçu cet hommage avec une certaine distance lui semblait, lui, être très concerné. Il allait la faire tomber. Une question de jours.

-Tu as vu que le « mari » vénézuélien n'était pas très bavard. Sentirait-il la naissance d'une idylle ?

-Oh mais que veux-tu qu'il sente ! Et puis, il n'est pas vénézuélien mais colombien, tu le sais, et il s'est blessé. Il aime chasser. Je ne sais pas, un mauvais coup...

-Oh non ! Il « chasse « ! Un « mauvais coup » ... Quel sens des formules ! Tu es extraordinaire ! Bon, je n'insiste pas. La désires-tu ?

-Oui.

-Elle te désire follement.

-Julian, elle est merveilleuse. C'est ma ballerine. Celle que je voulais.

-Et tu feras... avec elle ?

-Tu m'as posé une question ? Je n'ai rien entendu.

Il changeait. Un an en Angleterre et une telle transformation ! Le beau jeune homme à la fois concentré sur son art et si festif qui les rendait tous amoureux gagnait en profondeur. Quand son contrat se termina, il leur sembla à tous que le temps avait passé vite. Il y avait ces ballets différents et surtout cet Oiseau de Feu. Il y avait cette femme qui devenait si jeune quand elle le voyait et qui l'impressionnait comme danseuse, et cet américain brillant avec qui il avait tant partagé. Ils regrettaient qu'Erik fût désireux de partir. Ils se reverraient, à coup sûr. Sentant approcher le départ de son ami, Julian multiplia les allusions à son orientation sexuelle, comme pour le sonder directement, ce qu'il n'avait jamais fait. Ces provocations auraient irrité Erik si elles étaient venues de quelqu'un d'autre que lui mais il les acceptait de son ami car sa façon de faire était drôle et brillante :

-Dis-moi, délicieux colocataire, n'as-tu pas remarqué que mes derniers invités, tous de beaux jeunes hommes et de belles jeunes femmes, t'ont regardé avec intérêt et appétit ! Ils ont tant regretté que tu ne restes pas parmi nous !

-J'étais fatigué.

-Oh, quel dommage !

-Tu connais ma vie, Erik, je ne me cache pas. Toi, si…

-Je ne cache rien.

-Si, tu ne penses pas qu’on devrait vraiment se parler ?

-Mais on se parle !

Julian gardait son calme et son ironie. Le retrait prudent de son ami le faisait sourire.

Erik, avant de partir, alla voir Jane chez elle une après-midi où elle était seule. C'est elle qui l'avait invité et il n'était assez sot pour ne pas comprendre la teneur d'une telle invitation.

-Je vais tout de même mettre fin à ma carrière mais la donne est changée car vous avez dansé L'Oiseau de feu avec moi. C'est désormais un départ heureux.

-Vous pouvez danser encore, vous êtes magnifique !

-Justement ! Ils se feraient un tel plaisir de dire que je ne le suis plus quelques mois après un triomphe...

Elle portait un chemisier de soie à col ouvert et une jupe grise, des talons sages. A peine maquillée, elle portait un parfum de luxe délicieusement fleuri. Elle ne pensait qu'aux fines rides qui étaient apparues autour de ses yeux alors qu'il ne voyait que les petites mèches sur sa nuque et la ligne de ses seins sous le tissu du corsage. Elle était en train de ranger de tasses de thé sur un plateau quand il se leva et il sentit immédiatement son trouble. Les tasses venaient de s'entrechoquer, ce qui n'aurait pas dû être. Il se trouva face à elle et elle le surprit une fois de plus. Il était si charmant qu'il lui était impossible de lui résister mais lui semblait plutôt embarrassé et en attente. Elle posa donc ses deux mains sur ses épaules et se blottit contre lui. Il était tellement jeune ! Elle entendait son cœur battre à tout rompre et en était émue. Les hommes faits ne sont plus ainsi, ils ont oublié leur jeunesse. Il l'embrassa et ce fut un moment doux et frémissant. Il crut avoir été suffisamment audacieux et s'apprêtait les lieux quand elle l'attira à elle. Elle lui prit son visage entre ses mains et murmura en le regardant :

-Oui, oh oui.

Ils firent l'amour deux fois dans une chambre d'amis tendue de blanc et avant de la pénétrer, il lui serra les seins pour en faire saillir les pointes. Elle était émouvante, très abandonnée et en même temps pudique et émue. Elle eut, pour se redresser après l'amour un beau mouvement d'oiseau et elle posa longuement sur lui ses yeux bruns. Il y avait de tendresse entre eux et l'émotion les envahit. Il la serra dans ses bras avant de quitter le lit.  Mieux valait le faire, elle était prête à pleurer.

-Je vous écrirai, Jane. Je n'oublierai pas.

-Vous êtes à un âge où on oublie si vite, Erik.

-Non, ce qui s'est passé aujourd'hui, je ne pourrais l'effacer de ma mémoire. Je n'ai pas dit que je vous écrirai sans cesse mais je garderai le contact.

-J'ai un mari volage. Je pourrais m'attacher à vous.

-S'attacher au danseur avec qui vous avez resplendi sur scène, est-ce mal ?

-Non, en effet.

Il l'embrassa sur le front en partant et n'oublia pas son regard radieux et confiant. Elle le lavait de Sonia, il le comprenait.

Julian comprit tout de suite que les jeux étaient faits. Observant son danseur, il fut d’une ironie différente, piquante et non douce.  

-Hopkins. Mission accomplie.

-Ça ne mérite même pas de réponse ! 

C'était très juste mais Julian voulait rester dans la dérision et se contenta d'une grimace. Erik insista.

-Tu ne vois pas la beauté des femmes ?

-Question trop perfide.

Cette fois, ce fut Erik qui grimaça. Plus rien ne fut dit. L'abandon de Jane Hopkins resta en lui des mois durant comme un don merveilleux et plus tard, il tint sa promesse.

3 juin 2024

Erik N / Le Danseur. Partie 1. Fin de partie à Londres.

 

L'heure de son départ était venue, son contrat à Londres étant arrivé à échéance.  Il le fêta avec de nombreux amis mais les deux derniers soirs, Julian et lui dînèrent ensemble. Le décorateur avait retrouvé sa retenue et son tact. Ils se firent des cadeaux sages, échangeant des livres. Le dernier soir, le décorateur mit des chandelles partout et servit un dîner dans de la vaisselle rouge. Il assura Erik qu'il vendrait comme il l'avait promis ce que le jeune homme ne souhaitait pas garder et qu'il lui enverrait ce qu'il demandait. De ce qu'il ressentait, il ne dit rien, redevenant le colocataire facétieux et plein d'humour que des mois durant, il avait cherché à être. Toute ambiguïté avait disparu et Erik crut vraiment que tout était changé. Toutefois, Julian insistant beaucoup pour le conduire à l'aéroport, il céda. Après tout, ils étaient amis. Erik gagna sa chambre et s’allongea pour la dernière fois dans son lit où il s’endormit. Au milieu de la nuit, il se réveilla en sursaut ; il aurait juré que Julian était entré et l’avait contemplé dans la pénombre. Il ne s’était rien passé de concret mais cette contemplation était une prise de possession. Il y avait un an déjà qu’ils se côtoyaient et jamais le décorateur n’avait jamais son projet : il aimait Erik et le voulait. Au matin, cependant, quand le danseur le questionna, il fit mine de ne pas comprendre. Ils chargèrent les valises d’Erik à l’arrière de la voiture et partirent. Ils bavardèrent sans cesse pendant le trajet puis se garèrent dans un parking souterrain. Il était convenu que le danseur ne voulait pas d'au revoir cérémonieux et qu'il irait seul dans les halls de l'aéroport mais alors qu'il allait descendre de voiture, Julian le retint et l'embrassa sur la bouche sans crier gare. Le baiser dura et quand ils s'écartèrent l'un de l'autre, l'émoi d'Erik était palpable. Il ne reconnaissait pas Julian, le nonchalant décorateur avec qui il avait tant ri. Celui-ci, s'il l'avait pu, l'aurait pris sur place. Violemment troublé, il regarda son ami qui ne fut pas désarçonné :

-Dis-moi, Erik, un de ces jours, tu vas finir par comprendre ? Le lien que j’ai avec toi est fort. Et toi ?

-Mais moi, tu sais bien !

-Tu es sûr que je ne t'attire pas ?

-Tu ne peux pas m’attirer.

-Si mais tu t’en défends.

-Mais pas du tout !

Julian l’embrassa de nouveau, longuement et avec adresse.

-Alors ?

Le danseur s'abstint de répondre et partit aussi vite que possible. Mais la douceur de l'haleine de son ami et la tiédeur de sa salive lui restèrent longtemps en mémoire avant qu’il ne décide d’oublier. Seulement, il ne le put pas. Il se souvint d’un petit matin où il trouvé Julian dans la cuisine. Il portait une chemise sans cravate et avait les cheveux en bataille. Erik s’en était trouvé décontenancé.

-Tu as l’air très fatigué…

-Normal. C’est fatigant.

-Quoi ?

-Mais la chasse, Erik…

-Tu as une griffure sur la joue…C’est une griffure ?

-Oui, Erik. J’ai couru vite pourtant et j’ai cru le prendre au piège mais tu vois, il s’est défendu. Comme toi, sans doute, avec ce pilote danois…

-Je ne l’ai pas griffé à la joue !

-Que c’est joliment dit ! A mon avis, tu l’as atteint d’une autre façon.

-Comment ça ?

-Rien Erik, rien.

Julian avait ce regard rusé qui le déstabilisait tant. Était-ce celui d’un prédateur ? Non, ce n’était pas un simple chasseur. Il était bien plus adroit et expérimenté que l’un d’eux.

Alors, qu’est-ce que c’était ?

En arrivant à Copenhague, il l’ignorait encore.

3 juin 2024

Erik N/ Le Danseur Partie 1. Retour à Copenhague. Le Danseur qu'on adule.

 

Il avait failli perdre le Ballet Royal du Danemark car son séjour prolongé en Angleterre avait duré plus de prévu mais en fin de compte, il le retrouvait. Il était le danseur étoile qu'on adulait et il avait vingt-trois ans. Sa période anglaise l'auréolait d'un charme particulier et une plus grande assurance lui était venue. Henning Kronstam était alors le maître de ballet de la compagnie et celui-ci prit un grand essor. Le Festival de Bournonville qui avait lieu depuis plusieurs années donna à la troupe un éclat tout particulier. Erik dansa Martha Graham, Merce Cunnigham et de nouveaux chorégraphes. Il retrouva avec bonheur Georges Balanchine et s'écarta un peu des classiques. Immuablement ponctuel, il s'entraînait, apprenait et ne se montrait jamais désagréable. Il n'en avait pas besoin car il était entouré d'un respect que Londres lui avait conféré. En outre, il sentait qu'on était honoré de danser avec lui, qu'on recherchait ce droit comme une faveur et qu'on cherchait comment l'atteindre. Il n'était plus vraiment le charmant animal mondain que Julian avait vu naître mais il lui restait une sorte de verni. En société, conscient de sa beauté et de son art, il était brillant. A l'ordinaire, il restait sur sa réserve. Beaucoup étaient jaloux mais se taisaient. Très applaudi, très admiré, il en imposait.

Il revit les siens, souvent. Sa mère, que les années rendaient plus sereine et souriante se montrait intimidée. Elle semblait vouloir percer son secret et le questionna souvent. Un jour, elle lui demanda :

-Alors, c'était Skägen, la rencontre des deux mers, c'était là, ta décision ?

Il était assis près d'elle dans un nouveau logement où elle vivait avec son père, un appartement à l'évidence cossu mais impeccablement décoré dans un quartier inattendu, un peu reculé mais joli, Amager.

-Oui, les couleurs qu'il y avait. Les peintres, aussi, tu te souviens ?  La femme en blanc qui rêve dans sa chaise longue ? Soren Kroyer. Il m'a toujours plu. Les autres aussi...

-Oui, les enfants sur la plage, le couple de promeneurs...

-C'est parti de là, l'excursion avec ton père ?

-En partie. Maman, pourquoi est-ce important ?

-Il faut bien une origine. Je voudrais savoir. Ton père aussi...

Erik avait toujours eu une communication limitée avec son père mais désormais, ce n’était plus le cas. Chacun avec ses limites arrivait à parler à l’autre.

-Ah, c’est sûr, je pensais à coiffeur ou restaurateur à la mode. Ce genre ! Mais tu es un danseur classique et c’est très bien ! Tu sais, mon père était pêcheur et il est mort en mer. Mes trois  frères et moi avons été séparés et moi, j’ai bien réussi dans le domaine que je suis choisi. Je me suis battu.

-Moi-aussi.

-Oui, Erik, je le sais.  En tout cas, tu es exceptionnel. Pendant un moment, j’ai regretté d’avoir tant dépensé pour tes cours de danse !

-Et maintenant, non ?

-Non.

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Moi, je sais d'où souffle le vent. Ecrits sur la danse.
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